Interview

« Chez les vieux SS, il y a un mécanisme d'auto-justification qui laisse pantois »

le 26/07/2021 par Serge de Sampigny, Arnaud Pagès
le 20/02/2020 par Serge de Sampigny, Arnaud Pagès - modifié le 26/07/2021
Colonne de Waffen-SS, novembre 1943 - source : Bundesarchiv-WikiCommons
Colonne de Waffen-SS, novembre 1943 - source : Bundesarchiv-WikiCommons

Quelle était la psychologie des Schutzstaffel ? Le journaliste et réalisateur Serge de Sampigny a publié un recueil d’entretiens avec ces anciens jeunes hommes ayant collaboré activement à la pire entreprise criminelle du XXe siècle.

Serge de Sampigny est un journaliste et réalisateur français, spécialisé dans le segment du documentaire historique. On lui doit notamment « Verdun, ils ne passeront pas », « Ils ont libéré Paris », « En France, à l'heure allemande » et « Pétain, un héros si populaire ».

Dans son dernier ouvrage, sorti également sous la forme d’un documentaire et intitulé « Dans la tête des SS » (Albin Michel), il est allé à la rencontre des derniers membres encore en vie de l’« Ordre Noir », en vue d’essayer de dresser un profil psychologique de ces anonymes, responsables de l’un des plus grands crimes de masse de l’Histoire.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

RetroNews : Comment vous est venue l'idée de ce documentaire ?

Serge de Sampigny : Je faisais des recherches en Allemagne et je suis tombé sur des correspondances écrites par des SS. À ma grande surprise, l'archiviste avec lequel je travaillais m'a indiqué que l'un d'entre eux vivait à 15 km de là et que son numéro de téléphone figurait dans les documents que je consultais... Du coup, j'ai réalisé que d'anciens SS vivaient toujours parmi nous et qu'il était possible de les joindre.

J'ai appelé ce monsieur et j'ai fini par entrer en contact avec une quarantaine d'anciens SS. La moitié d'entre eux a accepté de me parler.

Hors-série « faits divers »

« Les Grandes Affaires criminelles de la région »

En partenariat avec RetroNews, « Sud Ouest » publie un hors-série consacré à neuf faits divers qui se sont déroulés entre 1870 et 1986 en Nouvelle-Aquitaine

EN SAVOIR PLUS

Est-ce qu'ils regrettent leur engagement dans l'Ordre Noir ?

Les anciens SS ne sont pas tous fiers de ce qu'ils ont fait, mais ceux que j'ai interrogés n'ont pas beaucoup de remords. Ils se raccrochent au passé en invoquant la camaraderie et d'autres notions assez commodes pour eux... L'humiliation de la défaite de 1918 et la haine vis-à-vis du traité de Versailles... Ils évoquent toute une série de circonstances qu'ils jugent atténuantes.

Ils s'agrippent à cette idée que ce qui a été raconté dans les médias depuis la fin de la guerre est la version des vainqueurs et qu'elle ne reflète pas ce qu'ils ont « réellement vécu » dans leur engagement militant et militaire. Soixante-quinze ans plus tard, ils essaient de se convaincre de leur bon droit, et tentent de se justifier auprès de leur progéniture et de leurs petits enfants – mais ça ne trompe heureusement pas grand-monde.

Trois mois à la suite de la Nuit des longs couteaux, Regards publie un article au sujet des SS, « L’Allemagne, champ de manœuvres », septembre 1934

Cette absence de regret longtemps après les faits semble nous indiquer la façon dont ces hommes ont été psychologiquement embrigadés pour devenir des tueurs ?

Dans les années 1930, « l’ensauvagement » de la pensée et des comportements en Allemagne, une nation parmi les plus créatives de l'histoire de l'humanité, reste un mystère ; et ce, même au vu de l'ampleur du lavage de cerveau subi par la jeunesse. L'un des ceux que j'ai interrogés – qui est devenu un syndicaliste lié au SPD après la guerre ! – me disait qu'à l'âge de 5 ans, on lui donnait des « bonbons nazis » ornés de croix gammées à l'école... À l'âge de 10 ans, il était déjà un antisémite forcené. Évidemment, tout cela nous est très difficile à comprendre aujourd’hui.

