Combattive et apaisée à la fois. C'est ce que sa voix dit d'elle, trente-sept ans après les faits. Claudine Cordani a 17 ans lorsqu'elle subit un viol collectif, en plus de tortures et d'une séquestration. Et porte plainte contre ses trois agresseurs trois heures après qu'ils la libèrent.

Adolescente déterminée

Leur procès avait la particularité de ne pas se dérouler en huis clos, comme la justice le prévoit lorsque la victime est mineure. Pour la première fois en France, c'est elle qui a refusé cette condition. Catégorique. S'il y a huis clos, la plainte sera retirée, menace l'adolescente déterminée. La victime refuse d'offrir le luxe à ses bourreaux d'être protégé du monde extérieur par ces grandes portes. La honte doit changer de camp, clame-t-elle dans le bureau du juge d'instruction et dans l'indifférence de son époque, trois décennies avant #MeToo.

Vidéo du jour

L'ex-journaliste publie aujourd'hui La justice dans la peau (bookelis.com). Elle y décrypte son état d'esprit d'après-viol, son refus des portes fermées, l'aide précieuse du juge, d'abord abasourdi par son "non", sa confiance en la justice depuis, son engagement féministe aujourd'hui. Un entretien inspirant.

Marie Claire : Que s'est-il passé cette soirée du 2 février 1984 ?

Claudine Cordani : J'ai 17 ans, nous sommes en plein hiver, un hiver encore froid. C'est un détail important, cette soirée m'a rendue frileuse.

Je quitte l'appartement familial, j'habite chez mes parents dans le dix-neuvième arrondissement parisien. Je m'apprête à rejoindre une bande d'amis, dont mon amoureux. Je ne verrai jamais mes copains ce soir-là, parce qu'entre temps, je suis enlevée dans la rue par deux trentenaires, qui m'emmènent dans un appartement où un troisième homme nous attend. Je suis enlevée, séquestrée, violée. Dans cet appartement, mais avant aussi, sur le trajet, le long du chemin qui mène à leur immeuble. 

Que vous ont-ils dit ?

Ils m'abordent dans la rue avec ce discours : "Toi la bourgeoise, on va te niquer, on va baiser la bourgeoisie !" La revanche sociale, c'était leur excuse. Ils se sont socialement positionnés pour justifier un geste horrible. C'était leur lutte des classes. D'abord, ça n'avait rien à voir, et puis, raté, je viens d'un milieu ouvrier.

"Toi la bourgeoise, on va te niquer, on va baiser la bourgeoisie !"

Pour un autre regard sur les victimes

Vous portez plainte, suivez l'enquête. Puis il y a ce rendez-vous chez le juge d'instruction en charge de l'affaire, qui vous informe des conditions du procès. 

Je suis dans le bureau du juge [Jean-Pierre Getti, qui préface l'ouvrage, ndlr], quelques mois avant le procès. Nous arrivons à la fin de l'instruction qui a duré dix-neuf mois, il m'annonce : "Voilà, l'affaire va être jugée aux Assises, en trois journées et en huis clos." 

Je lisais à l'époque les romans d'Albertine Sarrazin, je connaissais pas mal de choses sur l'univers de la justice, de la prison, leur vocabulaire... Mais "huis clos" était une expression que je ne connaissais pas. J'ai demandé au juge ce qu'elle signifiait. Il m'explique alors que les huis sont les grandes portes en bois que l'on ferme quand la victime est mineure. Il m'explique aussi que seules les personnes intéressées, la défense, et les témoins cités dans l'affaire, pourront entrer. 

Non ! Moi je veux que tout le monde vienne. Moi je ne veux pas que l'on ferme les portes.

Alors je lui rétorque : "Non ! Moi je veux que tout le monde vienne. Moi je ne veux pas que l'on ferme les portes." Le juge m'a regardée, étonné. C'était la première fois qu'il entendait une mineure refuser le huis clos. Il voulait savoir les raisons de ce refus. Et je lui ai répondu : "Parce que ce n'est pas à moi d'avoir honte." Je voulais que l'on porte un autre regard sur les victimes.

Que l'on porte aussi un autre regard sur les coupables ?

Oui. Car le huis clos les protège du regard de la société. Finalement, en huis clos, ils n'ont honte qu'aux yeux d'une poignée de personnes.

Un "non" féministe

Vous refusez le huis clos pour que la honte change de camp, donc. Un #MeToo d'époque ?

J'ai réalisé que j'ai été la première mineure en France à refuser le huis clos. À l'époque, mon message envoyé à la société n'a pas été entendu. J'étais en avance. Il y avait pourtant l'avocate Gisèle Halimi, qui a permis de faire reconnaître le viol comme un crime et qui demandait déjà à ce que les victimes refusent le huis clos.

Aucune société ne peut faire croire aujourd'hui qu'elle ne sait pas. Le mouvement #MeToo s'est répandu partout. On ne peut plus dire "C'est trop tôt".

Mais pour refuser le huis clos, il vous faut l'autorisation de vos parents, qui ne savaient rien de votre viol.

J'ai dit au juge qu'il était hors de question que mes parents soient au courant. Je le menaçais de retirer ma plainte s'ils étaient prévenus.

Il a fait une chose que tous les magistrats n'auraient peut-être pas fait, il m'a dit qu'il avait une solution pour moi : si j'avais un frère ou une sœur majeur.e, il ou elle pouvait signer à leur place. C'est comme ça que l'on a pu faire.

Pourquoi avoir caché à vos parents ce qui vous est arrivé ?

Même si mes parents ne lisaient pas la presse, on parlait du procès à la télévision. J'ai donc utilisé un pseudonyme car je ne voulais pas que le prénom de la victime sonne familier à leurs oreilles.

Je voulais que l'affaire soit connue de tous, mais pas d'eux. Ça peut sembler paradoxal, c'est vrai. Mais j'ai compris, jeune, comme il était compliqué de parler de sexe dans cette famille. Alors de viol... 

Le mouvement #MeToo s'est répandu partout. On ne peut plus dire "C'est trop tôt".

Aviez-vous à l'époque conscience de la portée féministe de votre refus ? 

J'ai dit "Non" avec spontanéité et une certaine innocence. Je ne connaissais pas le combat de Gisèle Halimi à ce sujet, par exemple.

Je savais en revanche que j'étais féministe depuis mes 12-13 ans, quand lors d'un déjeuner mon père lance à ma mère : "Tais-toi, tu es une femme, tu n'as pas le droit à la parole." Je me rappelle m'être à cet instant arrêtée de manger. Et m'être dit : "Moi, personne ne me fera fermer ma bouche". C'est mon père, sans le savoir, qui m'a fait devenir féministe.

Quelle forme prend votre engagement féministe aujourd'hui? 

Je propose aux femmes victimes des ateliers d'art-thérapie, car la réparation passe aussi par d'autres étapes que la justice. Il faut prendre du temps pour soi, pour se reconstruite... La peinture, l'écriture, la calligraphie ont été des outils cruciaux de ma résilience.

Nous, les victimes, nous prenons perpétuité. Nous sommes poursuivies à vie, la nuit, dans nos cauchemars.

J'ai aussi lancé une pétition sur la plateforme dédiée du Sénat pour l'inscription de l’imprescriptibilité pour les violeurs dans le Code pénal. Nous, les victimes, nous prenons perpétuité. Nous sommes poursuivies à vie, la nuit, dans nos cauchemars. On ne sait jamais quand ils vont nous déranger. On redevient victime à n'importe quel moment. Pour nous, il n'existe aucun délai.