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Économie

Pourquoi les chiffres sur la montée des inégalités de Piketty sont contestés

Les travaux initiés par Thomas Piketty sur la montée des inégalités dans les pays riches sont largement contestés. Le point avec un article paru dans The Economist.

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L'économiste français Thomas Piketty, à Paris le 10 septembre 2019

L'économiste français Thomas Piketty, à Paris le 10 septembre 2019

AFP - JOEL SAGET

Plus d’une décennie avant l’émergence du mouvement Occupy Wall Street, à New York en 2011, un chercheur alors peu connu en France a commencé à écrire sur les inégalités de revenus avec une nouvelle approche. "L’objectif de notre étude est de comparer l’évolution des revenus des 10 %, 1 % ou 0,5 % les plus riches", écrivait un certain Thomas Piketty dans une étude de 1998. Avec son coauteur attitré, Emmanuel Saez, Piketty a pratiqué le premier l’utilisation de données provenant de liasses fiscales, estimant qu’elles étaient plus fiables que toute autre enquête pour tracer les revenus des plus riches. Et il révéla que le "1 %" avait eu un comportement de bandits aux dépens du "99 %". Cette recherche a donné au mouvement Occupy Wall Street son principal élément de langage.

Quatre points majeurs

Depuis, il y a eu une explosion d’articles d’économistes sur les causes et les conséquences de cette montée des inégalités dans les pays riches. Dans son best-seller de 2013 Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty avançait que l’augmentation des inégalités était consubstantielle à l’essor des activités des entreprises privées. Le travail de Thomas Piketty fait désormais partie intégrante du discours politique aux Etats-Unis et en Occident. Deux candidats prééminents aux primaires démocrates américaines, Elizabeth Warren et Bernie Sanders, ont proposé des impôts sur la fortune pour lutter contre les inégalités - des options appréciées par Thomas Piketty et Emmanuel Saez, ainsi que par Gabriel Zucman, co-auteur avec ce dernier du Triomphe de l’injustice.

Beaucoup de choses ont dérapé dans le capitalisme contemporain. Dans de nombreux pays, la mobilité sociale fait défaut, trop d’entreprises disposent de positions dominantes sur leur marché ; et le logement est trop coûteux. Tous ces facteurs et quelques autres contribuent à expliquer pourquoi la croissance est faible dans le monde occidental. Au moment où les réflexions sur l’inégalité ont envahi le monde politique, des chercheurs ont commencé à se pencher à nouveau sur la question. Et certains d’entre eux se demandent si les inégalités se sont creusées autant qu’affirmé, et si même elles se sont accentuées.

Les opinions communément partagées sur la question des inégalités se concentrent autour de quatre points majeurs : d’abord, sur une période de quatre ou cinq décennies, les revenus du top "1 %" ont augmenté ; parallèlement, les revenus de la classe moyenne ont stagné ; les salaires ont à peine progressé alors qu’une part croissante du PIB est allée aux détenteurs de patrimoine ; et enfin les riches ont réinvesti avec profit les fruits de leurs investissements, de sorte que les inégalités de patrimoine se sont également accrues.

Six méthodologies différentes

Pourtant, ces points sont remis en question par toute une série de nouvelles études, à commencer par le constat sur les revenus du "1 %". L’hypothèse qu’ils aient fortement augmenté en dehors des Etats-Unis a toujours été considérée comme sujette à caution. En Grande-Bretagne, la part des revenus après impôts du "1 %" n’est pas plus élevée aujourd’hui qu’au milieu des années 1990. Dans toute l’Europe, le ratio entre les revenus après impôts des 10 % les plus riches par rapport aux 50 % les plus pauvres est resté remarquablement stable, selon une étude de Thomas Blanchet (Ecole d’économie de Paris).

Aux Etats-Unis, le constat semble plus solide, au vu des analyses des liasses fiscales réalisées par l’équipe Piketty-Saez-Zucman. Cependant un travail récent de Gerald Auten et David Splinter, économistes respectivement au Trésor américain et au Comité conjoint du Congrès sur la taxation, ont abouti à une nouvelle conclusion frappante. Après avoir pris en compte les impôts et dépenses sociales dites "de transfert", il apparaît que la part des revenus du "1 %" aux Etats-Unis a peu changé depuis les années 1960.

