“Looking out the door/I see the rain fall upon the funeral mourners”, (“Lover, You Should Have Come Over”, Jeff Buckley)

Qui s’intéresse encore à la Syrie et à sa révolution ? Personne, ou presque. La guerre dure depuis bientôt neuf ans, et seuls quelques-uns se souviennent de l’espoir qui s’était levé alors que Damas semblait, enfin, trembler. Cette guerre, désormais, à défaut d’être finie, ne peut plus être gagnée par les insurgés, et les futurs vainqueurs, moins inquiets que jamais des conséquences de leurs actes, se livrent sans vergogne aux plus abjects crimes. Les mensonges, solide et ancienne tradition du pouvoir moscovite, ne sont même plus de mise pour défendre son alliée et cliente, et la violence se déchaine comme jamais contre les populations civiles de la région d’Idlib, jusqu’à frapper systématiquement les hôpitaux. En France, où l’on est prompt à s’enflammer pour la moindre foutaise, le silence qui règne fait de nous des complices, d’abord des horreurs actuelles puis de celles qui ne manqueront pas de survenir en représailles. L’Histoire n’est pas un recommencement, mais un enchaînement, parfois prévisible.

Mourir pour Idlib ?

Il faut, face à ce désastre qui va peser et peser encore sur les décennies qui viennent, reconnaître l’habileté machiavélique du régime syrien. Comme toutes les tyrannies, son but essentiel, sinon unique, est de survivre, et il fait preuve à cet égard d’une imagination qui n’a eu d’égale que l’absence totale de limite morale. On a su très vite ce que serait sa réponse aux manifestations de mars 2011, et ceux qui nous parlent aujourd’hui de la barbarie (réelle) des jihadistes pour défendre Bachar al-Assad oublient que les premiers crimes alors commis en Syrie le furent par les autorités syriennes contre leurs propres enfants.

Les mêmes oublient également que c’est le régime qui, avec une intelligence froide que nous n’avons pas été capables de concevoir et encore moins de déceler, a libéré en 2011 les jihadistes et autres salafistes qu’il gardait au chaud afin de détruire de l’intérieur la révolution. Appliquant à une échelle inédite la malheureuse formule d’un officier américain au Vietnam, le président syrien a choisi de détruire son peuple et de ravager son pays afin de sauver son État. Il faut, pour mettre en œuvre une telle politique, une détermination à laquelle les Occidentaux sont, ces temps-ci, incapables de s’opposer et qu’ils ne peuvent même pas concurrencer.

La stratégie syrienne, illustration ultime de ce qu’est une guerre totale, a consisté à favoriser la croissance d’un ennemi tellement honni que les adversaires du régime ont dû, in fine, se tourner vers lui afin de se protéger. La croissance de la mouvance jihadiste en Syrie, inévitable dès lors que certains cadres étaient libres et que le révolution devenait une guerre civile, n’a pas eu besoin de coups de pouce supplémentaires pour accaparer notre attention. Et l’apparition, hors de tout contrôle, dès 2012, des premières filières de volontaires à destination du jihad syro-irakien a offert au régime une nouvelle opportunité.

En 2013, Damas prit donc contact via des canaux dédiés avec certains services occidentaux afin de faire part de son inquiétude et de proposer la mise en place d’une coopération dédiée. D’un côté, les SR syriens se disaient, sans doute à juste titre, inquiets de l’ampleur du phénomène, des centaines de volontaires rejoignant chaque mois les rangs des groupes insurgés et l’armée perdant du terrain malgré le soutien sans limite accordé par la Russie et l’Iran. D’un autre côté, ces mêmes services proposaient de transmettre des informations au sujet de ces recrues – sans qu’on sache bien ce qu’ils savaient véritablement – et il est évident qu’il s’agissait là, avant tout, de créer un axe de coopération, même minimal, permettant d’affirmer le moment venu qu’il était temps de se concentrer ensemble sur un ennemi commun. A plus long terme, ces canaux, même modestes, serviraient un jour à renouer les fils du dialogue. La stratégie, ça reste quand même un métier.

Avec une audace et une habileté à la mesure de l’enjeu, les maîtres-espions de Damas, qui n’étaient d’ailleurs pas si sûrs de leur coup (leurs alliés à Moscou et Téhéran l’étaient encore moins), ont donc favorisé leur adversaire immédiat afin de détourner leur ennemi lointain de son dessein. La manœuvre, inverse de celle mise en œuvre par al-Qaïda au cours des années ’90, n’est pas allée sans difficultés mais elle semble avoir réussi : poussés par leurs opinions publiques, aiguillonnés par une menace jihadiste dont ils ne savent comment se dépêtrer, et séduits par la rentabilité immédiate d’un raid sur un camp de l’État islamique, les Occidentaux ont rapidement délaissé la révolution syrienne, trop complexe, trop aléatoire, trop indécise – mais n’est-ce pas le propre des révolutions, après tout ?

