"Cette lettre, qui n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucun retour, avait pour seule vocation de contribuer à la réflexion du chef de l’État." Marianne publie une adresse signée par de nombreuses personnalités publiques, intellectuelles, ou issues de la société civile, à Emmanuel Macron.
En octobre 2019, nous avons fait remettre en mains propres à Emmanuel Macron la lettre qui suit pour l’alerter sur les dangers d’une organisation « par le haut » de l’islam en France, une telle structure étant presque inévitablement vouée à tomber dans l’escarcelle des tenants d’un islam politique. Nous y faisions également des propositions autour de deux axes. D’abord, affirmer fermement les règles que toute organisation religieuse doit respecter si elle veut avoir droit de cité dans la République. Il s’agit notamment de la liberté de conscience, donc du droit à quitter une religion pour en adopter une autre ou pour n’en avoir aucune, et de la liberté d’expression et en particulier de critiquer la religion, donc du renoncement à l’accusation de blasphème, y compris sous la forme de l’accusation de « racisme envers une religion ». Ensuite, favoriser la prise de parole des musulmans humanistes, trop souvent tenus à l’écart car ne disposant pas de l’influence, notamment financière, de l’islam politique.
Cette lettre, qui n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucun retour, avait pour seule vocation de contribuer à la réflexion du chef de l’État. Cependant, l’actualité nous a convaincus de la porter maintenant dans le débat public, d'autant plus que nous constatons ces derniers jours qu'il règne au plus haut niveau de l’État une confusion dangereuse entre liberté de culte et liberté de conscience. Point d’orgue de cette actualité : l’affaire Mila, notre jeune concitoyenne que des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux appellent à violer et à assassiner au nom de l’islam. Les propos odieux du délégué général du CFCM désirant manifestement criminaliser le blasphème, l’ambiguïté fuyante du président de l’AMIF, Hakim El Karoui, plus généralement les réactions indignes de gens se voulant, ou aspirant à être, les représentants officiels de l’islam et des musulmans en France, nous ont prouvé que notre analyse était juste.
Monsieur le président de la République,
Certains d’entre nous vous soutiennent. D’autres se placent dans l’opposition. Mais malgré nos désaccords, nous voulons tous croire que vous avez à cœur l’intérêt supérieur de la France et des Français, quelles que soient leurs convictions ou leur absence de conviction en matière religieuse.
Le 25 avril dernier, vous évoquiez le « projet politique d’un islam qui veut faire sécession. » Nous partageons ce constat, et l’urgence d’y répondre. Mais la réponse ne doit pas aggraver le problème.
Aucun accommodement ne le satisfera. Toute concession ne fera que le convaincre de notre faiblesse, et l’encourager à exiger toujours plus.
L’islam sécessionniste dont vous parliez n’est pas, vous le savez bien, celui de tous les musulmans. Ni en France, ni ailleurs. Mais il dispose de réseaux qui s’infiltrent dans toutes les branches de l’islam, et qui sont soutenus par des moyens financiers, médiatiques et politiques considérables. Cet islam sécessionniste est lui-même divers, parcouru de rivalités internes, et pourtant uni par une lecture littérale du Coran et par ses ambitions hégémoniques. Il est l’islam des jihadistes violents, mais aussi du salafisme et des Frères Musulmans, du wahhabisme et de la Ligue Islamique Mondiale, du Milli Gorüs et du Ditib, du Tabligh. Aucun accommodement ne le satisfera. Toute concession ne fera que le convaincre de notre faiblesse, et l’encourager à exiger toujours plus.
Face à ce danger, nous savons que toute tentative d’organiser l’islam en France « par le haut » dans une structure unique est vouée à reproduire les erreurs et l’échec du CFCM, malheureusement. Une telle structure, trop vaste, trop rassembleuse, incorporera nécessairement des groupes liés à l’islam politique, sécessionniste aujourd’hui, impérialiste demain. Et ces groupes ont des soutiens et des moyens tels, que l’influence qu’ils exerceront dans cette structure unique sera considérable, de nature à prendre en otage les musulmans républicains et humanistes qui voudront s’y opposer.