Que disent-ils de leur passé en tant que SS ?

Ce qui m'a énormément frappé parmi les témoignages de ces vieux messieurs indignes, c'est qu'ils ont eu l'intime conviction d’être partis envahir l'Europe pour y semer la désolation dans le but de se défendre. Ils se sont dits qu’ils allaient tuer des familles entières, et très largement des Juifs, pour que leurs propres familles ne se fassent pas tuer. Vis-à-vis du monde entier, ils avaient le sentiment de faire le bien. Ils avaient le devoir de lutter contre des forces qu'ils considéraient comme malfaisantes depuis la nuit des temps et il s'agissait, avec Hitler en leader charismatique et providentiel, de s'en débarrasser définitivement.

Chez les vieux SS, il y a un mécanisme d'auto-justification qui laisse pantois.

« Conflit entre les SS et la Reichswehr », L’Œuvre, mars 1937

Constate-t-on une forme de nostalgie chez eux ?

Assurément. Leurs yeux se mettaient à briller lorsqu'ils commençaient à raconter leurs campagnes sous l'uniforme noir. À l'époque en Allemagne, entrer dans la SS constituait un moyen de réussir sa vie. Ces vieux messieurs me racontaient que ceux qui rentraient dans la SS plaisaient aux femmes. Ils étaient beaux, virils, ils avaient de beaux postes, à l'occasion de belles voitures... Les responsables habitaient dans des châteaux. C'était la nouvelle élite allemande.

Aujourd'hui bien sûr, on considère que l'Ordre Noir représente ce qu'on peut faire de plus abominable comme organisation politique.

La réussite sociale ne peut pas être la seule raison de leur engagement, toutefois.

Il s’agit d’une composante. Aussi abominable et incroyable que cela puisse être, les SS qui gardaient les camps, et qui envoyaient des gens mourir par dizaines de milliers dans les chambres à gaz, considéraient qu'ils avaient une très bonne situation. Ils ne risquaient pas leur vie sur les lignes de front.

Quand ils étaient volontaires pour des aktions, c’est-à-dire recevoir des convois de déportés, faire la sélection et les conduire jusqu'à la chambre à gaz, ils recevaient une double ration d'aliments et d'alcool. Pour un SS fanatique, être gardien dans un camp de la mort, c'était à la fois bénéficier d'une bonne planque et avoir l'opportunité de se faire remarquer par son zèle, avec l'espoir d'un avancement prochain…

Ces jeunes adultes sont devenus des tueurs par le truchement d'une série de causes qu'ils décrivent dans leurs témoignages.

On discerne une forme d’attachement presque religieux des SS vis-à-vis du parti nazi – les retraites au flambeau, les chants, l'image d'Hitler en tant que sauveur christique de l'Allemagne... Appartenir à la SS pouvait s'apparenter à rentrer dans les ordres ?

Ils m'ont en effet parlé de cela. Un pasteur, qui est un ancien volontaire de la division Das Reich, celle qui a mis Oradour-sur-Glane à feu et à sang, me disait que lui et ses camarades assistaient à des cérémonies où les étendards claquaient au vent, dans de vieux châteaux en ruines. Ils se mettaient à genoux devant leurs fiancées pour obtenir leur bénédiction avant de partir au combat. La SS, « l'Ordre Noir », se voyait comme les successeurs des chevaliers teutoniques, avec tout un attirail liturgique et idéologique qui se manifestait par des drapeaux, des épées, des casques, des torches, des lueurs dans la nuit...

Comme tous les jeunes depuis toujours, ils avaient besoin de se raccrocher à une imagerie qui les faisaient rêver.

Et il y a avait également l'image du Führer ?