Avec le recul, cet abandon, qui constitue un naufrage moral rarement vu, était hélas inévitable. Face, en effet, au soutien désordonné accordé aux rebelles par une poignée de puissances occidentales et l’implication somme toute mesurée des pétrothéocraties du Golfe aux ambitions guère reluisantes, Moscou et Téhéran ont choisi, non seulement d’ouvrir grands leurs arsenaux à Damas et de lui accorder des prêts illimités, mais de combattre à ses côtés, et finalement à sa place. Là encore, le régime paye cher sa survie, puisque non content d’avoir massacré son peuple – selon une désormais ancienne tradition locale –, il a vendu sa souveraineté à la Russie (dont on connaît l’amour ancien pour les cultures étrangères) et à l’Iran (gage de stabilité régionale, comme chacun sait). Quant à la Turquie, au jeu irresponsable et incontrôlable, elle a, elle aussi, tenu un rôle qui devra bien, un jour, nous conduire à réévaluer nos relations avec elle. Un jour.

« Je souhaite la victoire du régime syrien »

Que, dans cette interminable tragédie, les uns et les autres aient choisi leur camp n’a rien d’étonnant. Que, comme souvent, cette guerre se soit invitée dans nos débats nationaux et ait fait sortir du bois experts de pacotille, chefs de guerre en pantoufles et autres trolls conspirationnistes ne devrait pas plus nous surprendre. Certains, sur la foi de ce qu’on aimerait appeler des raisonnements, contestent en effet le bien-fondé de la révolution syrienne. Ils n’hésitent pas, pour ce faire, à mentir, à tordre les faits et à faire passer, sans convaincre, leur choix pour du pragmatisme. Qu’on soutienne le régime, admettons, puisque nul ne sera inquiété pour ses opinions, aussi nauséabondes soient-elles. Mais il faut prendre pour ce qu’ils sont ceux qui relayent des éléments de langage écrits à Damas ou Moscou.

Soutenir Damas et Moscou ne relève, en effet, en rien d’une approche supposément technique, froide, sans biais. Il s’agit, au contraire, d’une démarche politique qui reprend sans les discuter les affirmations, et de la Syrie, qui cherche à toute force à ôter aux révolutionnaires de 2011 toute légitimité (et on a vu comment) tout en tentant de faire oublier son passé et la nature de ses dirigeants, et de la Russie, qui utilise le conflit pour accentuer ses attaques contre nos démocraties. Il n’aura échappé à personne que les propagandistes, conscients et inconscients, des positions syro-russes se trouvent dans les rangs des supposés patriotes intransigeants de droite et de gauche et chez les tenants, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, d’une ligne farouchement antiaméricaine (officiellement antiimpérialiste, mais ça ne trompe personne) et viscéralement hostile aux pétrothéocraties. Une fois de plus, on a parfaitement le droit d’être hostile aux États-Unis (les arguments contre eux ne manquent pas) et il est plutôt sain de ne pas éprouver de sympathie particulière pour l’Arabie saoudite, mais il est conseillé d’argumenter. Les vociférations, outre que c’est assez vulgaire, n’aident guère.

Le coup de génie de la propagande russe est d’avoir su utiliser nos propres obsessions internes pour nourrir sa rhétorique de guerre. Face à la menace jihadiste et aux délirants projets de gouvernance de l’État islamique, d’al-Qaïda ou des groupes salafistes apparus localement, on nous a présenté avec un admirable aplomb un régime syrien laïc, intransigeant avec le terrorisme, défendant nos valeurs puisque nous ne le faisions pas. Le président al-Assad, qui a désormais tribune ouverte dans un hebdomadaire essentiellement disponible chez le coiffeur, nous est vendu comme un homme moderne contraint, à cause de nos renoncements, à des mesures extrêmes. A coup de cartes idiotes et/ou mensongères, on nous a aussi parlé de gazoducs et autres gisements mystérieux qui auraient justifié un complot que personne n’a jamais réussi à exposer clairement – et pour cause.

