Jean-François Colosimo et Régis Debray : L’État, la politique et la religion
Réunis par l’Institut européen en sciences des religions à l'occasion de la sortie de "La Religion française" (éd. du Cerf), le dernier ouvrage de Jean-François Colosimo, l'auteur et l'historien discutent d'une spécificité hexagonale : la laïcité.
Il fallait que la confrontation ait lieu, qu’entre amis les désaccords produisent de la pensée plutôt que de l’irréconciliable. C’était l’enjeu de cet échange entre Régis Debray et Jean-François Colosimo organisé par l’Institut européen en sciences des religions en partenariat avec les éditions du Cerf. Le tout au sein de l’Institut protestant de théologie de Paris le 12 décembre dernier. Avec son nouveau livre, La Religion française, Jean-François Colosimo poursuit un travail de déconstruction entamé avec Aveuglements paru en 2018.
Une déconstruction qui touche à l’histoire de France et ses mythes fondateurs comme à l’histoire des Églises. Une déconstruction ne va pas sans réhabilitation. La religion française serait la passion avec laquelle l’État depuis Philippe Le Bel n’a eu de cesse de construire son indépendance par rapport aux papes comme aux empires. Un travail mené depuis les Capétiens. La laïcité serait née de cette volonté. Et les lois laïques ne seraient que le prolongement d’une geste bien antérieure à la Révolution française que celle-ci a définitivement inscrite au sein de notre corpus juridique. C’est peut-être autour des Lumières que se situe le point le plus complexe d’un dialogue que Jean-François Colosimo avait déjà entamé en répondant à sa manière au livre de Régis Debray Aveuglantes Lumières.
En faisant de la laïcité uniquement la volonté de neutralité de l’État, ne sous-estime-t-on pas l’apport des Lumières ? Et cette laïcité peut-elle survivre à ses ennemis sans être une « religion civile » qui éduque autant qu’elle protège, et pour laquelle on est prêt à mourir pour protéger une vie libre ? En un mot la laïcité peut-elle se passer de sacré pour être universelle ? Place au débat.
Didier Leschi
Jean-François Colosimo Poursuivant mon effort d’interroger les lieux majeurs des métamorphoses contemporaines de Dieu en politique, après avoir examiné, entre autres modèles, la théodémocratie américaine, la théosophie iranienne, la théodicée russe, il fallait bien que j’en vienne à la France. La figure de la laïcité m’est naturellement apparue comme la clé qui permettait d’analyser son « historialité », son destin transitant entre culte et culture. Et ce, d’autant plus que cette même laïcité fait aujourd’hui partie des grandes notions devenues des fourre-tout. Elle est désormais le lieu d’instrumentalisations contradictoires mais convergentes : l’extrême droite, que l’on avait connue soit intégriste soit païenne, s’en empare, tandis que l’extrême gauche, qui aime détourner les mots, la travestit en droit au communautarisme – une inversion qui en suit d’autres, comme celle du féminisme.
“Aucun autre pays ne connaît ou n’applique vraiment la laïcité telle que la France l’a pensée, décidée et actée.”
Je vois dans la laïcité, pour ma part, l’aboutissement d’une expérience millénaire. Certes, le catholicisme a été et demeure essentiel dans cette édification au sens où il a fallu plusieurs siècles de tumultueuses relations entre l’État et l’Église pour que la langue française finisse par accoucher, vers 1880, du terme, par ailleurs intraduisible. L’un est donc impensable sans l’autre. Mais, précisément, est laïque la mise à distance par l’autorité civile de toutes les croyances ou convictions particulières afin que, dépolitisées, démilitantisées, démilitarisées, elles puissent cohabiter dans le même espace public. C’est là toute la singularité du rapport entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel que la France a pensé, décidé et acté. Aucun autre pays ne la connaît ou ne l’applique vraiment. Elle parcourt, selon moi, l’histoire nationale et mon livre est aussi l’occasion d’interroger la façon dont s’est bâti notre pays.
