Interview

Budget de l'UE : «L’Europe est plombée par le triomphe de l’individualisme»

Pour l’ex-eurodéputé Jean-Louis Bourlanges, l’UE est vouée à disparaître si elle oublie l’importance de l’intégration et de la solidarité.
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles
publié le 23 février 2020 à 19h26

Jean-Louis Bourlanges, vice-président (Modem) de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale et ancien député européen (1989-2007), est l’un des plus fins analystes de l’Union. Il ne cache pas son pessimisme sur l’avenir de celle-ci.

L’échec du sommet montre-t-il qu’il n’y a plus de volonté de poursuivre l’intégration européenne ?

La fable, c'est celle de l'Allemagne et des quatre radins que sont les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et l'Autriche. En apparence, ils sont tous d'accord pour ne pas aller plus loin, et surtout pour ne pas dépenser plus. L'Union européenne telle qu'elle est convient à des pays qui tirent avantage du marché intérieur - et pour quatre d'entre eux de l'euro - et ne voient pas pourquoi ils devraient payer davantage pour les autres. Trois de ces pays [Autriche, Danemark et Suède, ndlr] sont issus de la zone de libre-échange créée par les Britanniques en 1960 pour faire pièce au marché commun. Ils se méfient depuis toujours d'une Europe intégrée à vocation politique. Les Pays-Bas, quant à eux, ont toujours été sensibles aux sirènes britanniques : ce qu'ils ont préféré en Europe, c'est le parapluie américain !

Mais l’Allemagne est au cœur de la construction européenne…

Les Allemands sont évidemment travaillés par les mêmes pulsions mais, effectivement, ils ne peuvent oublier que la construction européenne est largement leur œuvre. Curieusement toutefois, cette histoire, celle de cet après-guerre rédempteur, contribue à les paralyser car elle leur semble trop parfaite pour être dépassée par quelque chose de mieux. Une Allemagne paisible et démocratique, protégée des violences de l’histoire par une Amérique tutélaire et bienveillante, et vivant prospère dans une Europe pacifiée et quasi désarmée, c’est pour eux le paradis sur Terre.

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Alors quand Emmanuel Macron arrive à cheval pour leur dire avec raison, mais sans ménagement, que ça ne peut pas durer comme ça, que l’Europe, elle-même travaillée par des passions de plus en plus tristes, est désormais seule dans un monde devenu plutôt malveillant et que pour sauver ses valeurs, ses intérêts et ses modes de vie, il va falloir être beaucoup plus solidaire et beaucoup plus politique, les Allemands ont du mal à accepter un discours aussi perturbateur économiquement, politiquement et moralement. Du coup, tout ce monde freine des quatre fers.

Les pays de l’Est ont demandé un budget plus conséquent. Est-ce à dire qu’ils ont pris conscience des avantages de l’intégration ?

Sans doute, mais il ne faudrait pas que leur seul lien avec le train de l’Europe, ce soit le wagon-restaurant. Reconnaissons toutefois à leur décharge qu’on ne leur a rien proposé de bien exaltant. Les géopoliticiens ont coutume de dire que le développement de forces centrifuges de dislocation à la périphérie d’un système est toujours la conséquence de la fragilité et de l’incertitude du centre. C’est très exactement ce que nous vivons au sein de l’UE. Contrairement à ce que pensent nombre de nos compatriotes, notre principal problème ne vient pas des pays dits «de Visegrád», mais de l’incapacité des Allemands et des Français à penser en convergence leur avenir et celui de l’Union. Nous sommes parfaitement parvenus, et ce n’est pas rien quand on songe au passé, à civiliser nos échanges et à pacifier nos relations, mais la tâche qui est la nôtre depuis la fin de la guerre froide est d’un autre ordre : il s’agit d’agir ensemble et de réussir notre révolution copernicienne. Et là, le bilan est très pauvre et la force d’entraînement du couple très faible. Nous avons jusqu’à présent réussi à protéger l’UE mais pas à la développer. Cette Europe à faible carburant ne résistera pas indéfiniment aux vents mauvais de l’histoire.

Faut-il se résigner aux années d’eurosclérose qui s’annoncent ?

Se résigner, mais à quoi sinon à disparaître ? Nous sommes tous plombés par le triomphe de l'individualisme, du corporatisme, du localisme et du sectarisme - les trois derniers n'étant d'ailleurs que des individualismes à plusieurs. Nous semblons de plus en plus incapables de faire ce que j'appellerai le «détour de solidarité» dans le temps comme dans l'espace, c'est-à-dire accepter le différé de résultats à attendre d'un investissement ou d'un acte de solidarité. La vraie devise de l'UE, c'était : «Egoïsme bien ordonné commence par les autres.» Avec nos criailleries budgétaires, nous sommes dangereusement loin du compte. L'Europe est une création de l'histoire qui n'a plus la volonté de faire face.

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