« Dire qu’il a fallu cent vingt ans pour que le gouvernement américain s’attaque à ce crime ! » Karen Bass, élue démocrate de Californie et présidente du Congressional Black Caucus (représentant les élus afro-américains du Congrès), ne s’y est pas trompée. Après plus d’un siècle de débats infructueux, la Chambre des représentants a adopté, mercredi 26 février, le Emmett Till Antilynching Act, un projet de loi aux termes duquel les lynchages, ces meurtres de Noirs par des Blancs, seront désormais considérés comme des « crimes haineux » au niveau fédéral, alors que pendant longtemps ils n’ont fait l’objet de procédures qu’au niveau local ou des Etats.
Les « crimes haineux » sont une catégorie d’infractions pénales à part dans laquelle les victimes ont en commun d’avoir été ciblées en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe racial ou à une religion, ou encore en raison de leur identité sexuelle ou de leur handicap. L’Arkansas, la Georgie, la Caroline du Sud et le Wyoming sont les seuls Etats à ne pas avoir voté de loi sur les crimes de haine : le principal obstacle étant l’inclusion de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre dans la définition de ces crimes, rappelait Newsweek en août 2019.
Le texte a été adopté par 410 voix pour. Seuls l’élu indépendant Justin Amash, du Michigan, et trois élus républicains, Thomas Massie (Kentucky), Ted Yoho (Floride) et Louie Gohmert (Texas) ont voté contre. Ted Yoho a expliqué à un journaliste de CNN qu’avec ce projet de loi le « gouvernement fédéral » piétinait, selon lui, les droits des Etats. Ce texte fait suite à une version adoptée à l’unanimité au Sénat en décembre 2018.
Hommage à Emmett Till
Le projet de loi fait directement référence à Emmett Till. Le destin de cet adolescent de 14 ans, originaire de l’Illinois, torturé et tué en 1955 par les suprémacistes blancs du Mississippi, est devenu un des symboles de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. La diffusion d’une photo de son corps massacré avait bouleversé l’Amérique et lui a fait prendre conscience de la brutalité et de l’horreur du racisme. Les principaux suspects du crime, Roy Bryant et son demi-frère J. W. Milam, ont été acquittés à l’issue d’un procès expéditif.
« Au moins 4 742 personnes, en majorité des Afro-Américains, ont été lynchées aux Etats-unis entre 1882 et 1968 », rappelle le texte adopté mercredi, relevant que « 99 % des auteurs de lynchage ont échappé à la justice, au niveau local ou au niveau des Etats ». Selon l’ONG Equal Justice Initiative, l’essentiel des lynchages a eu lieu en Caroline du Nord, en Caroline du Sud, en Alabama, au Texas, en Arkansas, au Kentucky, en Louisiane, au Mississippi, en Floride, en Georgie, dans le Tennessee et en Virginie.
« De Charlottesville à El Paso, nous sommes toujours confrontés au même racisme violent et à la haine qui ont coûté la vie à Emmett et à bien d’autres », a déclaré Bobby Rush, représentant démocrate de l’Illinois qui a défendu ce texte, en faisant référence à deux tueries racistes survenues en 2017 et en 2019. « Son adoption enverra un message fort et clair à la nation : nous ne tolérerons pas ce fanatisme. »
La menace permanente du lynchage a poussé des millions de Noirs à fuir le Sud, phénomène appelé la « Grande Migration afro-américaine », modifiant radicalement la géographie démographique des Etats-Unis. Comme Emmett Till, dont la mère avait fui le Mississippi dans les années 1920.
Un siècle de discussions
« L’essentiel des lynchages se sont produits entre 1890 et 1900, mais c’est un vote symbolique », estime Simon Grivet, historien des Etats-Unis et professeur à Lille, spécialiste du système judiciaire américain. Il rappelle que dès 1900, un élu, le républicain de Caroline du Nord George Henry White, seul membre noir du Congrès, avait proposé un projet de loi antilynchage. En vain. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP – « Association nationale pour la promotion des personnes de couleur ») avait alors repris le combat, épaulée par un autre élu républicain du Missouri, Leonidas C. Dyer. Ce dernier parraina un projet de loi antilynchage adopté par la Chambre en 1922 mais qui fut enterré par les élus démocrates du Sénat. En 1934, deux élus démocrates, Robert F. Wagner et Edward P. Costigan, présentèrent un nouveau texte, une nouvelle fois stoppé au Sénat.
« Le “terrorisme racial” au Etats-Unis a duré jusqu’à après la seconde guerre mondiale », poursuit Simon Grivet. Et les lynchages n’ont pas pris fin avec la fin de la ségrégation (période entre 1876 et 1965) : en 1998, James Byrd Jr est assassiné par trois suprémacistes blancs, dont deux sont exécutés, en 2011 et 2019, le troisième ayant été condamné à perpétuité. Le 17 juin 2015, un suprémaciste blanc commet une tuerie dans une église épiscopale de la communauté noire de Charleston, en Caroline du Sud, tuant neuf paroissiens noirs dans l’espoir de déclencher « une guerre des races ».
L’Emmett Till Antilynching Act attend désormais sa ratification par Donald Trump, en campagne pour sa réélection, qui a entrepris de courtiser l’électorat afro-américain. Reste à savoir si ces électeurs auront oublié qu’en octobre, dans un de ses accès de fureur sur Twitter, il avait comparé la procédure de destitution le visant à un « lynchage ». Mitch McConnell, le chef de la majorité républicaine au Sénat avait alors commenté les propos du président : « Compte tenu de l’histoire de notre pays, je ne le comparerais pas à un lynchage, c’était un choix fâcheux de mots. »
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