Aux origines de la laïcité : les Capétiens
Première évidence, la laïcité n’est pas née en 1905, pas plus que la France en 1789. Il faut chercher plus loin. Mais jusqu’où ? On sait qu’au XIXe siècle anticléricaux et cléricaux ont ferraillé sur l’icône supposément fondatrice de la patrie : pour les premiers, il s’agissait du Gaulois Vercingétorix, vénérateur de la nature, résistant à l’envahisseur et héros contrarié de l’unité ; pour les seconds, du Franc Clovis, roi converti, baptisé dans la foi catholique et unificateur militaire du territoire. C’était évidemment une bataille d’images d’Épinal car la France commence avec les Capétiens. Ce sont eux qui inaugurent la relation unique entre le politique et le religieux qui va la distinguer.
“Il faut choisir son camp : soit la Rome des pontifes, soit la Rome des Césars. La France refuse de faire allégeance à l’une comme à l’autre.”
Deux puissances rivales, le pape et l’Empereur, dominent alors l’Europe. Il faut choisir son camp : soit la Rome des pontifes, soit la Rome des Césars. La France refuse de faire allégeance à l’une comme à l’autre. Elle se dote vite d’une théologie politique particulière. Elle prend pour référent le royaume biblique d’Israël, cerné par des tyrannies menaçantes, luttant inlassablement pour son indépendance et n’ayant de compte à rendre à aucun pouvoir sur terre. Elle en retire la nécessité d’une division entre les sphères spirituelle et temporelle qui préfigure leur future séparation.
Cette division est simple dans son principe : la France reconnaît au pape toutes ses prérogatives dans le domaine religieux et ne lui en accorde aucune dans le domaine politique. En pratique, subsiste le problème du domaine mixte où le religieux et le politique se côtoient. La résolution de la monarchie, puis de la République française est d’affirmer la pleine liberté du spirituel, sauf lorsque le spirituel influe sur le temporel, auquel cas il revient à l’État de surveiller, de contrôler et au besoin de limiter les conséquences de cette influence. D’où le rôle éminent, dans la construction étatique française, de la police religieuse qui a pour fonction d’encadrer la civilité commune.
Pape autoréférent et France souveraine
L’innovation fondamentale des théologiens politiques médiévaux, dont Guillaume de Nogaret est un bon exemple, est en fait de créer un parfait parallélisme des pouvoirs. L’autorité politique absorbe les attributs pontificaux dans l’ordre temporel sans enfreindre l’intégrité propre de l’ordre spirituel. Le pape est autoréférent et, comme lui, la France sera souveraine. Le pape est à la tête d’un clergé sacré servant l’Église, la France se donnera un clergé séculier, de serviteurs de l’État qui auront pareillement une vocation, une charge et un office à tenir. Le pape dispose d’un droit canon autosuffisant, la France engendrera un droit administratif autonome. Le pape a le devoir d’assurer la paix entre les princes et les peuples, la France mènera une diplomatie arbitrale. Et il en va de même pour la mise en scène liturgique du pouvoir et la mission universelle d’exemplarité.
“Tout en se considérant « empereur en son royaume », le roi de France ne se voudra jamais un hiérarque religieux. De la même façon, jamais le droit, en soi, n’aura force de loi ultime. D’où le scandale que cause notre juridiction administrative dans les pays de tradition libérale.”
C’est là le grand hiatus français avec l’univers nordique et anglo-saxon, particulièrement visible après la Réforme. Les monarques protestants résoudront le conflit entre la Rome impériale et la Rome pontificale en s’instituant d’un même coup chefs d’État et chefs d’Église. Tout en se considérant « empereur en son royaume », le roi de France ne se voudra jamais un hiérarque religieux. De la même façon, jamais le droit, en soi, n’aura force de loi ultime. D’où le scandale que cause notre juridiction administrative dans les pays de tradition libérale.