Bien sûr. Un autre vieux monsieur indigne m'a raconté sa prestation de serment à Hitler en 1938 à Munich, à l'endroit même où s'était déroulé le putsch raté de 1923... Sur une vaste place ornée d'arcades, ils avaient, à minuit pétante, prêté serment tous ensemble dans un silence de cathédrale. Des milliers de torches étaient allumées et ils avaient répétés ces paroles : « Je te jure, à toi Adolf Hitler, de te suivre jusqu'à la mort ». Les cloches s'étaient alors mises à sonner...

Et ce vieux SS de la division Viking qui avait, après-guerre, fait carrière dans l'armée allemande jusqu'au grade de colonel, me disait que ça l'avait effaré de promettre une telle fidélité, mais que cette cérémonie avait été pour lui totalement envoûtante – et devant moi, il en frissonnait encore.

Il était devenu démocrate après la guerre et il avait pris conscience que les SS avaient sur les mains le sang de millions d'hommes et de femmes. La propagande et la liturgie nazis ont été d'une efficacité redoutable. Ces SS ont été les premiers à les subir mais aussi et surtout, les premiers à les véhiculer.

« Les SS de Dachau […] émeuvent pieusement un cardinal... et mangent bien », Paris-Presse, mars 1946

C'est donc cet ensemble de facteurs qui les a conditionnés, lorsqu'ils étaient jeunes, à commettre le pire ?

L'âge comptait beaucoup. Ceux qui s'engageaient dans l'Ordre Noir sortaient à peine de l'adolescence. Ils étaient fragiles et manipulables. Rappelons-nous que jusqu'en 1942, le succès du nazisme était insolent. Il y avait une fascination mêlée de répulsion parmi les populations. Les nazis pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient là où d'autres n'y étaient jamais arrivés.

Un ancien SS français, qui vivait à Nice, me disait que voir l'armée allemande marcher au pas de l'oie lui avait remué le ventre. Devant cette espèce de liturgie lugubre et criminelle, il s'était alors levé et s'était mis à les suivre. Tout cela nous paraît bien entendu aberrant.

Pourquoi les hommes que vous avez rencontrés n'ont jamais été inquiétés par la justice ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu 800 000 Wafen-SS appartenant à des unités combattantes. À cela, il faut ajouter plusieurs dizaines de milliers d'autres qui avaient des postes administratifs... En tout, on peut avancer, sans trop se tromper, qu'il y a eu environ un million de membres de l'Ordre Noir. Il était difficile de faire un procès à chacun de ces individus.

La plupart d'entre eux ont été enfermés dans des camps de prisonniers à la fin de la guerre. Plusieurs enquêtes menées par les Alliés ont abouti à des peines de prison et à des exécutions. Au bout de plusieurs mois, la plupart d'entre eux ont cependant été envoyés travailler dans des fermes en France ou en Angleterre... Les haut dirigeants sont passés en procès à Nuremberg. Dans le lot, il y en a certains qui ont pu retourner à la vie civile, ce qui est bien sûr intolérable. Il y a en effet un scandale absolu dans leur remise en liberté.

Comprendre la psychologie des SS pourrait permettre qu'une telle abomination ne se reproduise jamais, selon vous ?

L'Histoire ne se répète jamais deux fois de la même manière et elle ressurgit souvent là où on ne l'attend pas... Il est important d'analyser ce qui a pu transformer de jeunes Allemands en d'horribles criminels. Comment ce mécanisme de radicalisation a pu s'installer dans la population à une si grande échelle ? Comment se met-on à délirer de manière collective ?

Je pense qu'à la suite d'une lente imprégnation idéologique, tous les interdits, y compris ceux liés au meurtre, peuvent finir par tomber les uns après les autres. Et à la fin, il n'y a plus d'interdits. Commettre le pire est alors non seulement autorisé mais également encouragé – pour ne pas dire récompensé.

Dans la tête des SS de Serge de Sampigny, est publié aux éditions Albin Michel.