Le 16 mai 2019, il était le premier expert entendu par la Commission d'enquête du Sénat sur la souveraineté numérique. Et pour cause : cela fait des années que Pierre Bellanger étudie la question. L'auteur de La Souveraineté numérique (Stock, 2014) a été l'un des premiers à parler de ce sujet. Et à le définir : "La souveraineté numérique est la maîtrise de notre présent et de notre destin tels qu'ils se manifestent et s'orientent par l'usage des technologies et des réseaux informatiques", affirmait le patron et fondateur de Skyrock, dès 2011, dans la revue Le Débat. Pour Pierre Bellanger, la France et l'Europe ne sont plus, et depuis longtemps, souverains sur la Toile.
L'Hexagone est, déplore-t-il, devenu le vassal d'un "cyber-empire", celui des États-Unis et de ses géants du Net. En témoigne la folle percée des applications américaines, auxquelles sont devenus accros les Français et leurs entreprises. L'Europe, d'après Pierre Bellanger, s'est montrée naïve. Elle a été "sidérée par le développement du réseau", a t-il affirmé lors d'un récent discours à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). "Elle y a vu des anges (business angels), des nuages et des licornes, poursuit-il. Elle y a vu des startups, des tee-shirts, des likes et des smileys. Elle n'y a pas vu des machines de guerre en croissance exponentielle: une dynamique protéiforme associant de façon symbiotique opérateurs privés et fonds publics."
Un déclassement sur la scène mondiale
Résultat, l'Europe a "choisi la subordination, la provincialisation et la colonisation" vis- à-vis des États-Unis, déclare Pierre Bellanger. Elle s'est transformée en "garde-manger" numérique du pays de l'Oncle Sam, enchaîne-t-il, "à l'instar de cette Afrique disputée par les puissances européennes du XIXe siècle". Tout ça "parce que nous voulions juste jouer à Candy Crush !" s'étrangle le dirigeant. Les mots sont forts, les comparaisons volontairement piquantes, parfois provocantes. C'est que, pour le patron de Skyrock, cette addiction aux services des Gafa mène à toute vitesse au déclassement de l'Europe sur la scène mondiale. "La souveraineté numérique est aussi importante que la souveraineté nucléaire, affirme Pierre Bellanger. Sans cette maîtrise, nous serions devenus une nation sous tutelle."
À ses yeux, c'est rien de moins que l'autonomie et l'indépendance de la France et de l'Europe qui sont en jeu. "Dans le cadre d'une tension entre puissances, l'une d'elles peut frapper l'autre en utilisant l'arme de la dépendance technologique, rappelle-t-il. Du jour au lendemain, les logiciels, les systèmes d'exploitation, les processeurs et autres équipements informatiques d'une nation peuvent être suspendus par une autre." Et l'actualité récente donne raison à Pierre Bellanger : début décembre, la Chine n'a-t-elle pas demandé à ses administrations de se séparer, d'ici à trois ans, de ses logiciels et matériels informatiques étrangers, et notamment américains ? Une mesure perçue comme une réponse aux interdictions de la Maison Blanche concernant l'entreprise Huawei, le champion des smartphones et des télécoms de l'Empire du Milieu.
Reprendre la main sur les données
Comment, dans ce contexte, l'Europe peut-elle retrouver sa souveraineté numérique perdue ? Et se repositionner favorablement vis-à-vis des États-Unis, mais aussi des deux autres prétendants à sa couronne que sont la Chine et la Russie ? Pour Pierre Bellanger, l'État doit commencer par reprendre la main sur les données des citoyens et des entreprises français. Le patron de Skyrock juge que ces données doivent être considérées, juridiquement, comme "bien commun souverain" : elles doivent être "régies par nos lois, localisées sur notre territoire, chiffrées par nos protocoles, transitant par des télécommunications sous nos lois, alimentant des algorithmes assujettis à nos règles et disposant, comme le dollar, de protections internationales, garanties par nos chiffrements souverains". Cela permettrait de mettre fin au pillage des données européennes par les géants du Net. In fine, "les données seraient stockées sur notre territoire, et en sortiraient chiffrées", poursuit Pierre Bellanger. Quant à l'impôt, "il sera prélevé là où les données, sous notre droit, sont collectées".
Enfin, le patron de Skyrock appelle à un changement global de notre politique numérique. "Il nous faut passer d'une vision d'économie traditionnelle à une économie de guerre cyber, affirme-t-il. Nous devons quitter l'écume libérale qui nous est présentée comme motrice de cette mutation numérique et comprendre qu'elle est portée par de colossaux investissements d'État, tout à la fois en provenance de l'armée et du renseignement. [...] Il n'y a pas de Silicon Valley, hier comme aujourd'hui, sans l'apport considérable de l'armée américaine et de ses dérivés en recherche, ressources et carnets de commandes."
"Les grandes sociétés américaines ont été aidées"
Pierre Bellanger en veut pour preuve l'essor et la réussite des Gafa : "Les grandes sociétés américaines ont été aidées par l'appareil d'Etat et le renseignement. Un grand réseau social nominatif [Facebook, ndlr] a brûlé un milliard d'euros avant d'avoir un plan d'affaires : ce sont les données qui en faisaient la valeur." Selon lui, la France et l'Europe ne doivent pas avoir d'états d'âme à soutenir, via des investissements publics ou militaires, certains secteurs clés, comme l'intelligence artificielle ou l'informatique quantique. C'est cette recette, souligne-t-il, qui a permis par exemple au célèbre campus israélien de Beer-Sheva de devenir une référence mondiale dans le domaine de la cybersécurité et d'attirer, de manière massive, les capitaux étrangers.