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Monde

Eau claire, retour des oiseaux... À Madrid, une rivière redevient un nid de biodiversité

En ouvrant les vannes d’écluses découpant le Manzanares — le fleuve qui traverse Madrid — une association a permis la création d’un couloir écologique au cœur de la ville. Résultat, quatre ans plus tard ? « C’est un plaisir de venir s’y promener. Et de voir tant d’oiseaux ! »

  • Madrid (Espagne), reportage

C’était le mauvais jour pour que le haut-parleur tombe en rade. Erika González tripote les piles, les retourne et les remet, sans succès. Heureusement que la voix de Santiago Martín Barajas porte fort et loin sans besoin d’appareil. En ce samedi de début février à la douceur peu habituelle pour la période, près de 200 personnes se sont rassemblées sur le pont de Tolède pour une promenade le long du río Manzanares, la rivière qui traverse Madrid. « On ne pensait pas qu’il y aurait autant de monde », dit Erika González. Santiago Martín Barajas et elle sont membres de l’association Ecologistas en Acción. Ils organisent des visites guidées — « au début ponctuellement et cette année, si possible, une fois toutes les six semaines » — aux abords de la rivière madrilène. Objectif : faire connaître aux habitants le travail de renaturalisation du cours d’eau effectué depuis presque quatre ans.

Le Manzanares n’a rien à voir avec la Seine ou la Tamise, les grands fleuves qui traversent les capitales française et anglaise. Il prend sa source au nord-ouest de Madrid, dans la Sierra de Guadarrama, et s’écoule sur 92 kilomètres jusqu’au sud-est de la capitale qu’il traverse sur 7,5 kilomètres. Une taille modeste donc, et une profondeur fluctuant entre 20 et 60 centimètres. Le Manzanares n’a également plus rien à voir avec son aspect d’il y a quelques années, soit une succession de piscines, parfois malodorantes, à l’eau stagnante et obscure.

Un tronçon renaturalisé de la rivière Manzanares.

L’idée proposée en janvier 2016 par Ecologistas en Acción à la municipalité était simple : recréer un couloir écologique au cœur de Madrid en ouvrant les vannes des neufs écluses présentes sur le tronçon urbain de la rivière. L’eau s’est remise à courir dès mai 2016 après l’accord de la mairie alors contrôlée par Ahora Madrid, parti de gauche alternative proche de Podemos, et un investissement d’1,2 million d’euros.

« L’eau est redevenue claire et le fond sablonneux visible »

En quelques mois, les effets étaient déjà visibles. « La rivière s’écoulait naturellement, l’eau est redevenue claire et le fond sablonneux visible. Des petites îles se sont créées et des rives dessinées avec l’apport des sédiments », détaille Erika González. Et d’ajouter : « Cela a été plus rapide que prévu. Dès que l’on arrête de faire pression et de laminer la nature, elle a une capacité de récupération phénoménale. » La biologiste ferme la marche derrière la troupe qui remonte lentement les abords de la rivière, entre les quelque 5.000 peupliers blancs et saules replantés, au rythme des explications de Santiago Martín Barajas. Le guide s’arrête, pointe du doigt un oiseau aux plumes blanches entre les roseaux et les massettes. « Une aigrette garzette ! », dit-il les jumelles devant les yeux, aussitôt imité par les ornithologues amateurs.

Deux Madrilènes observent les espèces d’oiseaux.

« Depuis l’ouverture des écluses, on a identifié près de 80 espèces d’oiseaux », poursuit l’ingénieur agronome et membre historique de l’association écologique à Madrid. « Là, un grand cormoran ! Il s’est mis en mode sous-marin au milieu de la rivière. Vous l’avez vu ? » Des bergeronnettes grises, des hérons cendrés, des martins-pêcheurs, des ouettes d’Egypte ou des pics verts ont également fait leur nid ces quatre dernières années le long du Manzanares. Et même une espèce venue du nord de la Sibérie, la bécassine sourde. « On en a observé une l’an dernier, elle a passé tout l’hiver ici. Cette année, elles sont deux ! », s’extasie Santiago Martín Barajas.

Les Madrilènes se sont réappropriés cet espace délaissé

Ce sont, selon Francisco José García, les indicateurs d’une biodiversité retrouvée. « Il n’y a plus de retour en arrière possible, estime ce biologiste et membre du groupe de suivi de la biodiversité de l’Université Complutense de Madrid (UCM). Au printemps, on voit désormais les barbeaux remonter jusqu’en amont de la rivière pour y déposer leurs œufs. L’an dernier, on a aussi observé le retour d’une loutre après cinquante ans d’absence à cause des écluses. »

La renaturalisation du Manzanares, outre ses bénéfices écologiques tels que la fixation du carbone et l’amélioration de l’air, a eu un fort effet social. Car au lieu d’en détourner le regard, les Madrilènes se sont réappropriés cet espace délaissé. À l’image des 200 curieux de la visite ou des coureurs, cyclistes et simples promeneurs qui zigzaguent parmi eux. « Je venais déjà courir ici en 2015, avant le projet. Il y avait tellement de moustiques que j’avais des piqûres partout en rentrant. Aujourd’hui, il n’y en a presque plus et c’est un plaisir de venir », raconte Francisco José García.

Isabel, retraitée de 71 ans avec ses jumelles autour du cou, confirme. « Ce qui a été fait relève presque du miracle ! Avant, c’était sale, avec de mauvaises odeurs, une vrai porcherie. Un proche vivait dans la zone mais je ne venais pas souvent le voir tellement je trouvais l’endroit horrible, peste-t-elle en faisant de grands mouvements de bras. Maintenant, c’est un plaisir de venir s’y promener. Et de voir tant d’oiseaux ! » Seuls les membres du club d’aviron, qui s’entraînaient auparavant juste après l’écluse numéro 9, se sont plaints. Pas du projet en lui-même mais de la perte de leur espace d’entraînement.

Santiago Martín Barajas, d’Ecologistas en Acción, pendant une visite.

La mairie, passée sous le giron du Parti populaire (conservateurs) avec le soutien de Ciudadanos (libéraux) et de Vox (extrême-droite), s’est engagée à leur trouver une solution, qui prend du temps étant donné les coûts de construction de tels canaux. En tout cas, l’édile a annoncé que le plan de renaturalisation ne serait pas remis en question, les partis ayant voté son maintien à l’unanimité.

En surfant sur la réussite madrilène, Ecologistas en Acción souhaite exporter ses projets de récupération à d’autres cours d’eau espagnols : le Genil à Grenade (Andalousie), le Besós entre Barcelone et Badalona (Catalogne) ou l’Isuela à Huesca (Aragon). « Autant d’écosystèmes qu’il faut prendre au cas par cas, dit Erika González. L’exemple du Manzanares nous donne raison, même si l’on observe certaines limites : les murs en pierre qui délimitent le lit de la rivière, les bassins de retenue d’eau en amont… Les grandes villes ont volé tout l’espace à la nature et nous tentons de lui en redonner un peu. » Francisco José García entrevoit, lui, le côté positif de ce béton enserrant le cours d’eau. « C’est une barrière entre cette faune et les humains. Personne ne peut descendre dans ce qui reste un petit corridor de nature au cœur d’une capitale. »

Équipé de ses jumelles, il vient observer la bécassine sourde venue de la toundra sibérienne. C’est le clou de l’excursion de Santiago Martín Barajas. Pendant vingt minutes, il décrit et répète aux visiteurs captivés, toujours sans haut-parleur, l’emplacement du précieux volatile. « Devant les massettes écrasées, au bord de l’eau, à droite du petit renfoncement. Vous l’avez ? »

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