À l’assaut des murs


Texte inédit pour le site de Ballast

Où que l’on aille en France, ou presque, on les croise désor­mais sur notre che­min : des col­lages visant à dénon­cer, en lettres capi­tales, les fémi­ni­cides, les agres­sions sexuelles et sexistes, la domi­na­tion mas­cu­line au quo­ti­dien. Une manière, pour les acti­vistes ano­nymes qui les réa­lisent, de mar­quer l’es­pace public et l’es­prit des pas­sants et des pas­santes — au risque, la nuit tom­bée, de croi­ser les forces de l’ordre. L’une d’entre elles, impli­quée au sein d’un col­lec­tif, raconte ici son expé­rience des col­lages. Sans ambi­tion de géné­ra­li­ser ni de par­ler pour autrui, pré­cise-t-elle. ☰ Par C.M.


Au pied du mur. C’est là qu’on1 s’est retrouvé·es. Entre le par­vis d’une église et un trans­for­ma­teur élec­trique. Trois mètres d’un muret lisse, gris et pas tout à fait vierge : le sup­port impro­vi­sé de la colère. Il n’en faut pas plus pour poser deux lignes de texte, 34 carac­tères, un demi-seau de colle à papier peint et une giclée de pein­ture rouge. Pas plus pour qu’un sup­port devienne un sou­tien, une béquille. Les chiffres donnent le ver­tige : il faut trou­ver à s’adosser pour encais­ser le choc, pour encais­ser les coups. Ceux qu’on a pris, qu’on pren­dra toutes : les har­cè­le­ments, les insultes, les viols (conju­gaux ou non), la miso­gy­nie, si per­ni­cieuse que les femmes la subissent éga­le­ment de la part des femmes, et par­fois aus­si d’elles-mêmes, les entraves à l’épanouissement per­son­nel fon­dées sur l’identité, le sexe, le genre. Les meurtres. « Des réformes avant qu’on soit mortes » : voi­là ce qu’on — il me semble que c’est un cri com­mun — hurle, minus­cules, au pied du mur, à un monde patriar­cal et sexiste qui accepte, confor­ta­ble­ment ins­tal­lé dans les pri­vi­lèges de la mas­cu­li­ni­té et de la domi­na­tion, que les femmes meurent. Au pied du mur, c’est là que nous res­te­rons tous et toutes tant que nous accep­te­rons que la moi­tié de la socié­té opprime l’autre. Leurs murs sont des som­mets d’injustices : autant s’y retrou­ver et pré­pa­rer l’ascension.

« Les chiffres donnent le ver­tige : il faut trou­ver à s’adosser pour encais­ser le choc, pour encais­ser les coups. Ceux qu’on a pris, qu’on pren­dra toutes. »

On a arpen­té les rues toutes les quatre, men­tons bais­sés, bon­nets enfon­cés, mains dans les poches. Sans se le dire, on ten­tait de pas­ser inaper­çues. On vou­lait pré­tendre qu’on se pro­me­nait non­cha­lam­ment, entre copines, entre sœurs. Rien ne parais­sait pour­tant plus décon­nec­té de l’instant, plus éloi­gné de nos pen­sées vaga­bondes, plus radi­ca­le­ment étran­ger que la pro­me­nade. On errait, on zonait, on rôdait. On guet­tait les murs. On détaillait leur taille, leur tex­ture, leur visi­bi­li­té poten­tielle. Quand on a trou­vé le bon, on s’est jeté·es des­sus, comme sur la cause de notre rage. On est rapides. On reste moins de trois minutes face à lui : la confron­ta­tion est hale­tante, il faut faire vite, elle donne le ver­tige, un rush d’adrénaline. On se regarde à peine, les taches sont bien répar­ties, les gestes sûrs : c’est un mili­tan­tisme qui a quelque chose de méca­nique, une sorte d’injonction à l’efficacité : colle/papier/colle. On recule de trois pas, une pho­to, on déguer­pit. On détale bien plus vite depuis quelques semaines : c’est que les inter­pel­la­tions se mul­ti­plient depuis novembre 2019, que les contrôles d’identité se trans­forment en gardes à vue. Une ving­taine déjà, qui a goû­té à la nuit au com­mis­sa­riat d’ar­ron­dis­se­ment. Je ne peux pas m’empêcher de le rap­pe­ler aux filles, une fois de plus. L’une d’elles, nou­velles par­mi nous, qui l’i­gno­rait, tombe des nues : « Tu veux dire qu’on a plus de chance de pas­ser 24 heures au poste que le connard qui tape sa meuf ? » Oui, c’est exac­te­ment ce que je veux dire.