La brutalité de l’intervention russe en Syrie, à partir de l’automne 2015, a de surcroît renforcé les flux migratoires en provenance de Syrie. Ces déplacements de populations, outre qu’ils ont permis à des jihadistes d’entrer en Europe (ils n’avaient besoin de ça, mais ça les a aidé), ont accru, notamment dans les pays occidentaux, les tensions communautaires et accentué le les angoisses identitaires de nombre de nos concitoyens. A la manœuvre sur le champ de bataille, à des milliers de kilomètres de chez nous, Moscou, par un heureux hasard, finance aussi des organes de propagande (que quelques esprits audacieux tentent de faire passer pour des organes de presse, mais ça ne prend pas, désolé les gars) dont l’obsession est d’amplifier les tensions sociales et politiques chez nous. Quand on sait que la même Rodina essaye à toute force de saborder nos démocraties, on est bien obligé de reconnaître l’habileté de la manœuvre, qui s’apparente à un par-dessus cher aux rugbymen. Il n’y a nul complot ici, mais simplement la démonstration que quand une stratégie a été pensée et que des moyens cohérents ont été développés en conséquence il est plus facile de saisir les opportunités qui se présentent. (Contre-exemple : la France en 2015 face à l’EI).

Les défenseurs du régime syrien ne trompent personne. Comme ses soutiens et lui, ils approuvent la répression aveugle et sans limite, minimisent ou justifient le bilan humain littéralement sidérant de la guerre, évoquent – sans surprise – un complot d’élites occidentales forcément décadentes et corrompues (et dénoncer la corruption quand on défend Moscou et Damas, faut quand même le faire) et ignorent toutes les preuves réunies contre lui. Elles sont pourtant accablantes, et le régime dont certains nous vantent la grandeur et avec lequel nous partagerions tant a procédé à des campagnes de viols systématiques de femmes et d’enfants, a pratiqué la torture à grande échelle, a ordonné d’innombrables exécutions et est devenu une des pires machines à broyer de ces dernières décennies. Ceux qui le défendent en sont les complices de fait, et certains d’entre eux sont sans ambiguïté des petits télégraphistes rémunérés.

Que faut-il, alors, conclure de leur posture ? Complices, ils sont de fait en partie responsables du prolongement de cette horreur. A la différence des intellectuels qui, à la découverte des crimes de Staline (connus depuis les années ’30 mais niés avec insistance), rompirent avec l’Union soviétique voire avec le communisme, les actuels soutiens occidentaux de Damas se vautrent dans le mensonge et le déni. Non seulement les crimes commis ne les choquent pas, mais ils les approuvent, les expliquent, les justifient sans la moindre mauvaise conscience. Refusant les faits comme le font tous les collaborateurs de ce monde, ils n’ont que faire de la tragédie d’Idlib ou des proportions dantesques de la guerre civile syrienne. Mieux encore, finissant par croire à leurs propres mensonges, ils refusent de voir que le jihadisme qu’ils présentent comme la pire des menaces tire, et va tirer pour encore des années, sa force du drame qui se joue en Syrie – et aussi en Irak. Se présentant comme les hérauts de la liberté d’expression, ils sont en réalité les défenseurs du plus abject des régimes. Que valent, finalement, les discours larmoyants au sujet de nos valeurs et des remparts sur lesquels ils seraient les seuls à combattre ? Rien. Ils se voient en Churchill mais ne sont que de médiocres miliciens, ancien haut responsable de nos services dont l’évocation du nom fait sourire dans les couloirs, universitaire de seconde zone au CV bidonné, journalistes idiots et/ou malhonnêtes séduits par quelques cadeaux de pacotille et l’illusion de faire du terrain dans des zones contrôlées par les milices confessionnelles (ah, la belle laïcité que voilà) ou blogueurs condamnés par la justice.

Face à eux, quelques voix ne se taisent toujours pas, à l’instar de Marie Peltier, infatigable malgré les attaques odieuses qui ne cessent de la viser, Michel Duclos, grand connaisseur de la Syrie, ou Nicolas Tenzer, qui ne renonce pas à nous rappeler que la morale, qui n’est pas la candeur, devrait nous guider. Eux, et d’autres, ont bien perçu que la guerre civile syrienne était bien plus qu’un phénomène régional. Sa nature, les forces qui s’y affrontent (ou qui refusent de s’y engager) et les monceaux de cadavres qui s’y accumulent façonnent un monde de haines recuites, de vengeances sans fin, de narrations politiques délirantes. La Russie, qui n’a été que fugitivement une alliée de la France (jusqu’à l’abandonner en 1917) ne partage aucune de nos valeurs et aspire plutôt à nous abattre. Quant à la Syrie, dont le régime est à tous les égards pire que les émirats et autre califat criminels péniblement mis en place par les jihadistes ici et là depuis 30 ans, elle est de longue date une menace pour ses voisins, pour la région et surtout pour son peuple.

Vous aimez disserter sur l’Afghanistan de 1979 ? La Bosnie de 1992 ? L’Irak de 2003 ? Vous allez adorer – ou pas peut-être pas, d’ailleurs – observer les suites vertigineuses de la guerre civile syrienne, nouveau tombeau de nos ambitions diplomatiques, nouvelle illustration de l’apport russe aux relations internationales.

Pour vous, Marc, et vos élèves.