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Libération
Récit

Osman Kavala, une proie de choix pour une justice turque aux ordres

Le philanthrope, accusé d’avoir organisé la révolte populaire de Gezi en 2013, risque la perpétuité à l’issue du procès qui s’achève. Une façon pour Erdogan d’intimider la société civile.
par Jérémie Berlioux, Correspondant à Istanbul et Marie Tihon
publié le 17 février 2020 à 21h06

Dans les couloirs des tribunaux turcs, la rumeur veut que le président Erdogan suive personnellement trois procès. Celui de Selahattin Demirtas, leader charismatique du parti de gauche kurde HDP et celui du romancier à la plume acérée Ahmet Altan, tous deux emprisonnés. Le troisième, le procès de Gezi, est incarné par la figure du philanthrope Osman Kavala, détenu depuis 840 jours dans la prison de haute sécurité de Silivri, près d'Istanbul. «Le procureur de la République a requis la perpétuité aggravée pour mon cas ainsi que pour deux autres personnes accusées dans ce dossier, écrit-il à Libération depuis sa cellule de 15 m2. Il est quasiment certain que le tribunal validera cette condamnation.» Aux yeux du pouvoir turc, Osman Kavala et 15 autres personnes sont coupables d'avoir voulu renverser le gouvernement en organisant le mouvement de Gezi, en 2013. Et tant pis si pour écrire l'acte d'accusation, il a fallu tordre le bras à la réalité. Ce soulèvement populaire massif était spontané et antiautoritaire, et a réussi un temps à déstabiliser Erdogan, alors Premier ministre. Ne lui était reproché «que» son autoritarisme.

Etouffement

Sept ans plus tard, la Turquie est dirigée par un régime liberticide que personne en 2013 n'aurait pu même imaginer. Gezi marque le début de l'étouffement de la société civile que ce procès, dont le verdict pourrait tomber ce mardi, voudrait achever. Pour y arriver, il fallait un symbole à briser. Osman Kavala est le candidat idéal. Cet homme d'affaires de 63 ans est un mécène généreux. «Je suis convaincu que les activités de la société civile et son développement permettent de démocratiser un pays», dit-il. En 2002, lorsqu'il lança sa fondation culturelle Anadolu Kültür, la Turquie faisait de grands pas vers la démocratie. Depuis, tout a capoté.

L'emprisonnement d'Osman Kavala à Silivri aux côtés de milliers d'autres prisonniers politiques, alors qu'il a toujours veillé à ne pas faire de politique, signe la fin d'une époque. Celle où une partie de la société civile turque pensait pouvoir échapper aux foudres du «reis». «Comme il n'existe pas de preuves qui confirment les accusations avancées dans mon dossier, je pensais que je serais acquitté», dit-il en évoquant les premiers mois de sa détention. La ligne de la défense est alors de ne pas politiser le procès. Les entorses aux procédures auxquelles les juges ont recouru pour ne pas se conformer à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, qui a qualifié en décembre la détention d'Osman Kavala de «politique», et exige sa libération, ont fait bouger les lignes. «Les procès politiques ont toujours existé en Turquie», rappelle le prévenu. Mais l'usage des tribunaux par l'AKP et son ancienne alliée, la confrérie de l'imam Gülen, au tournant des années 2010, ont fait que «la justice est utilisée pour des objectifs précis, pour éliminer des groupes en particulier». Le putsch manqué de juillet 2016 a accéléré la tendance. Ces dernières années, la grande salle d'audience de la prison de Silivri a vu passer quantité de procès politiques où règne l'arbitraire. «C'est un message symboliquement très fort : la prison et la justice entretiennent un lien organique», écrit le philanthrope. L'application du droit relève de la loterie.

«Exil»

«A l'extérieur, une épée de Damoclès menace en permanence de transformer la société en un immense camp sous surveillance, continue Osman Kavala. Une fois en prison, vous êtes en exil, exclu du reste de la vie, arraché à ceux que vous aimez et aux choses qui font sens pour vous.» Personne n'ignore plus ces prisons, autrefois occupées essentiellement par des révolutionnaires, des islamistes et surtout des Kurdes. La longue détention préventive du mécène est déjà une forme de punition collective. Ces années d'incarcération ont fait évoluer son engagement. «J'ai compris que la société civile ne peut faire avancer la démocratie que si l'indépendance de la justice est assurée», dit-il. Sans cette dernière, explique-t-il, l'opposition n'est pas protégée juridiquement et les critiques sont entravées. Or, «les principales causes de dysfonctionnement de la justice sont des facteurs politiques. […] Plutôt que la mobilisation de la société civile, ce sont des dynamiques dans ce domaine qui peuvent changer les choses». Il reconnaît cependant que la plupart des organisations évitent par sécurité d'aborder ces questions. Face à ce triste constat, Osman Kavala se dit inquiet pour lui et «pour l'état de la justice de [son] pays». Il tient grâce à ses nombreux soutiens. «Il y a des personnes qui ne me connaissent pas vraiment, mais qui sont là pour manifester leur désaccord face à l'injustice.» Et de conclure : «Moi, je sais que je suis innocent, mais l'accusation et le tribunal ne sont pas de cet avis.»

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