La censure chinoise confirme qu'elle est disposée à payer les frais de la “disparition des médias”

Copie d'écran de la dernière chronique publiée sur Tencent Dajia, via Twitter.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en chinois, ndlt]

Tencent Dajia (également appelé We Tencent – 騰訊大家), le média en ligne prisé pour la qualité de ses chroniques, a soudainement disparu du web chinois après avoir publié un article intitulé Les 50 jours de la pneumonie de Wuhan : les Chinois paient tous le prix de la disparition des médias.

Suite à la publication de l'article, le site web de Tencent Dajia et son compte WeChat ont disparu de la Toile. Tencent Dajia et WeChat, une application de messagerie et de médias sociaux très utilisée par les Chinois, sont tous deux détenus par le plus grand géant technologique chinois, Tencent [fr].

Le retrait est intervenu le 19 février, le jour même où trois reporters du Wall Street Journal ont été expulsés [en] de Chine en réaction à la publication d'un article d'opinion [en] désignant la Chine comme le “véritable malade de l'Asie”.

Le démantèlement de Tencent Dajia est perçu comme un événement marquant dans le renforcement de la censure en Chine depuis le début de l'épidémie de COVID-19 [fr] à Wuhan. Grâce au soutien de Tencent [fr], le site a pu se positionner comme un leader de l'industrie des médias, recrutant des centaines d'écrivains et journalistes de renom de la Chine continentale, de Hong Kong et de Taïwan depuis son ouverture en décembre 2012. Malgré la censure et les restrictions de la liberté des médias en Chine, les chroniques sur We Tencent ont acquis la réputation d'être parmi les meilleures du paysage médiatique sinophone.

Depuis des années, la plateforme avait échappé à la stricte censure chinoise, grâce à la protection de Tencent. Après avis des censeurs, la rédaction ne supprimait généralement que certains articles ou suspendait les publications pendant un certain temps afin de procéder à un “nettoyage” complet. Cette fois, le compte public “Dajia” a été supprimé sur WeChat et des dizaines de milliers d'articles publiés au cours des sept dernières années se sont volatilisés.

Cette censure brutale a scandalisé de nombreux internautes sur les médias sociaux. Beaucoup estiment que le dernier article publié intitulé Les 50 jours de la pneumonie de Wuhan : les Chinois paient tous le prix de la disparition des médias (武漢肺炎50天,全體中國人都在承受媒體死亡的代價) est à l'origine de ce démantèlement.

La disparition des médias

Beaucoup perçoivent également dans cet évènement une manœuvre de la censure afin de contraindre l'entreprise “mère” Tencent, à sacrifier son propre “fils”, Dajia. Ce commentaire publié sur WeChat par l'avocat des droits humains Tang Min-tao, a été repris sur Twitter :

【腾讯“大家”公众号被“腾讯”注销】因一篇文章,腾讯自己的公众号“大家”被“自己”注销,让自己人对自己人下手,这事被做得出来?这篇文章谈的是媒体死亡,最终,导致了“大家”自己死亡。

[Le compte public “We” de Tencent  a été supprimé par l'entreprise] À cause d'un article, le compte public “We” de Tencent a été supprimé par son propriétaire. Qui a le pouvoir de faire cela ? Cet article évoque la disparition des médias aboutissant finalement à la mort du “We” lui-même.

Les réflexions décrites dans l'article 50 jours de pneumonie de Wuhan sont en réalité assez modérées : son auteur, un professionnel des médias, a simplement fait remarquer que la liberté de la presse était le meilleur vaccin pour gérer l'épidémie et que l'apparition du virus COVID-19 à Wuhan avait été facilitée par le dysfonctionnement des médias ou la “disparition des médias”.

Selon les constatations de ce rédacteur, entre le 8 décembre 2019 et le 20 janvier 2020, les médias ont fait office de “calmant”, la majorité des reportages mettant l'accent sur le fait que la propagation du virus était “sous contrôle” puisque les experts ont affirmé que le virus n'était pas transmissible entre humains.

Après le 20 janvier, alors que l'épidémie se développait en dehors de la Chine, et que les autorités décrétaient des mesures d'urgence pour contenir la propagation, les médias ont entrepris de produire des contenus avec des messages positifs afin de “toucher le cœur” du peuple chinois et de le sensibiliser à la lutte contre le virus. L'auteur souligne que le 25 janvier, les médias officiels de Hubei et de Wuhan considéraient encore comme des rumeurs les informations diffusées par les médias sociaux sur la situation réelle dans la ville mise en quarantaine.

Jia Jia, le fondateur et rédacteur en chef de We Tencent, estime donc que la disparition de Tencent Dajia résulte d'un revirement dans la stratégie globale du gouvernement :

《大家》的slogan是我说的六个字:洞见、价值、美感 。这是非常不容易坚持的编辑原则,也是在中国非常稀缺的事务……有良知的文字,会记录描述以及解释我们所遇到的大问题。腾讯《大家》过去正是为这些大问题而生,当然也是为这些大问题而死。

Le concept de “We” est décliné en trois mots que j'utilise : perspicacité, valeur, beauté. Un tel principe éditorial est à la fois délicat à défendre et très rare en Chine… écrire avec conscience implique de décrire et d'expliquer les grands problèmes auxquels nous sommes confrontés. “We” est né avec pour objectif d'aborder ces grandes questions et sa suppression est également liée à celles-ci.