Face à un mur

Peut-être que s’ils et elles sont sourd·es, ils et elles ne seront pas tout à fait aveugles. Pourront-ils, pour­ront-elles conti­nuer à se satis­faire du silence si nous fai­sons par­ler les mortes ? Nous avons tant à dire aux passant·es. Toutes les luttes s’alimentent d’espoirs. Le nôtre : par­ve­nir à rendre visible, rendre audible, don­ner voix. Coller pour dire : dire les chiffres, poin­ter les nombres, les pro­por­tions, les fré­quences, l’ampleur de la vio­lence. En France, 12 % des femmes de plus de 18 ans ont connu un ou plu­sieurs viols dans leur vie ; ce sont 220 000 femmes par an qui subissent des vio­lences sexuelles ou sexistes ; 149 fémi­ni­cides en 20192, soit une femme toutes les 48 heures. Coller pour inter­pel­ler : marre de l’indifférence, des fausses mesures, des lignes d’écoute, des petits bud­gets, « ras le viol » de cette police méfiante, de cette jus­tice com­plice. Coller parce qu’ils et elles n’au­ront d’autre choix que de lire : leurs yeux pas­se­ront sur le mes­sage, ils et elles l’imprimeront mal­gré eux. Ils et elles nous diront ter­ro­ristes, nazies, cas­tra­trices. Coller, c’est ren­voyer à tous et toutes les consé­quences quo­ti­diennes de mil­liers d’an­nées d’exploitation des femmes par les hommes. C’est aus­si dénon­cer ce qui ne se chiffre pas : les oppres­sions si ordi­naires qu’elles en deviennent invi­sibles et la conver­gence néces­saire pour leur faire face, pour créer les bases d’un fémi­nisme assu­mé, inclu­sif et anti­ra­ciste. Un vent si violent qu’il en effraie plus d’un·e. Après notre pas­sage, le décol­lage en est la preuve sym­bo­lique : il dit bien que certain·es pré­fèrent les murs mutiques, les vio­lences tues et les com­bats invisibles.

Emmurées vivantes

Voilà notre res­sen­ti, au sein du groupe. Le pla­fond de verre n’est pas un mythe : invi­sible, lourd, cimen­té depuis des siècles dans le mor­tier de la reli­gion, de la morale sociale et sexuelle, des sté­réo­types, des injonc­tions machistes et des poli­tiques condes­cen­dantes, il pèse tran­quille­ment sur les femmes, indif­fé­rent à leur capi­tal éco­no­mique, social et cultu­rel, à leur orien­ta­tion sexuelle ou à leur iden­ti­té de genre. Il y est indif­fé­rent car il n’en épargne aucune ; mais il pèse à double titre sur cer­taines : femmes trans, les­biennes et bi, raci­sées, pré­caires, han­di­ca­pées, pros­ti­tuées. Les femmes sont par­quées : dans des bou­lots mal payés, dans les cui­sines des foyers, dans des normes socio-éco­no­miques, dans le rôle de repro­duc­trice. Rien ne leur appar­tient. Surtout pas leur corps. Le patriar­cat est une pri­son qui tait son nom, et qui ne dit qu’une chose : il y a ceux qui ont une exis­tence exté­rieure libre et celles qui res­tent à l’intérieur. Rester à l’intérieur, cela signi­fie : res­ter chez soi, ne pas sor­tir le soir ou en avoir peur, se taire, être enfer­mée dans des cli­chés, dans des rap­ports d’au­to­ri­té, subir l’épreuve de force, sup­por­ter les charges men­tales, pen­ser à ses vête­ments — et l’accepter.

