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La dépression et ses solutions en un coup de crayon

Dessiner le blues pour mieux le partager et le dépasser? C’est ce que fait avec brio la jeune Londonienne Ruby Elliot. Plus de 300 000 personnes se retrouvent dans son autoportrait illustré qui vient de paraître en français

Comme une recette de fragrance indésirable... — © Ruby Elliot/Ed. Jouvence
Comme une recette de fragrance indésirable... — © Ruby Elliot/Ed. Jouvence

Chaque début de semaine, «Le Temps» propose un article autour de la psychologie et du développement personnel.

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Un dessin raconte 1000 destins. Surtout quand c’est Ruby Elliot qui croque les gouffres de son quotidien. Maniaco-dépression, automutilation, troubles alimentaires, procrastination ou encore peur panique d’entrer en relation… Tout le monde n’a pas un rapport au monde aussi tourmenté que cette jeune illustratrice londonienne dont le compte Instagram (@rubyetc) affiche près de 300 000 abonnés. Mais beaucoup d’entre nous se reconnaissent dans la difficulté à trouver, à choix: un travail, un grand amour, un équilibre de vie, un groupe d’amis, un avenir, un soutien-gorge – cochez ce qui vous convient!

Dans Ça va merveilleusement bien, un ouvrage qui vient de paraître dans sa version française aux Editions Jouvence, Ruby Elliot expose, avec un humour et une férocité qui épatent, ses tentatives pour être une personne alors qu’elle a «le sentiment de ressembler à une patate». Elle dit (et dessine surtout) comment elle a réussi à surmonter ses divers handicaps de vie.

Ramper sous terre

L’image est éloquente. Sur une double page, on voit une jeune fille ramper dans une galerie souterraine et déployer une énergie folle pour remonter vers la lumière. La jeune fille est Ruby, une tête toute ronde, les yeux et le corps aussi, une patate pour le corps, un trait pour la bouche qui, rarement, sourit. A la surface, trois jeunes gens insouciants ont l’air de se demander quel va être le programme de leur journée.

En légende, Ruby observe: «Pourquoi est-ce que je ne peux pas faire comme tout le monde? Je dois creuser dans l’obscurité un tunnel vers le haut rien que pour rejoindre le niveau de fonctionnement de tout un chacun.» Sur la page de droite, quand elle arrive enfin, en nage, aux pieds des joyeux, elle ajoute: «C’est extrêmement frustrant de se retrouver crevée à cracher de la terre pendant que tout le monde danse joyeusement. Je me sens nulle. J’ai toujours l’impression d’être mise de côté.»

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Beaucoup de Ruby est déjà dit ici. La sensation de ramer jour et nuit, prise au piège d’une force contraire, comme une souris dans une souricière. «J’aimerais avoir confiance en mon jugement.» «J’aimerais avoir plus facilement des certitudes», observe-t-elle ailleurs, à nouveau écrasée au bas d’un dessin, un brouillard noir au-dessus de sa tête.

Auparavant, un croquis a mis le lecteur au… parfum. Au milieu d’une page trône un flacon estampillé «Eau de dépression». La recette de cette fragrance indésirable qui colle à la peau de Ruby? «Un soupçon de transpiration due à la panique/Des senteurs de semaines passées sans me laver/Des larmes infusées à la morve/Des notes d’un énième repas en solitaire réchauffé au micro-ondes/Et une touche de pourquoi.» La dessinatrice qui broie du noir a ce talent de nous immerger complètement dans son trauma.

Se blesser pour se soulager

Atteinte d’un trouble bipolaire, Ruby a enduré longtemps cet état où elle était condamnée à voir tout en technicolor ou en noir corbeau. «Il n’y avait pas de demi-mesure. Impossible qu’une situation ait des côtés positifs tout en craignant un peu. Si je n’étais pas absolument parfaite, j’étais catastrophique.» Un de ses leurres pour tromper l’anxiété? L’automutilation. Qui, précise-t-elle, «n’est pas un appel au secours, comme on peut le lire dans les médias, mais bien la seule manière de transformer une souffrance mentale, intangible et implacable, en douleur physique, aiguë et quantifiable. L’automutilation me soulageait temporairement de la détresse que je vivais.»

Pour en sortir, Ruby a réalisé un long travail thérapeutique de sorte à devenir, petit à petit, actrice de sa vie et à «mériter autre chose que l’autodestruction». Mais elle a aussi recouru à des stratégies personnelles: «Quelle que soit la forme d’autosabotage que je combats, il est important de mettre une distance entre l’acte et moi/Je peux aussi serrer ma chienne dans mes bras/Si j’écris les mots «Et merde!» partout sur un morceau de papier, le fait de les rayer me fait me sentir un peu mieux/Je dois aussi bien penser à mettre un oreiller entre mon poing et le mur quand j’ai l’intention de le fracasser/Et surtout, ne jamais oublier que, dans la vie, les situations de type «tout ou rien» sont très minoritaires. Je vais apprendre à supporter les zones grises.»

Rien de charmant dans la bipolarité

La bipolarité? Ruby tient à démystifier cette maladie souvent romancée. «Non, je ne me promène pas déguisée en papillon avec un éclair d’insolence dans les yeux», commence la jeune femme. «Etre bipolaire n’est pas être heureux au réveil, un peu triste ensuite et de nouveau bien. C’est connaître des bas et des hauts extrêmes sous forme d’épisodes dépressifs majeurs et d’épisodes maniaques massifs accompagnés de tous leurs symptômes. Et ça fait BEAUCOUP!», écrit-elle en majuscules.

La preuve avec les deux dessins qui suivent: Ruby, façon maniaque, survoltée, les bras en l’air, heureuse à l’excès, capable de «mettre plein de fric dans un mixer en étant convaincue que cela va changer sa vie…» Et Ruby, façon déprimée, anéantie au bas de la page, à l’état de loque. «Je suis une immensité de tristesse qui ne mène nulle part. Je ne fais que dormir depuis des semaines. Je m’isole, car je suis convaincue d’être toxique pour les autres»…

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En plus de cette maladie qu’elle a fini par stabiliser avec des médicaments et un suivi psychologique, Ruby a également connu des troubles alimentaires – anorexie, boulimie et hyperphagie. Là aussi, la force et la sincérité de ses confessions forcent l’admiration. «Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai annulé des sorties entre amis et refusé une offre de travail à cause de réunions importantes que j’avais avec le frigo et les toilettes.»

La jeune femme raconte avec beaucoup d’humilité le combat qui duré huit ans, les mini-victoires quand elle parvient à ne pas avaler le contenu de son placard, la joie du premier vrai repas en face de quelqu’un. «A l’époque, la nourriture prenait toute la place dans mon cerveau, entre envie et dégoût. Aujourd’hui, je suis capable de penser à toutes sortes d’horizons nouveaux sans bloquer sur le contenu d’un sandwich.»

Du soutien-gorge aux câlins

Si l’ouvrage de Ruby Elliot, sorti en anglais en 2016, plaît autant, c’est que la jeune femme a trouvé un ton acide sans être accablant pour parler d’états intimes très violents. C’est aussi que, dans la dernière partie du livre, la dessinatrice évoque des moments critiques plus partageables, comme l’enfer des courses alimentaires, l’achat kafkaïen d’un soutien-gorge ou la difficulté de se connecter aux gens. Chaque fois, son trait, rapide et attachant, saisit l’essentiel de la situation et nous plonge dans un torrent d’émotions. Et puis, à la toute fin, les croquis passent même en mode câlins… On confirme, le dessin façon Ruby Elliot raconte 1000 destins.