Le Goulag, phénomène majeur de notre histoire

Petr Belov, Le Sablier, 1954 ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images
Petr Belov, Le Sablier, 1954 ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images
Petr Belov, Le Sablier, 1954 ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images
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Deux documentaires diffusés sur la chaîne Arte invitent à interroger l'héritage du cauchemar idéologique que fut le XXe siècle, quand le système concentrationnaire du goulag voisinait avec la propagande d’un avenir radieux, les massacres de masse avec ce que l’on n’appelait pas encore les fake news.

Avec
  • Cédric Tourbe Réalisateur, scénariste et producteur
  • Nicolas Werth Directeur de recherche émérite au CNRS et président de la branche française de Memorial International
  • Galia Ackerman Journaliste, historienne, spécialiste du monde russe
  • Luba Jurgenson Professeur de littérature russe à l'Université Paris-Sorbonne et écrivain

Les Goulags furent un phénomène majeur de l’histoire du XXe siècle, un pays dans le pays, une civilisation inconnue. Nicolas Werth, François Aymé, Patrick Rotman, co-auteurs du film Goulag, une histoire soviétique 

A la faveur de la diffusion de ce documentaire en trois parties sur Arte le 11 février dernier, voici que ce phénomène méconnu fait surface au grand jour. Si "Goulag" s’annonce déjà comme le plus grand succès documentaire d’Arte, il sera suivi mardi 25 février de la diffusion d'un autre film, Katyn, les bourreaux de Staline réalisé par Cédric Tourbe et consacré au massacre de plusieurs milliers d’officiers polonais par le NKVD en 1940.

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La formidable richesse des archives utilisées dans ces deux films, les témoignages des familles des victimes réalisés par l’association de défense des droits de l’homme Memorial pour la «perpétuation de la mémoire des victimes des répressions», les images des camps de travail, ceux, souriants des monstres que furent Lavrenti Beria, Nikolaï Iejov - ou Vassili Blokhine que le public découvre sans doute pour la première fois - en plus de ceux de Staline ou Lénine, aident sans doute au succès de ces films. 

Mais, plus profondément, ces documentaires ne nous amènent-ils pas aussi à nous interroger sur nous aujourd’hui ? Sur le cauchemar idéologique que fut le XXe siècle où le système concentrationnaire voisinait avec la propagande d’un avenir radieux, et les crimes de masse avec ce que l’on n’appelait pas encore les fake news. N’est-ce pas à cette époque aussi que le langage a été perverti ? Et de cela aussi nous sommes les héritiers aujourd'hui.

Marc Weitzmann s’entretient avec Galia Ackerman, écrivaine et journaliste, Luba Jurgenson, professeure de littérature russe à l'Université Paris-Sorbonne, Cédric Tourbe, réalisateur, co-auteur avec Olivia Gomolinski du documentaire « Les bourreaux de Staline. Katyn 1940 » diffusé sur Arte le 25 février prochain, et Nicolas Werth, historien, directeur de recherche à l’Institut d'histoire du temps présent (IHTP/CNRS), spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, et co-auteur avec Patrick Rotman et François Aymé de la série documentaire « Goulag, une histoire soviétique » diffusée sur Arte depuis le 11 février dernier.

Pourquoi peut-on dire que le Goulag a été l’un des phénomènes historiques majeurs du XXe siècle ?

Nicolas Werth : Par l’ampleur géographique de ces milliers de camps qui ont gagné tout l’espace soviétique. Et par le nombre incroyable de Soviétiques, et de non Soviétiques, qui sont passés par le Goulag : 20 millions de Soviétiques qui ont connu le camp, plus 6 millions qui ont été déportés dans des villages de peuplement non loin des camps, et environ un million d’Européens, essentiellement de l’est, qui ont fait cette expérience des camps soviétiques, en une seule génération, de la fin des années 1920 au milieu des années 1950.

Comment expliquer la formidable richesse de ces archives filmées ?

Cédric Tourbe : En Union soviétique, la pellicule est le monopole de l’Etat. Donc la question c’est pourquoi on filme ? Les îles Solovki [laboratoire expérimental de ce que deviendra le Goulag, ndr], on les filme abondamment parce qu’elles servent d’exemple : ici, on va rééduquer. L’arrestation des prêtres en 1918, on la filme parce qu’on a envie de montrer cela. La Guépéou [la police d'État d'URSS], on la filme au début des années 1920. Mais plus on avance, moins on filme. Et sur l’histoire du goulag en particulier, c’est très net, après 1945 c’est compliqué de trouver des images parce qu’à partir de là, on ne montre plus. La question c’est à un moment le régime décide de montrer, et plus on avance, plus on entre à la fois dans le régime du secret et dans une propagande de mieux en mieux maîtrisée.

Pour reprendre la question posée par Primo Levi au sujet des camps d’extermination nazis, comment parler, comment écrire sur l’expérience du Goulag, quand on sait que le seul vrai témoin est celui qui n’en est pas revenu ?

Luba Jurgenson : Les grands textes sur le Goulag échappent à l’opposition traditionnelle entre fiction et document. Dans Les récits de la Kolyma par exemple, Chalamov a essayé de restituer la déshumanisation engendrée par le Goulag, ce qu’il appelle le transhumain, cet état entre la vie et la mort que connaît le détenu exténué, qu'il appelle le "crevard". Ce qui compte pour Chalamov, c’est de témoigner depuis cet état, mais comme il est un survivant, qu’il est revenu à la vie entre temps, il n’est plus dans cet état. Donc son propos c’est de dire que nous n’accéderons jamais à la réalité du Goulag, qu’il est nécessaire d’en passer par une sorte de traduction vers la langue du lecteur. Chalamov lui-même a traversé à plusieurs reprises cet état entre la vie et la mort, donc il estimait que c’était un état humain "nouveau", synonyme de cette modernité que les camps représentent d’une certaine façon.

Comment expliquer que la transmission de cette histoire ne se soit pas faite ? 

Luba Jurgenson : Pour ce qui concerne l'Europe, la question de l’occultation des camps tient aussi au fait que, pour les Occidentaux, le Goulag était vu comme un phénomène d’arriération héritée de l’empire tsariste, alors que pas du tout.

Dans la Russie d’aujourd’hui, par quel dédale la mémoire des camps est-elle passée ?

Galia Ackerman : Pendant la Perestroïka et pendant les mandats de Boris Eltsine, il y a eu la reconnaissance de la totalité des crimes de l’époque soviétique, de l’époque stalinienne mais aussi de l’époque léninienne. On pensait alors qu’il serait impossible de revenir en arrière. Mais Poutine a décidé de faire de la grande victoire de la Seconde Guerre mondiale le pivot de la nouvelle identité russe, de réhabiliter la période soviétique, et en particulier la période stalinienne, parce que, selon lui, c’est Staline qui a obtenu cette victoire. La doxa officielle aujourd’hui fait de la figure de Staline un héros, on lui pardonne tout parce qu'il est celui qui a élargi les frontières de l’URSS et qui a mis sous son contrôle la moitié de l’Europe orientale. Mais pour que cette réécriture de l'histoire passe, il faut occulter - ou pire encore pervertir - ce qui s’est passé, le Goulag, les persécutions, les purges, etc. 

À noter, le livre Goulag, une histoire soviétique (Seuil, 2019), de Nicolas Werth, François Aymé et Patrick Rotman ainsi que le documentaire Goulag de Hélène Châtelain, Iossif Pasternak (2000). En quatre parties, il revient, de 1920 à 1950, sur les lieux mêmes de la détention et de la disparition des victimes du systèmes concentrationnaire soviétique.

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