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Benjamin Sire: «La démocratie vacille sous les assauts de la société du spectacle et de l’âge identitaire»

Le député Joachim Son-Forget à l’Assemblée nationale, janvier 2019 THOMAS SAMSON/AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - Benjamin Sire livre une réflexion désabusée sur l’actualité politique française, dont les derniers soubresauts lui font craindre le pire pour la démocratie.

Benjamin Sire est compositeur. Il est membre du Conseil d’Administration du Printemps Républicain.


C’est au minimum avec incrédulité que nous pouvons tourner les pages de l’actualité récente, dont l’épicentre a pour nom le réseau Twitter. Cela commence par le tragique, avec l’affaire Mila, dont nous vous épargnerons une nouvelle fois le récit des faits, que nous avons déjà relatés ici. Puis le tragique se noie dans le marigot de l’abjection ridicule avec la chute de Benjamin Griveaux, victime d’un revenge porn à l’américaine que l’on croyait réservé aux footballeurs, où s’abolit définitivement toute frontière entre vie publique et privée. Puis l’abjection se retire, laissant la place au seul ridicule quand le débat politique se cristallise autour des éventuelles candidatures à l’élection présidentielle de Cyril Hanouna et de Joachim Son-Forget, l’insatiable bouffon du «nouveau monde» (et acteur central de l’affaire Griveaux). Pendant ce temps, main dans la main de celle de Son-Forget, Alexandre Benalla pérore à coups de tweet humoristiques, applaudis par cette cour grotesque que jadis Saint-Simon croquait avec une imparable acidité.

Benalla, faux clown et personnage central de la déliquescence de l’État, qui, à l’heure où le bagout écrase la morale, en arriverait presque à faire oublier qu’il est de tous les mauvais coups qui affaiblissent la démocratie.

La démocratie? Parlons-en, parce que c’est bien elle qui vacille sous les assauts conjugués de la société du spectacle et de l’âge identitaire.

Un système que nous pensions inébranlable est en train de s’effondrer.

Quand partout les populismes se voient plébiscités (sans que l’on envisage ici de les juger), quand certains élus de la République passent leurs temps à participer à des coups de force contre les institutions, quand un président normalement élu voit constamment sa légitimité questionnée, quand des activistes se parent du sésame du journalisme pour tordre le réel et imposer leurs vérités militantes au prétexte qu’ils possèdent un Iphone, quand des politiciens, jusqu’au gouvernement, ergotent sur la liberté d’expression et sont prêts à lâcher du lest aux contempteurs du blasphème, quand la censure s’avance sous le masque du progressisme, quand, de la part des institutions comme de la société civile, la violence phagocyte l’argumentation... Quand tout cela arrive, cela indique qu’un système que nous pensions inébranlable est bien en train de s’effondrer.

Plus l’Histoire accélère à une vitesse exponentielle, plus la masse d’informations délivrées nous submerge, plus nos cerveaux sont sollicités, moins nous sommes capables de recul et de mettre les faits en perspective. On en oublierait presque que cette démocratie chérie, dans la forme que nous lui connaissons, n’est peut-être qu’un épiphénomène de l’Histoire, que tous les modèles de société, tous les régimes, ont dans leur nature même le fait d’inspirer une réaction destructrice. La démocratie, sans doute davantage que tous les autres, parce que justement elle laisse à chacun le droit d’en contester l’existence. Il y a peu, dans une émission sur la chaîne Paris Première, le philosophe Raphaël Enthoven notait que «Le paradoxe de la démocratie c’est qu’elle ne promet qu’elle même.[...] Personne ne veut décemment en sortir.[...] Tout le monde veut pouvoir la critiquer, même dire qu’elle est une dictature.[...] Elle produit le désir d’adversité qui nous manque. Le résultat de ça, c’est le populisme.».

Sauf que, si nous souscrivons en partie à cette analyse, la conséquence d’une éventuelle généralisation de ces populismes marquera la fin de cette démocratie, dont il n’est pas si évident que personne ne veuille «décemment en sortir».

La revendication individuelle rencontre le désir d’ordre et fait le lit des populismes.

Sur ce thème, le professeur de théorie politique à l’Université d’Harvard, Yascha Mounk, a publié en 2018 un livre choc intitulé Le peuple contre la démocratie. Dans cet ouvrage brillant, Mounk nous rappelle que «les électeurs ont toujours exprimé leur dégoût à l’égard de certains partis, hommes politiques ou gouvernements ; à présent, la plupart d’entre eux sont lassés de la démocratie libérale elle-même.» Il nous apprend que, selon ses recherches, aujourd’hui moins d’un tiers des millenials américains considèrent comme «important de vivre dans une démocratie», et qu’une personne sur six pense que vivre sous la domination d’un régime militaire serait une bonne chose. Le constat est en apparence effrayant, mais il témoigne avant tout d’une polarisation de la société et d’un choc tellurique entre des aspirations pour le moins paradoxales.