« Tout paraît tou­jours à refaire, à recom­men­cer. Nul doute que Sisyphe était une femme. »

Ce soir-là, il est presque 2 heures du matin quand on pose le der­nier col­lage, et je sur­prends une légère angoisse sur le visage fer­mé de l’une d’entre nous : « Il est tard, y a plus de métro », constate-t-elle. Je sais ce que ça veut dire. Ça veut dire je vais devoir ren­trer à pied et je vais faire sem­blant de télé­pho­ner. Une autre, plus tran­quille, plai­sante non sans cynisme : « T’as qu’à prendre un Uber. » On vous rap­pelle à l’occasion cette offre pro­mo­tion­nelle ayant tou­jours cours chez Uber3 : « Chez Uber un viol = une course offerte4 ».

Finalement, je la rac­com­pa­gne­rai, avant de filer à vélo. Une fois ren­trée, je vou­drais me fondre inno­cem­ment dans la douce cha­leur de mon chez-moi, poser mon corps vidé dans mon lit, mais ma tête bouillonne tou­jours. Quand je colle, je ne dors pas. Les mes­sages me hantent, même si je les ai faits miens. J’ai pen­sé les slo­gans, je les ai peints, je les ai affi­chés non sans fier­té. J’ai tout fait pour que tous et toutes les voient dès le len­de­main, à l’aube grise, sur le che­min du bou­lot, de l’école, de la fac. Et pour­tant, moi-même, je ne les sup­porte pas. Je colle ces tranches de vie pour qu’elles ne res­tent plus des drames fami­liaux confi­nés dans les foyers, et je me réfu­gie dans le mien, inca­pable de sup­por­ter la vio­lence de leur visi­bi­li­té, constam­ment éprou­vée par leur exis­tence. Coller, ça m’accable par­fois. Ça m’enferme, ça me déses­père. Conquérir l’extérieur en tant que femme me paraît un com­bat sans cesse renou­ve­lé, jamais vrai­ment gagnant, et seule­ment par­tiel­le­ment éman­ci­pa­teur : tout paraît tou­jours à refaire, à recom­men­cer. Nul doute que Sisyphe était une femme.

Cette si dif­fi­cile conquête de l’extérieur, celle de l’en­semble des dominé·es, les oppressé·es et les appartenant·es aux mino­ri­tés silen­cieuses, com­mence indé­nia­ble­ment par celle des murs : l’espace public a cette force sym­bo­lique dont nous vou­lons nous sai­sir, pour dire que nous aus­si, nous sommes là. Là dans la noir­ceur froide d’une nuit, à ten­ter de s’approprier la rue, un seau de colle au bras, là dans les com­bats poli­tiques, là dans la vie éco­no­mique, là comme sujets, pas comme objets, là comme per­sonnes. Coller sur les murs, c’est donc lais­ser une trace, non pas de notre anec­do­tique pas­sage sur terre en tant qu’individus révol­tés, non pas comme une mani­fes­ta­tion de l’ego, mais pour prendre place dans le monde, d’abord comme vic­times, puis comme guer­rières — pour reprendre le terme de Monique Wittig5 —, enfin comme êtres humains. « Nous sommes tous·tes des guerrier·ères ». Abattre le mur immense des inéga­li­tés et dan­ser sur ses décombres : notre Berlin 1989 à nous.

Face aux expres­sions mul­tiples de la haine, qui enva­hissent l’es­pace urbain, nos slo­gans veulent iden­ti­fier tous·tes nos allié·es : « Pas de fémi­nisme sans les putes » ; « Notre fémi­nisme ne sera jamais raciste » ; « Femmes trans assas­si­nées = féminicides ».