Mais, comme le dira Richelieu, à la fois ministre du Culte et ministre du Gouvernement : « Quand l’État juge des affaires de l’État, il ne rend pas la justice, il continue à faire de la politique. » Cette primauté du salut de la communion nationale ou populaire sur tout autre critère résume la « pontificalisation » de la monarchie française que, déjà, les théoriciens médiévaux qualifient de « république ». Là débute ce que j’appelle, non sans provocation, la « religion française », cette manière unique et radicale d’affirmer la distinction entre le spirituel et le temporel sur laquelle repose l’exception française.
Régis Debray Merci, Jean-François, pour ce chef-d’oeuvre abrupt, dense, comme un livre par page, ce qui fait 370 livres en tout ! Le propos est original, consistant, si j’ai bien compris, à reconstituer une particularité de l’histoire de France. La Révolution française serait une césure, non une coupure dans cette continuité qu’est la séparation du religieux et du politique. Vous dites, page 75 : « La laïcité est le dernier état de la religion française. » Je dirais plutôt que la laïcité est le dernier souvenir de la religion française, un pantomime, l’ultime baroud d’honneur d’une religion morte.
La sacralité républicaine
Je m’explique : je ne crois pas qu’il y ait en France un temporel républicain qui puisse se séparer d’une spiritualité. Il n’y a pas de politique en France sans religion civile. Il est vrai que la monarchie a une légitimité religieuse, et que la république a dû s’en donner une ; mais on ne concurrence pas la religion par la raison, on concurrence un système de croyances par un autre système de croyances. Il y a certainement eu en ce sens un transfert de sacralité en 1789 ; mais personnellement, je lis 1905 à la lumière de 1914. À la lumière d’une religion patriotique. Mais le mot de « religion », ce latinisme sauvagement exporté qui ne veut rien dire, est de toute façon toujours embêtant, n’est-ce pas ? Une religion, c’est d’abord une organisation de l’espace et du temps, alors je parlerais au moins de « sacralité ».
Oui, il y a eu un sacré républicain puisqu’il y a eu 20 000 morts sur le front le 22 août 1914 ; « sacré », ça veut dire « sacrifice », à la fois condamnation du sacrilège et exhortation au sacrifice. « Pour elle un Français doit mourir ! »
“La laïcité est un mensonge en tant que substantif […]. Si la République n’est pas une histoire et une géographie, d’autres appartenances la remplaceront”
Mais on a vu aussi la construction d’une mémoire, l’instauration d’un calendrier républicain, une structuration de l’espace en départements, un culte de la Raison ; quand vous dites qu’il n’y a pas de chef d’État français conçu comme un chef d’Église, je vous réponds Robespierre. Il a bâti une église républicaine, et tous les républicains que vous identifiez au « temporel » par opposition au spirituel, que ce soient Auguste Comte ou Ferdinand Buisson, ont aussi un fond religieux évident. Lorsque s’effondre ce substrat d’ordre symbolique, la laïcité est en difficulté : si elle ne devient plus que juridique, elle laisse la place à toutes les reconstructions identitaires, c’est-à-dire à la décomposition de la nation en communautés ethniques ou religieuses.
En somme, il s’agit de ne pas oublier que la République sans la nation, cela n’existe pas. Pour faire prévaloir l’allégeance politique sur l’appartenance religieuse, il faut que l’allégeance politique ait un fond religieux, ou en tout cas une sacralité. Ça veut dire que la laïcité est un mensonge en tant que substantif : la substantivation d’un attribut est un leurre. Parler de laïcité, c’est comme parler d’une pesanteur en l’absence de corps matériel. Si la République n’est pas une histoire et une géographie, d’autres appartenances la remplaceront, ce à quoi nous assistons aujourd’hui […]LIRE LA SUITE.
La Revue des Deux Mondes
édition mars 2020
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Crédit illustration : Jean-François Colosimo (Wikimedia Commons) et Régis Debray (ABACA)