Anne Rosencher est directrice déléguée de la rédaction de L'Express

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©L'Express

Franchement, il est devenu difficile de réfléchir par les temps qui courent. D'abord parce qu'ils ne courent pas : ils fusent en supersonique sur Twitter, Facebook et les chaînes d'info en continu. Si bien qu'après trois jours de tintamarre sur les Césars, on n'est plus trop sûrs de penser ce qu'on pense. L'avalanche de points de vue, de mises en garde, de colères, d'émotions et d'indignations viendrait à bout des têtes les plus froides. Et puisque chacun semble avoir ses raisons, le talent radical pour les exprimer et l'émotion pour les imposer, avancer en terres de nuances expose à tous les procès en lâcheté. Pourtant. Tentons deux ou trois réflexions, sur deux ou trois points saillants de la cérémonie.

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Sur Roman Polanski, d'abord. C'est la postérité qui décide, sur le temps long, si une oeuvre transcende ou non les forfaits de son auteur. En attendant, la justice des hommes garantit des droits à ceux qui ont purgé leur peine - droits dont jouit Roman Polanski, réalisateur prolifique, financé, diffusé... et même nommé aux Césars, donc. Mais elle ne garantit en rien la célébration sans chichi de l'artiste par une société heurtée par l'horreur du crime commis. A savoir, dans le cas de Polanski : le viol d'une petite fille de 13 ans. La justice efface les ardoises en droit ; elle ne renfloue pas le capital de popularité.

Que certains ne pardonnent pas à Polanski, qu'ils en fassent, même, le symbole d'une complaisance trop longtemps de mise vis-à-vis de la pédophilie, c'est normal. Que d'autres lui assurent, en écho et au nom de l'amitié, leur soutien "jusqu'à la guillotine" selon les beaux mots de Fanny Ardant, cela me semble normal également - tant qu'ils ne se compromettent pas pour ce faire dans une irrecevable euphémisation d'un viol d'enfant. Pour le reste, la postérité tranchera. On ne sépare pas l'homme de l'artiste ; mais en cas de grand talent (ce qui est, à mon avis, le cas de Polanski), le temps sépare l'artiste de son oeuvre.

Sur le deux poids, deux mesures, ensuite. L'heureux réalisateur des Misérables (César du meilleur film), Ladj Ly, a lui aussi fauté par le passé, et a purgé sa peine. Mais son forfait, la complicité de séquestration d'un homme pour de sombres raisons de moeurs, n'émeut visiblement pas le nouveau monde. Il faut croire que certains bénéficient d'ardoise magique. Pourquoi si peu, parmi les nouveaux et les nouvelles féministes en smoking et robes sirène, ont relevé l'obscène absence de femme parmi les 12 gars montés sur scène avec le réalisateur pour cueillir le trophée ? Certains, comme le pourtant doué et cortiqué Ladj Ly, n'ont jamais à subir l'opprobre, puisqu'ils ont une carte de victime "à vie". N'est-ce pas là du racisme inversé, ou a minima de la condescendance sociale ?

Sur Aïssa Maïga, enfin, et son discours sur les minorités. Voilà donc arrivée ici la façon de voir à l'américaine. On se compte, on compte les autres, on réfléchit par identités, on fait valoir les offenses et on réclame la réparation des torts. Je ne dis pas que le modèle universaliste français où l'on décrète le citoyen sans étiquette - couleur, religion, orientation sexuelle - est parfait : nous avons notre lot de discriminations persistantes, contre lesquelles il faut lutter. Mais je n'ai pas le sentiment que la façon de faire américaine, où l'on tronçonne la société par identités blessées, ait conduit à un règlement du racisme, ni ait porté le "progressisme" au pouvoir. Au contraire, en assignant chacun à son identité, il a fini par renvoyer la majorité à la sienne et générer un vote blanc défensif : le vote Trump. Mais c'est ainsi. Ce sont désormais les combats et la façon de voir de Charlize Theron et de Halle Berry qui donnent le la, salle Pleyel (où se tient la cérémonie des Césars).

Beaucoup, dans cette soirée, dans les discours, les esquives, les incohérences, ramenait au mal des révolutionnaires de tapis rouge : l'hypocrisie. "L'hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertus", disait Molière. Cette année, le Molière de l'hypocrisie est unanimement décerné aux Césars.

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