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Et si Gaston Lagaffe avait en réalité un syndrome d’Ehlers-Danlos ?

Louvain-la-Neuve (Belgique), Rue des Wallons : peinture murale de la rampe inclinée EmDee/ Wiki Loves Heritage in Belgium in 2018 /image recadrée, CC BY

Gaston Lagaffe refait parler de lui, 66 ans après son embauche par le journal Spirou : le dessinateur canadien Delaf signe en effet le retour de l’un des plus célèbres « olibrius » de la bande dessinée.

L’occasion de se poser une question : et si ce gaffeur patenté était en réalité atteint d’une maladie génétique rare affectant le tissu conjonctif ? À bien l’observer, on peut en effet déceler chez lui un ensemble de symptômes caractéristiques du Syndrome d’Ehlers-Danlos.

À quelques jours du Téléthon, faisons le point sur cette maladie du tissu conjonctif… Et ses conséquences sur l’inimitable « héros sans emploi ».

Un tissu de soutien omniprésent

Le tissu conjonctif est un tissu de soutien qui maintient les autres tissus ensemble, assure la cohésion des organes, et leur sert « d’emballage ». Il n’est donc pas surprenant qu’il représente 70 à 80 % de la masse du corps humain, et qu’on le trouve partout : dans les muscles, la peau, les nerfs, les os, les parois des vaisseaux sanguins, les yeux…

Il est constitué de cellules non jointives (cellules graisseuses, fibroblastes, etc.), de fibres (élastiques et collagènes) et d’une sorte de « gel » qui les englobe et rempli les espaces laissés libres entre elles, la substance fondamentale (l’association des fibres et de cette dernière constitue ce que l’on appelle la matrice extracellulaire).

La quantité et la nature des constituants (fibres, cellules, eau…) du tissu conjonctif peut varier, ce qui lui confère différentes propriétés (par exemple, une résistance mécanique ou des capacités d’échange métabolique), et permet de le classer en différentes catégories. Sa qualité et sa quantité varient en fonction des organes : il est ainsi peu présent dans le cerveau, mais son collagène est très abondant dans le muscle – d’où la formation de gélatine au-delà d’une température de 60 °C, et donc lors de la cuisson d’un pot-au-feu…

Un syndrome multiforme

C’est parce que le tissu conjonctif est présent dans nombre d’organes que le Syndrome d’Ehlers-Danlos (SED) qui l’affecte rassemble, sous un terme générique, plusieurs maladies différentes.

Pour tâcher d’y voir plus clair et proposer une prise en soin adapté, la communauté scientifique et médicale a proposé plusieurs classifications, en fonction des manifestations cliniques.

La première a été établie en 1988 à Berlin, puis une seconde a été élaborée en 1997. Ces deux classifications ne parvenaient cependant pas à circonscrire tout le spectre de cette affection, les critères diagnostiques n’étant pas toujours pertinents. Une autre classification internationale, la classification dite « de New York », a donc été proposée en 2017, définissant 13 sous-types de SEDs.

Tous les SEDs se caractérisent par une hyperextensibilité cutanée, une hypermobilité articulaire, et une fragilité des tissus qui est source de difficultés de cicatrisation.

À l’exception du type hypermobile (SEDh), Chacun d’entre eux correspond à une affection distincte, et est définie par des mutations d’un seul ou d’un petit ensemble de gènes, d’où un diagnostic très fiable.

Le cas du syndrome d’Ehlers-Danlos hypermobile est particulier. Faute de gènes incriminés et donc de test génétique, son diagnostic s’appuie sur un faisceau d’arguments cliniques, bien que les symptômes soient multiples, hétérogènes, et que les atteintes et répercussions fonctionnelles puissent prendre de nombreuses formes. Certaines manifestations cliniques peuvent ressembler à des manifestations somatoformes, c’est-à-dire sans causes identifiées avec certitude.

Le SEDh est apparemment la forme la plus fréquente des SEDs : les estimations vont pour la France de 1 personne sur 5000 à 1 sur 20 000. Cette prévalence semblant augmenter depuis 2012, la communauté médicale a pointé la nécessité de disposer de critères précis – pour éviter les diagnostics erronés et les errances diagnostiques.

Trois critères diagnostiques

En l’absence de confirmation génétique possible actuellement, le diagnostic se fait par un médecin spécialiste en s’appuyant sur la présence concomitante de plusieurs faisceaux d’arguments et signes cliniques présents (classification de New York).

Le premier d’entre eux est une hypermobilité articulaire généralisée, qui peut être évaluée par le score de Beighton. Cet examen s’appuie sur cinq manœuvres cliniques cotées sur 9 points.

