À l’ombre des podiums de la Fashion Week qui débutait le 24 février à Paris, de jeunes créateurs, créatrices et collectifs artistiques proposent de nouvelles manières de concevoir la mode : plus brutes, plus inclusives, moins aseptisées et surtout moins polluantes.
Ce n'est que le début de la Fashion Week et la curatrice et experte en tendances mode Julie Pont est déjà irritée. « Aujourd’hui, aucun magazine de mode grand public ne se pose les bonnes questions, regrette-elle. Je me fiche du dernier sac Fendi de Bella Hadid dans Vogue, tout comme je me fiche que Gucci ait envoyé les invitations de son show sur WhatsApp ou que Vuitton ait envoyé les siennes avec une horloge soi-disant "recyclable". On marche sur la tête ! »
Lassée, la jeune femme membre du collectif Blasphème et cofondatrice du compte Instagram @foundashion, s’est donné pour mission de documenter les évolutions vertueuses de la mode, deuxième industrie la plus polluante au monde largement critiquée pour son mépris de la réalité. Une initiative qui implique de sortir des podiums et de s’intéresser aux pratiques d’acteurs plus discrets.
Produire moins et mieux
« Aujourd’hui, toute une génération de créateurs âgés de 20 à 30 ans n’est plus d’accord avec le système, rapporte Julie Pont. Leur cahier de doléances, lui, est particulièrement chargé : produire moins et mieux, réapprendre à consommer, ne plus enfermer les gens dans des clichés, regarder ses potentiels acheteurs pour ce qu’ils sont, donner davantage de place au collectif dans nos manières de travailler, ne plus invisibiliser tout un pan de la société… » Pour eux, s’habiller n’est plus seulement une question d’esthétique, mais de nouveaux modes de production, d’organisation, de communication et de représentation. Un changement de paradigme qui fait souvent appel au bon sens.
« Au lieu de penser en termes de saisons, de collections ou de capsules, on privilégie un pull, une chemise, un pantalon sur lesquels on itère. On en vend 1 000 et quand il n’y en a plus, il n’y en a plus. Bref, on fabrique des vêtements qui durent », explique la jeune femme. Elle cite, à ce titre, l’exemple d’Adrien Garcia, auteur du podcast Entreprendre dans la mode dont la marque engagée propose de vous rhabiller pour l’hiver avec une seule pièce.
Innover en mode, c’est aussi s’emparer des nouvelles technologies pour limiter l’impact de sa production. « C’est avoir un algorithme qui optimise votre coupe et limite la perte de tissu », ou « faire appel à la biochimie pour inventer de nouvelles matières ». C’est aussi inventer une machine qui réconcilie prêt-à-porter et couture sur mesure, comme l’a imaginée la Française Jeanne Vicerial. Dans sa « Clinique Vestimentaire », l’artiste-styliste propose une alternative à la surproduction de vêtements et aux tailles standardisées (34, 36, 38…) en créant des pièces qui s’adaptent à tous les corps, sans chute de tissu, ni gâchis et de manière locale.
En matière d’innovation responsable, le pays de la haute couture est pourtant à la traine. « En France, on vend un héritage textile que l’on produit ailleurs, se désole Julie Pont. Concrètement, les grandes marques de mode et de luxe françaises n’ont pas besoin de bouger : les chiffres sont là, tout roule pour elles. Alors pourquoi changeraient-elles ? C’est l’inconvénient des pays historiques qui pensent être assis sur un patrimoine inébranlable ». A contrario, on voit des pays comme la Suède et le Danemark se positionner avec force sur le sujet de l'environnement. En 2019, la Fashion Week de Stockholm avait été annulée car les objectifs écologiques de l'événement n'avaient pas été atteints.
Changer les systèmes de représentation
Mais « innover passe aussi par changer la manière dont on présente les corps, la beauté ou les catégorisations sociales », poursuit Julie Pont. Outre les considérations environnementales, ce sont aussi les normes de représentation du secteur qui dérangent un nombre grandissant de créateurs. Et quand rien de ce qu'ils voient ne leur correspond, ni les photos retouchées d’Instagram, ni les mannequins taille 34 des magazines, la contre-culture résonne souvent comme une alternative.
« C’est exactement ce qu’il s’est passé avec l’arrivée d’esthétiques plus brutes comme celle du "ugly" (une façon de penser et de se vêtir qui consiste à renier les canons du beau en vouant un culte aux aspérités, à l’imparfait, voire à la laideur, ndlr) », explique la curatrice.
Rapidement récupéré par les grandes marques - on se rappelle des Crocs et du sac IKEA lancés par Balenciaga - le mouvement a pourtant donné naissance à une série de médias et de collectifs alternatifs, à la croisée entre mode, art et militantisme. Du collectif de mode français Gamut aux magazines Aleï et Censored, tous misent sur une esthétique brute et minimaliste, un casting inclusif et des mannequins non retouchés aux imperfections assumées.
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« Ce sont souvent dans ces collectifs que convergent les combats ethniques, queer, féministes... On y montre ce qui n’est jamais montré, sans rien sublimer, commente Julie Pont. Là-dedans, je vois l’héritage des punks de Londres dès la fin des années 60, je vois New York dans les années 80 avec des photographes comme Nan Goldin ou Robert Mapplethorpe qui allaient dans les bas-fonds, montrer de façon crue ce qu’était le monde de la nuit et de la mode. C’est là que prend racine cette esthétique trash et on y revient : on se rend compte qu'on ne peut plus mettre des gens dans des cases, catégoriser la sexualité, les corps, les cultures : tout se mélange. »
Voir cette publication sur InstagramCrystal + Winnie watching the Beauty Parade The Other Side Boston 1973
Mais à qui profite l'émancipation ?
Cela, les grandes maisons de luxe l’ont bien compris. Et quand certaines s’en inspirent de façon plus ou moins opportuniste, d’autres vont carrément débaucher de jeunes créateurs iconoclastes. Fondateur star du collectif destroy Vetements, le créateur Demna Gvasalia est devenu le directeur artistique de la maison Balenciaga en 2015.
« Il a été l’un des premiers à vouloir concevoir la mode différemment, mais il est aussi un très bel exemple de comment on se fait rattraper par le système, commente Julie Pont. Il a beau représenter la marque Balenciaga, il joue aujourd’hui selon les règles de Kering (groupe de la marque, ndlr). Certains parlent de la technique du cheval de Troie, d’un moyen d’infiltrer le système en le changeant de l’intérieur, mais je suis assez pessimiste… J’ai vu beaucoup de jeunes marques tenter de contourner le système et finir par se faire absorber dans le calendrier des collections de la Fashion Week… »
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