Suppression de nombreux comptes et groupes WeChat

Après le déchaînement des médias sociaux qui a suivi le décès du Dr Li Wenliang [fr], la censure en Chine a franchi un nouveau palier. Depuis le 6 février, une consigne des autorités de sécurité publique a été diffusée sur un grand nombre de groupes WeChat, recommandant de ne pas diffuser d'informations non officielles relatives au coronavirus. Le non-respect de cette règle, selon la note, se traduirait par la suppression définitive du groupe.

Dans la ville de Jining, située dans la province du Shandong au nord-est de la Chine, des allégations non vérifiées circulant en ligne affirmaient que tous les groupes WeChat des institutions publiques telles que les hôpitaux, les écoles, les bureaux du Parti communiste chinois (PCC), entre autres, avaient été supprimés pour prévenir les fuites d'informations sur la propagation de COVID-19. Les directeurs de ces services ont déclaré que l'objectif d'une telle mesure était de renforcer la protection des membres de ces groupes. Bien que les autorités du Shandong aient par la suite signalé cette information comme étant une rumeur, dans les commentaires, des internautes ont dit avoir été témoins de telles suppressions.

Même les réseaux familiaux privés sont assujettis à la censure, comme l'a remarqué un étudiant chinois d'outre-mer sur Matters News :

今天在家里的微信群里讨论了一下武汉病毒所的学术文章,职业病发作,简单给地给姐夫科普了一下石正丽的论文摘要,居然在半小时之后收到了微信的辟谣小助手的推送。。。。。。
可我这不是谣言,白纸黑字的学术文章,有本事让杂志撤回文章啊。打电话回国,老姐说,说不定因为你,网警已经开始关注我们家的小小家庭群了,太可怕了。
海外还有部分天真的华人觉得这次的疫情会让党的政策有所松动,这真是太天真了。

Aujourd'hui, j'ai évoqué un article théorique sur le laboratoire de virus de Wuhan. Du fait de ma formation, j'ai exposé brièvement le contenu de l'article écrit par Shi Zhengli [en]. En trente minutes, le groupe a reçu une notification du modérateur de WeChat, en charge de la lutte contre les rumeurs…
Mais le sujet que j'ai traité n'est pas une rumeur, c'est un document scientifique écrit noir sur blanc. Pourquoi ne pas demander au rédacteur en chef de la revue de retirer ce document si c'est une rumeur ? J'ai contacté ma sœur en Chine qui m'a confié que, par ma faute, la police d'Internet a entrepris de surveiller notre groupe familial WeChat, c'est terrifiant.

Certains Chinois d'outre-mer pensaient que le coronavirus allait assouplir le contrôle sur toute forme de discours, c'est hélas d'une grande naïveté.

Les comptes des particuliers sont également soumis à une radiation irréversible. Une utilisatrice de WeChat a témoigné de son expérience sur Matters News le 11 février :

我收到的是“限制登陆,不可解封”。
我申诉了,可是看到帖子说基本是没有可能解封的。看了有同样经历朋友的帖子,他形容的很对,感觉自己像一个幽灵,还能看见别人在群里讨论你,可是你却不能说话了。
最不方便的是很多业务上的朋友是通过微信来保持联系和增进友谊的。
以后我的灵魂和精神只能活在墙外了。这种感觉像是被流放着。因为我们真正关心的,和真正想覆盖到的观众在墙内。
许章润教授据说也被封号了,更严重的是他失联了。我不想失联。和他同一批被封号,我又有些自豪,我又有些害怕。
在墙内,我只乖乖做一只只知道赚钱蝼蚁吧。

J'ai reçu une notification mentionnant un “blocage définitif de la connexion” sur WeChat.
J'ai déposé un recours mais des tiers m'ont indiqué qu'il était désormais exclu de pouvoir ouvrir à nouveau mon compte. Un ami, vivant la même expérience, m'a raconté qu'il était devenu invisible et qu'il pouvait voir d'autres personnes parler de lui dans les groupes mais qu'il ne parvenait plus à leur répondre.

Ce qui me contrarie le plus, c'est que j'ai de nombreux amis dans le cadre professionnel sur WeChat et que je dépends de la plateforme pour maintenir les échanges. Désormais, mon âme et mon esprit sont obligés de survivre en dehors de cette communauté. J'ai le sentiment d'être une exilée dans la mesure où je me préoccupe de ce qui se passe à l'intérieur de ses murs et où je veux échanger mes points de vue avec les personnes à l'intérieur des murs.

Le compte du professeur Xu Zhangrun [en] a lui aussi été supprimé. Le comble, c'est qu'il est dorénavant injoignable. Je ne souhaite pas subir la même chose. Mais je suis heureuse que mon compte ait été supprimé pour la même raison que les autres [personnes qui s'engageaient en faveur de la liberté d'expression sur les médias sociaux]. Je suis aussi effrayée. Dans cette enceinte, je n'ai d'autre choix que celui de vivre comme une fourmi qui œuvre en silence pour sa survie.

Consultez le dossier spécial de Global Voices sur l'impact du coronavirus de Wuhan [fr].

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