  • La dorsiflexion passive de l’articulation métacarpophalangienne du cinquième doigt (auriculaire) au-delà de 90° (1 point pour chaque main)

  • L’hyperextension du coude au-delà de 10° (1 point pour chaque coude)

  • L’apposition passive des pouces sur la face antérieure de l’avant-bras (1 point pour chaque pouce)

  • L’hyperextension du genou au-delà de 10° (1 point pour chaque genou)

  • Une flexion du tronc vers l’avant, les genoux complètement étendus, de sorte que les mains reposent à plat sur le sol lors (1 point)

Selon les auteurs et l’âge du patient, l’hypermobilité articulaire est reconnue pour un score de Beighton à 4 ou 5.

L’examen du score de Beighton.

Un second point doit aussi être examiné : la présence de deux indices, à choisir entre l’atteinte systémique du tissu conjonctif, les complications musculo-squelettiques, l’atteinte cutanée, et l’histoire familiale. On prêtera ainsi une attention particulière à une peau extraordinairement douce ou veloutée, une hyperextensibilité cutanée, un rapport envergure des bras sur hauteur important (supérieur ou égal à 1,05), des douleurs chroniques, des complications musculo-squelettiques, une instabilité franche des articulations (luxation/subluxation), etc.

Enfin, troisième point important, les manifestations cliniques ne doivent pas être expliquées par un autre diagnostic ou une autre forme de SED.

Le diagnostic de SEDh est donc porté si les 3 points sont réunis. Le tableau clinique est souvent associé à une fatigue chronique et des douleurs (parfois liées aux instabilités articulaires), qui peuvent altérer la qualité de vie. S’y ajoutent parfois d’autres signes cliniques – frilosité, reflux gastro-œsophagien, transpiration excessive, etc. – qui ne sont pas, toutefois, des critères diagnostiques.

Et Gaston Lagaffe dans tout ça ?

La lecture de cette description clinique n’est pas sans nous faire nous interroger sur le cas de Gaston Lagaffe, l’un de nos antihéros préférés. En 2017, une édition intégrale recolorisée est sortie regroupant par ordre de numéros croissants les gags de Gaston. Cette édition nous permet d’illustrer les probables critères diagnostiques du SEDh chez lui.

Dans son cas, le critère de fatigue chronique n’est plus à démontrer : il est de notoriété publique ! Ainsi, en feuilletant les pages de l’intégrale, il n’est pas rare de voir Gaston s’endormir debout, même en « sursaut » (gags 110b, 114, 130b, pages 93,91 et 112) ou lors d’une apnée prolongée (gag 239, page 182). Cette fatigue et son hypersomnie avaient fait penser à certains que Gaston pouvait être narcoleptique. Mais ne sont-elles pas plutôt en lien avec un SEDh ? Qu’en est-il des autres critères diagnostiques chez notre gaffeur ?

On le sait, Fantasio considère que Gaston n’est pas souple (gag 135a, page 120) mais « mou ». Reste que tout au long de l’œuvre de Franquin, on décèle aisément chez Gaston une hypermobilité articulaire. Ses amplitudes articulaires sont en effet très importantes, allant même au-delà des possibilités physiologiques. De plus, bien que les genoux et les coudes fléchis soient ses positions préférées, ses articulations sont parfois capables d’hyperextension, par exemple lorsqu’il joue au football.

Gaston Lagaffe : un score de Beighton entre 5 et 9 !

En l’absence d’examen clinique formel, il est évidemment compliqué de réaliser un score de Beighton. Mais au vu des différentes planches des gags, on peut l’estimer à 5, voire 7 ou 9. On note en effet une flexion à plus de 90° des auriculaires (2 points, gag 740, page 672), lorsque notre Gaston devenu gardien de but se relâche.

Mais on observe aussi une hyperantéflexion du tronc importante (dessin de couverture pour la reliure du journal de Spirou n°85 parue en 1963 et gag 26b, page 39), des mains qui reposent à plat sur le sol lors d’une flexion de tronc vers l’avant (1 point, gag 26b, page 43 ; et gag 536b, page 548), des hyperextensions de coudes passif à droite (gag 859, page 798) et à gauche (gag 875, page 814, 860) soit un total de 5 points.

Certes, l’hyperextension – ou recurvatum – du genou chez Gaston est plus discutable. Mais un coup du foulard infligé par Lebrac lors d’un match de rugby (gag 716, page 648), ainsi qu’une chute dans les escaliers (gag 536b, page 448) ou un saut avec un cerf-volant (gag 577b, page 499) en attestent (2 points), portant le score de Beighton à 7 points.

Enfin, s’il n’existe pas d’illustration formelle, on doit admettre au vu de scènes évocatrices (comme le gag 159b, page 132) qu’il existe chez Gaston un probable signe du pouce (à droite et à gauche, 2 points), ce qui pourrait porter le score à 9 points.