Les murs ont des oreilles

« Emmurées, dos au mur, mais aus­si réso­lu­ment face à lui, à son silence indigne. Pas rési­gnées. Animées par l’envie de s’y ras­sem­bler pour y foutre le feu. »

Et ça tombe bien, car il y a tant à leur chu­cho­ter. Bien sou­vent, je colle avec une larme sèche à l’œil, qui me brûle la pom­mette. Je pleure silen­cieu­se­ment les déjà-mortes, les mortes à venir, les vies détruites. Je tue tran­quille­ment, à coups de pein­ture, les vio­leurs, les agres­seurs, les tueurs. Je me dis que je veux creu­ser leur tombe : je colle pour leur dire vous aurez peur aus­si, quand le mur sera tom­bé. Je me confie, je dis tout : mes craintes, mes angoisses, mes colères inex­tin­guibles et la vio­lence que je porte en éten­dard quand je pense à la dou­leur des autres femmes. Et puis je mur­mure : soro­ri­té. On colle pour se recon­naître entre nous, se mon­trer qu’on est là, pour pas­ser nous aus­si, le jour venu, devant ces mes­sages et y lire, der­rière le texte noir, la typo­gra­phie de l’espoir. Emmurées, dos au mur, mais aus­si réso­lu­ment face à lui, à son silence indigne. Pas rési­gnées. Animées par l’envie de s’y ras­sem­bler pour y foutre le feu. Le mur est un obs­tacle, une fron­tière por­teuse de vio­lence sym­bo­lique, un ensemble d’interdits (« Défense d’afficher ») et, par là, un point de conver­gence idéal pour qui veut trans­gres­ser, déso­béir, lut­ter. À l’abri des regards, der­rière les murs invi­sibles construits pour nous conte­nir, nous mur­mu­rons, nous pré­pa­rons la guerre ; et par-devant vos murs, nous affi­chons notre réso­lu­tion : « On ne veut plus comp­ter nos mortes », on ne veut plus tenir la comp­ta­bi­li­té des agres­sées, des vio­lées, des humi­liées, des bou­sillées en tout genre. Cela doit ces­ser, on fera tout pour. Les murs tom­be­ront, et dans leur fra­cas, le patriarcat.


Toutes les images ont été prises par le col­lec­tif Collages féminicides.


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  1. Le col­lec­tif Collages fémi­ni­cides agit en mixi­té choi­sie, sans hommes cis­genres (c’est-à-dire dont le genre res­sen­ti cor­res­pond au genre bio­lo­gique, assi­gné à la nais­sance). Le col­lec­tif agit aus­si avec des per­sonnes non binaires, qui ont été assi­gnées femme à la nais­sance mais qui ne se res­sentent ni homme, ni femme.
  2. Selon les chiffres du Grenelle des vio­lences conju­gales, 3 sep­tembre 2019.
  3. Des dizaines de femmes vic­times de leur chauf­feur Uber ont témoi­gné des agres­sions sexuelles et des viols subis, dans le déni et le silence affli­geant de l’entreprise, qui pro­tège ses cri­mi­nels. Voir https://ubercestover.org et le com­bat, notam­ment, d’Anna Toumazoff.
  4. Ainsi, en France, « Sonia par­vient à s’échapper et, sans attendre, signale l’incident à l’équipe d’Uber, qui réagit vite : Ils m’ont dit qu’ils étaient navrés, qu’ils allaient sus­pendre le chauf­feur et j’ai pu me faire rem­bour­ser la course. » Ou encore : « Johanna décide de por­ter plainte contre le chauf­feur pour viol. Et entame une longue pro­cé­dure judi­ciaire. Le pro­cès a eu lieu en février 2019. Johanna n’a, depuis les faits, jamais été contac­tée par Uber. Ils m’ont seule­ment rem­bour­sé la course, dit-elle. »
  5. Les Guerillères, 1969.

REBONDS

☰ Lire notre article : « Boxer contre les sté­réo­types de genre », Yann Renoult, février 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Mélissa Blais : « Le mas­cu­li­nisme est un contre mou­ve­ment social », décembre 2019
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des oppri­mées », Hourya Bentouhami, mai 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Mona Chollet : « Construire une puis­sance au fémi­nin », sep­tembre 2018
☰ Lire la ren­contre « Ce qui fait peur, c’est l’alliance », juin 2018

C.M.

« Il faut apprendre à décamper. »

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