 

Si Gerald Auten et David Splinter ne remettent pas en cause la hausse des revenus du « 1 % » depuis les années 1960, ils l’estiment moins importante qu’évoquée par les économistes français, notamment par le jeu des effets bénéfiques du Medicaid.

 

Ils ne sont pas les premiers à avoir ajusté leurs résultats après avoir intégré l’effet des impôts et des dépenses sociales. Selon la même méthode, les statistiques du Bureau du Budget du Congrès (CBO) américain montrent que les revenus des plus riches ont beaucoup augmenté dans les années 1980 et 1990. Mais ce constat est modéré par la mise en œuvre des réformes qui ont étendu l’assurance de santé pour les enfants (en 1997) et les programmes Medicaid par Barack Obama (en 2014).

Gerald Auten et David Splinter contestent un certain nombre de biais statistiques des études des économistes français, et s’ils ne remettent pas en cause que les revenus du "1 % " aient augmenté depuis les années 1960, ils estiment cette augmentation moins importante qu’évoquée, notamment par le jeu des effets bénéfiques du Medicaid.

La deuxième assertion communément mise en avant - la stagnation du revenu des classes moyennes - est elle aussi à prendre avec des pincettes. Le think tank Urban Institute montre ainsi qu’il y a six différentes méthodologies pour évaluer le revenu américain médian entre 1979 et 2014. Or celles-ci donnent des résultats bien différents selon que l’on retient les calculs de Piketty-Saez (- 8 %) ou ceux du CBO (+ 51 %).

Le troisième point, axe du best-seller de Piketty, et qui lui a donné son titre, voudrait qu’une nouvelle classe de rentier a émergé, dont la richesse est le seul produit de l’investissement et de l’héritage, et non du travail. Ce constat fait lui aussi l’objet de critiques récentes de la part des économistes. Gilbert Cette (Banque de France), Thomas Philippon (New York University) et Lorraine Koehl (Insee) ont conclu que, si la part des salariés a effectivement décliné dans le PIB américain, ce constat ne peut être généralisé à l’ensemble des économies avancées.

Un duo contesté

Enfin, concernant les inégalités des patrimoines, les thèses de l’équipe Piketty-Saez sont également contestées. Quand, dans leur étude de 2016, ils calculent que la richesse du top "0,1 %" est passée de 7 % en 1978 à 22 % en 2012 de l’ensemble des patrimoines aux Etats-Unis, une recherche de trois économistes du Trésor, de Princeton et de l’Université de Chicago estime la part du patrimoine du "0,1 % à 15 %", ce qui réduit de moitié la hausse mise en avant. Le duo d’économistes français conteste ces résultats, mais la controverse montre combien il est risqué d’évaluer les fortunes. Et combien l’assiette sur laquelle serait prélevé un éventuel impôt sur la fortune est également incertaine.

Quatre pays "fiables"

La question n’est donc pas tant de remettre en cause le phénomène d’accroissement des grandes fortunes aux Etats-Unis, mais de se mettre d’accord sur son degré. Ailleurs dans le monde, le panorama est plus brouillé. Selon Daniel Waldenström (Institut de recherche d’économie industrielle, à Stockholm), il n’existe de données fiables sur la répartition de la richesse que dans trois pays en dehors des Etats-Unis : au Royaume- Uni, au Danemark et en France. Or, dans ces trois pays, il est difficile de distinguer une tendance claire sur les inégalités de patrimoine dans les dernières décennies. En France par exemple, l’observation dépend de l’intégration ou non des revenus du capital et des effets de l’héritage, estime Daniel Waldenström.

Cet afflux de nouvelles recherches va-t-il avoir un effet sur l’opinion des gens sur les inégalités ? Cela dépend de l’ampleur du débat parmi les économistes. D’ailleurs, les critiques du trio Piketty-Saez-Zucman pourraient se trouver à leur tour contestées. Et même si les inégalités ne se sont pas creusées autant que beaucoup de gens le disent, la profondeur du fossé entre riches et pauvres n’en resterait pas moins décourageante. Mais cette bataille académique, longue et sanglante, devrait inciter les politiques à avancer précautionneusement. Des propositions pour taxer plus lourdement les hauts revenus, ou instituer un impôt sur la fortune, ou encore les propositions beaucoup plus radicales défendues par Thomas Piketty dans son dernier livre Capital et Idéologie, sont des réponses à un problème qui est encore imparfaitement documenté.

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