Cette hypermobilité articulaire est bien illustrée dans le calendrier de 1967 dessiné par Franquin (on y voit Gaston se contorsionner pour regarder les mois du calendrier), ou encore dans le gag 283 (page 208) où notre antihéros s’emberlificote avec son homologue en latex.

Cette laxité permet à notre garçon de bureau de se mettre dans des positions invraisemblables, comme lorsqu’il joue du trombone à coulisse dans une cabine téléphonique (gag 570b, page 486), ou quand il se cache pour dormir dans son armoire (gag 237, page 181). Fantasio profite de cette particularité articulaire pour glisser Gaston dans des tiroirs (gag 27b, page 44 ; gag 125b, page 109).

Il semble bel et bien présenter tous les critères

S’agissant du deuxième point nécessaire pour poser un diagnostic de SEDh, plusieurs constats peuvent être faits. Il y a d’abord chez Gaston une hyperextensibilité cutanée, qui lui permet d’utiliser un Mastigaston (Mastigaston page 138), mais aussi une peau douce et veloutée que met en évidence la restauration des couleurs de Frédéric Jannin dans l’intégrale des gags parue en 2017. C’est d’ailleurs sa peau de pêche (voir la couverture et la page de garde de l’album « le repos du gaffeur » pages 494 et 495) qui permet à Lagaffe de devenir modèle pour une publicité de PetroleScalp (gag 193, page 154).

Ensuite, on note chez Gaston un rapport bras / jambes supérieur à 1,05 (particulièrement bien illustré dans le gag 364, page 255). De plus, il est capable de recouvrir son pouce dans sa paume avec ses autres doigts, de manière bilatérale, ce qui peut témoigner d’une arachnodactylie : il n’est qu’à le voir pratiquer le bicyclown (gag 877, page 816) et sa façon de tenir la corde à sauter.

Et Gaston, tout au long de l’œuvre de Franquin, est également sensible aux ecchymoses, bosses ou cicatrices étranges après des chocs et autres traumatismes sportifs ou de bureau (par exemple gag 877, page 816). Il s’en protège avec toutes sortes de dispositifs anti-chute : en s’enroulant dans un matelas (page 236), ou bien avec un « déambulateur » (gag 10A, page 37), ou encore un lance-flamme (gag 285, page 209) en présence de verglas.

À ce tableau déjà bien fourni, on peut ajouter que les complications musculo-squelettiques et les probables luxations/subluxations articulaires sont bien présentes dans l’histoire de Gaston, comme en témoignent ses nombreuses immobilisations par plâtre et autres passages à l’hôpital : par exemple, une fracture ou une luxation du poignet gauche après avoir voulu cassé un biscuit lors d’un entraînement de karaté (gag 418b, page 314), ou une noix (gag 539b, page 451).

Enfin, son hypermobilité articulaire semble familiale, si l’on en croit les dessins de l’oncle de Gaston (page 909) et de son neveu (page 909, publicité pour dilektron parue dans le Spirou n°1805, et « Gastoon » aux éditions Marsu production).

Un fort faisceau d’arguments

Avant dernier indice sur lequel s’attarder : les nombreuses onomatopées qu’utilise Gaston pour exprimer des phénomènes douloureux, allant de « Aïe !Aïe ! » à « Gargll RRâââââh » ou « AOUHH » sont présentes de manière régulière dans tous les albums. « M’enfin »… on peut difficilement en conclure que notre garçon de bureau présente des douleurs chroniques quotidiennes depuis plus de 3 mois.

En revanche, certains auteurs rapportent dans le SEDh une frilosité dont souffre aussi Gaston. Or, Gaston explique que le « froid l’engourdit » (gag 273, page 203), ce qui le pousse à utiliser de nombreux gadgets pour se réchauffer (gag 380, page 267).

Pour terminer, tentons de vérifier si ces potentielles manifestations cliniques pourraient être expliquées par un autre diagnostic. Parmi les antécédents médicaux connus de Gaston, on retiendra une simple allergie au mot « effort », diagnostiqué dans un gag (le 422b, page 318). Aucun élément supplémentaire ne nous conduit sur la piste d’autres maladies, et il n’y a pas davantage de fragilité excessive de la peau (même à l’épreuve des flammes et autres traumatismes et brûlures chimiques) qui pourrait nous orienter vers une autre forme de SED. Enfin, on ne doutera pas du fait que Gaston ne présente probablement pas de troubles somatoformes.

Pour conclure, si, faute de test génétique disponible (et d’un examen clinique bien conduit…), il est impossible de conclure avec certitude à la présence d’un SEDh chez Gaston, un fort faisceau d’arguments permet néanmoins de penser que notre antihéros souffrait d’un tel syndrome… Ou, à tout le moins, d’une hypermobilité articulaire importante !

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