L’AMIF en est un exemple. Alors qu’elle veut répondre à une problématique bien réelle et clairement analysée, elle est d’ores et déjà rendue au mieux, inopérante, au pire, dangereuse, par la présence en son sein d’un nombre considérable de personnes inféodées aux Frères Musulmans, même si certaines semblent aujourd’hui avoir rompu avec eux. Le dossier que nous joignons à cette lettre vous permettra d’en juger. Mais ce n’est qu’un cas parmi d’autres : la conférence au Palais Brongniart pour laquelle la Ligue islamique mondiale a tenté de vous instrumentaliser est aussi une tentative de pousser l’Etat à légitimer l’implantation de l’islam politique au sein de la République.
Monsieur le Président, la priorité n’est pas aujourd’hui d’organiser l’islam en France. Elle est de réaffirmer les principes de la République laïque, les principes de liberté de conscience et donc du droit à l’apostasie, du droit de critiquer les religions et donc de la liberté de blasphémer. Principes auxquels les Français sont profondément attachés.
Les courants de l’islam qui refusent ces principes ne peuvent être vos interlocuteurs. Ils n’ont pas leur place à votre table. Mais ceux de nos concitoyens musulmans qui se reconnaissent dans ces principes sauront s’organiser par eux-mêmes une fois que la France leur assurera la sécurité et la liberté d’expression dont ils ont besoin pour défendre leurs convictions. Un islam attaché aux valeurs républicaines ne pourra emporter l’adhésion des fidèles que s’il voit le jour d’abord sous la forme d’une véritable mobilisation humaniste, et ensuite seulement en se structurant en courant organisé.
Les musulmans de France partagent certes des préoccupations liées à la pratique du culte et à des débats d’ordre religieux, mais ils ne forment pas un groupe homogène, et encore moins une communauté politique
Ce seront sans doute d’abord des initiatives locales, qui auront besoin de temps pour se fédérer. De multiples interlocuteurs émergeront, faisant vivre des islams résolument pluriels. Cette pluralité, de sensibilités et de représentants, est la meilleure garantie : vous pourrez, ainsi, rejeter ceux qui refusent de se plier aux règles fondamentales de la République sans être soupçonné d’hostilité envers les musulmans dans leur ensemble, et montrer que vous tendez la main aux musulmans républicains sans laisser quiconque vous accuser d’être la dupe, voire le complice, des islamistes.
Simultanément, vous pourrez écarter de ce rôle de représentation ceux qui voudraient s’arroger des prérogatives qui ne doivent en aucun cas leur revenir. Les musulmans de France partagent certes des préoccupations liées à la pratique du culte et à des débats d’ordre religieux, mais ils ne forment pas un groupe homogène, et encore moins une communauté politique. En tant que citoyens, les Français de toutes confessions ne sauraient avoir d’autres représentants que leurs élus. Nul ne doit prétendre priver nos concitoyens musulmans de l’autonomie que garantit la laïcité, et nul ne doit laisser croire que les élus, à commencer par l’élu que vous êtes, n’auraient pas la légitimité requise pour représenter les Français musulmans au plan politique.
Il y a un précédent avec nos concitoyens chrétiens. Politiquement, ils se répartissent sur l’ensemble de l’échiquier politique. Et en tant que croyants, ils n’ont pas auprès de vous et de l’Etat de représentant unique. Catholiques, protestants, orthodoxes sont reconnus dans leurs différences, et les groupes sectaires d’inspiration chrétienne sont dénoncés pour ce qu’ils sont, et soumis à toute la sévérité de la loi.
Monsieur le Président, ce que nous vous demandons aujourd’hui est difficile, nous le savons. Mais votre parcours nous prouve que vous n’êtes pas homme à craindre la difficulté.