À l’heure de ce que le philosophe et fin observateur des mutations sociales, Denis Maillard, nomme la société de marché, qu’il définit comme «une société de droits individuels et d’intérêts particuliers qui cherchent à s’équilibrer comme sur un marché», les citoyens voudraient d’un côté se passer de toute représentation dans une quête sans limite de droits et de reconnaissance, et de l’autre obtenir une totale protection régalienne sans rien donner en retour. Finis les corps intermédiaires, les institutions ou associations structurantes ; chacun est un objet politique à lui tout seul qui voudrait éructer son «moi» à tout propos sans prétendre à une quelconque spécialisation, et être reconnu directement par un pouvoir qui, lui aussi, s’exempterait de toute intermédiation. C’est ainsi que la revendication individuelle rencontre le désir d’ordre et que les populismes font leur lit. Les politiciens eux-mêmes, de Sarkozy jadis à Trump aujourd’hui, passent leur temps «à affirmer [leur] dédain pour les principes constitutionnels les plus élémentaires» et les institutions, comme le rappelle encore Mounk. Le leader s’adresse directement au peuple qui, en retour, tente d’en faire de même. Pendant ce temps, les organes de représentation légitimes se prennent les pieds dans le tapis de la société du spectacle et justifient leur disqualification, autant qu’ils préparent le terrain de leur disparition et la mise sur orbite, en plus des populistes, de clowns tristes et autres aventuriers, tels Juan Branco ou Taha Bouhafs, qui se sentent pousser des ailes égotiques et confondent audience médiatique et compétences politiques.

Tout va trop vite pour nos cerveaux, constamment ballottés sur une mer d’informations non hiérarchisés.

Une autre dimension vient exacerber le phénomène et nous en fait revenir aux réseaux sociaux et au règne de l’image. Plus les messages délivrés sont nombreux, courts et cinglants, plus les images sont livrées de manière brute ou montées selon un certain angle militant, plus le facteur émotionnel prend le pas sur toute forme d’analyse et d’intelligence (au sens propre). C’est le triomphe du ressenti si cher à Cyril Hanouna. Rien n’échappe à la société de la transparence, mais tout est fugace, fugitif, immédiatement commenté et aussi vite oublié. Notre quotidien est fait d’un mélange d’indignation et d’amnésie, d’instantanés vides de sens mais non exempts de réactions. Tout va trop vite pour nos cerveaux, constamment ballottés sur une mer d’informations non hiérarchisés, et nous devenons tous fous, sans conscience de nos désirs et de nos besoins, sans savoir ce qui oriente réellement nos pensées et si elles nous appartiennent vraiment.

L’idée démocratique ne sera bientôt qu’un lointain souvenir et nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer.

Alors, souvent, en pareil cas, tout fébrile de notre liberté sans objet, nous nous tournons vers la figure du chef, parfois de l’aventurier, vers cet ordre fantasmé qui viendrait siffler la fin de la récréation, vers ce supposé magicien qui indiquerait à nouveau la voie et mettrait fin au maelström des revendications d’un peuple à la fois en manque d’identité et qui les épouse toutes.

Il est grand temps de nous ressaisir, parce que ce jour venu, l’idée démocratique ne sera qu’un lointain souvenir et nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer. Parce que tout cela est de notre faute, et que nous sommes comme toujours complices de notre servitude.

Benjamin Sire: «La démocratie vacille sous les assauts de la société du spectacle et de l’âge identitaire»

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10 commentaires
  • Herfast

    le

    La cause principale est contenue dans l'objet de cet article. L'avènement de l'individualisme au nom de la liberté tue la liberté parce que total et immédiat.
    Les politiciens n'en sont que les représentants les plus caricaturaux, ce qui achève de convaincre les futurs ex citoyens que tout ceci n'est qu'une mauvaise comédie qu'on leur joue dont ils sont les victimes cibles.
    Tout ceci parce que tout organisation humaine étant une étoffe posée sur la réalité pour mieux composer avec elle, il arrive forcément un moment où les distorsions réelles finissent par tendre cette étoffe jusqu'à la déchirer, révélant la réalité crue et violente avec un coût exorbitant qui s'avère fatal. Il n'est rien arrivé d'autre à Monsieur Griveaux

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