Les Frères Musulmans, les wahhabites et les salafistes en général, le Milli Gorüs, le Tabligh, sont des sectes intolérantes, fanatiques et ambitieuses. Ne leur permettez pas de s’emparer de l’islam en France, même par personnes interposées, même si leurs soutiens ici ou à l’étranger tentent de faire pression sur vous. Laissez s’exprimer des islams pluriels, multiples, fragmentés même : ce foisonnement seul garantit la liberté de parole de ceux de nos concitoyens musulmans qui sauront être les dignes héritiers des Lumières.
Signataires :
Mehdi Aifa, président de l'Amicale des Jeunes du Refuge, militant LGBT, chargé d’assistance
Waleed al-Husseini, essayiste
Jean-Claude Allard, général de division (2S)
Isabelle Barbéris, maître des conférences HDR en arts de la scène
Kamel Bencheikh, écrivain
Corinne Berron, productrice
Hélène Berron, comédienne
Sami Biasoni, banquier d’investissement, professeur chargé de cours à l’ESSEC, auteur
Guillaume Bigot, directeur général de l’IPAG, politologue
Jean-François Braunstein, philosophe, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Pascal Bruckner, philosophe
Thierry Cotelle, conseiller régional d’Occitanie et chef d’entreprise
Jean-Robert Daumas, chef d’entreprise
Annick Duraffour, agrégée de lettres modernes
Zineb El Rhazoui, journaliste, essayiste
Patrice Franceschi, écrivain, ancien président de la Société des explorateurs français
Renée Fregosi, philosophe, politologue
Gabriel Gras, chercheur biologiste
Yana Grinspuhn, linguiste, maître de conférence à l’université Paris III Sorbonne nouvelle
Philippe Gumplowiz, historien et musicologue, professeur des Universités
Claude Habib, écrivain, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle
Noémie Halioua, journaliste
Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche de classe exceptionnelle au CNRS
Marie Myriam Ibn Arabi, professeur des lycées, agrégée de philosophie
Philippe d’Iribarne, ingénieur, anthropologue, directeur de recherche au CNRS
Bernard de La Villardière, journaliste, essayiste, producteur
Alexandra Laignel-Lavastine, philosophe
Josepha Laroche, professeur de science politique à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne
Jean-Marie Le Gall, professeur d’histoire moderne à l’université Paris I Panthéon Sorbonne
Damien Le Guay, philosophe et essayiste, maître de conférence à HEC
Barbara Lefebvre, enseignante, essayiste
Bérénice Levet, philosophe, professeur d’université, essayiste
Laurent Loty, historien des idées scientifiques et politiques au CNRS
Mohamed Louizi, essayiste
Yves Mamou, journaliste, romancier, essayiste
Anne Mandeville, maître de conférence en science politique
Aurélien Marq, ingénieur, haut fonctionnaire
Jérôme Maucourant, économiste
Gil Mihaely, historien, directeur de la publication de Causeur
Anne-Sophie Nogaret, professeur de philosophie, essayiste
Raouf Oufkir, écrivain
Hala Oukili, cyberactiviste féministe, vice-présidente de Nous Sommes Leurs Voix
Patrick Pelloux, médecin, écrivain, président de l’Association des médecins urgentistes de France
Céline Pina, essayiste, ancienne conseillère régionale d’Île-de-France, cofondatrice de
Michaël Prazan, écrivain, réalisateur
Jean-Pierre Sakoun, pour le Comité Laïcité République
Boualem Sansal, romancier, essayiste
Omar Youssef Souleimane, journaliste, poète et écrivain
Jean Szlamowicz, professeur des universités, linguiste, traducteur
Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS
Véronique Taquin, professeur, écrivain
Michèle Tribalat, démographe
Caroline Valentin, essayiste
Sophie Valles, auteur multimédia, membre de l’association #Reseau1905
Pierre Vermeren, professeur d’histoire à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
André Versaille, écrivain, éditeur
Ibn Warraq, écrivain
Aude Weill-Raynal, avocate
Vive la République, vive la France.