L'odieux chantage d'Erdogan envers l'Europe

Le 1er mars 2020,  Le président turc a affirmé qu’il maintiendrait les « portes de l’Europe ouvertes », réclamant à l'Union européenne un « juste partage du fardeau » ©AFP - DIMITAR DILKOFF / AFP
Le 1er mars 2020, Le président turc a affirmé qu’il maintiendrait les « portes de l’Europe ouvertes », réclamant à l'Union européenne un « juste partage du fardeau » ©AFP - DIMITAR DILKOFF / AFP
Le 1er mars 2020, Le président turc a affirmé qu’il maintiendrait les « portes de l’Europe ouvertes », réclamant à l'Union européenne un « juste partage du fardeau » ©AFP - DIMITAR DILKOFF / AFP
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Non content de mener une guerre à l'intérieur d'un pays voisin, la Syrie, et de provoquer ainsi son allié russe, le président turc Recep Tayyip Erdoğan menace désormais l'Union européenne de lâcher sur ses frontières "des millions de migrants."

"Erdoğan est en train de récolter ce qu’il a semé. Et la Turquie est menacée d’un désastre » titre The Guardian. Sous la plume de son spécialiste du Moyen-Orient, Simon Tisdall, le grand quotidien de gauche écrit que le président turc est victime de son hubris. De son côté, Judy Dempsey, la responsable Europe du département Europe du think tank Carnegie, annonce d’avance que "le prix que va devoir payer la Turquie" pour la guerre qu’elle mène en territoire syrien sera "très élevé"

Les imprudences d'Erdoğan

Au nom des gloires passées d’un empire ottoman dont il se croit l’héritier en ses palais, le néo-sultan Erdoğan est intervenu bien imprudemment dans les anciennes colonies de la Turquie – en Syrie, d’abord, en Libye, plus récemment. Mais il ne va pas tarder à réaliser qu’il n’avait pas les moyens de ses ambitions

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Ce n’est pas parce que l’Occident fait preuve, sur ces terrains, d’une réserve qui frise la passivité, comme le soulignait hier encore le président chypriote Nicos Anastasiades, que l’apprenti dictateur turc peut tout se permettre. Il n’est pas le maître du jeu. En Syrie, celui qui décide aujourd’hui, c’est Vladimir Poutine, le néo-tsar d’un autre empire, rival traditionnel de la Turquie. Or, le Russe n’a pas les mêmes intérêts. Et il est militairement beaucoup plus puissant.

Reprenons depuis le début. Erdoğan a cru pouvoir prendre la tête des Printemps arabes, en renversant le dictateur syrien Bachar el-Assad. Il a d’abord mené contre son voisin une guerre par procuration, en équipant et en appuyant par toute sorte de moyens des groupes armés islamistes. Il a accueilli volontiers sur son sol tous les candidats européens au djihad en Syrie, les aidant à passer la frontière pour aller terroriser les populations de l’autre côté. 

Ensuite, il a décidé d’aller chasser de leurs enclaves du nord-est syrien les Kurdes et leurs alliés arabes qui s’y étaient taillé un abri. Donald Trump l’a laissé faire, trahissant les Kurdes, fers de lance du combat des forces anti-Assad démocratiques. 

Vladimir Poutine, une fidélité sans faille à l'allié syrien

Mais Poutine, lui, est bien décidé à garder la Syrie. A travers l’opération de force qu’il a conduite au profit de son protégé Bachar el-Assad, il cherche à montrer à l’opinion mondiale que la Russie, elle, n’abandonne jamais ses alliés, même les moins présentables. 

En liaison avec l’armée iranienne et ses supplétifs, et avec ses propres forces spéciales au sol, le président russe procure à l’armée syrienne de reconquête un appui aérien essentiel. C’est à ce renfort que le dictateur syrien doit d’avoir reconquis l’essentiel d’un pays qui s’était révolté contre lui.  Au prix de crimes de guerre contre les civils sur lesquels l’opinion publique occidentale a préféré fermer pudiquement les yeux mais que l’ONU vient de dénoncer, preuves à l’appui. Le rapport de la commission d’enquête sur la Syrie mentionne en particulier le bombardement aérien du marché de Maarat al-Noman dans le sud de la province d’Idlib. 

Journal de 8 h
15 min

Erdoğan n'a pas les moyens de résister à Poutine

C’est justement le bastion d’Idlib qui résiste à l’entreprise de reconquête syrienne, appuyée par Moscou. Ankara, qui dispose sur place de 2 000 véhicules blindés, y a envoyé, le mois dernier, un renfort de 7 000 soldats. Il s’agit d’une invasion en bonne et due forme du territoire d’un Etat voisin… 

En réplique aux bombardements russes, qu’Erdoğan feint d’attribuer à El-Assad, l’armée turque a attaqué un aéroport militaire et des sites de radars syriens. 

Selon la presse turque qui s’en indigne, l’armée de Bachar aurait répliqué en tuant 33 soldats turcs. Probablement davantage. Et les véritables auteurs pourraient bien être les Russes. Mais Erdoğan n’a pas intérêt à le reconnaître. Pour lui permettre de sauver la face, Poutine a permis aux Turcs de se venger pendant 48 heures de leurs ennemis syriens, en leur retirant provisoirement sa couverture aérienne. 

Jeudi, Poutine et Erdoğan doivent se rencontrer pour tenter de surmonter des divergences qui concernent aussi la Libye, où Moscou soutient le maréchal Haftar, alors qu'Ankara soutient le Gouvernement  d'accord national... Mais chacun sait que ce n'est pas Erdoğan qui aura le dernier mot. 

Une situation dangereuse qui se double d'une catastrophe humanitaire

Comme l’écrit Simon Tisdall, le danger de la situation, c’est qu’on est passé d’une guerre par procuration à un affrontement armé ouvert entre deux puissances militaires voisines, la Turquie et la Syrie. Alors que Poutine n’a qu’une idée, c’est de mettre fin à cette guerre, afin de consolider ses positions sur place. 

Cette situation dangereuse se double d’une nouvelle catastrophe humanitaire. 

Les combats pour la poche d’Idlib ont contraint un million de réfugiés supplémentaires à chercher, en plein hiver, un abri près de la frontière turque – qui leur demeure hermétiquement fermée. Erdogan, qui se moquait hier encore de ses alliés de l’OTAN en achetant des missiles russes S-400, se dit à présent furieux de ne pas être épaulé par eux dans ses aventures guerrières de Syrie. Il vient de lancer une véritable " attaque contre l’Union européenne", pour reprendre l’expression du premier ministre autrichien.

Revenant sur les termes de l’accord qu’il avait conclu en 2016 avec la chancelière allemande et qui prévoit que la Turquie héberge provisoirement sur son sol 3,6 millions de Syriens en échange d’une aide européenne de 6 milliards d’euros, il menace l’Europe de lui envoyer "des millions de migrants". D’ores et déjà, des autobus spécialement affrétés transportent des milliers de candidats à l’immigration en Europe vers la frontière grecque, porte d’entrée de l’Europe. Ankara annonçait avant-hier que 150 000 migrants et réfugiés étaient prêts à s’embarquer vers les îles grecques. 

Plutôt que d’oser affronter son allié russe, Erdoğan a décidé de s’en prendre à l’Union européenne, parce qu’il la juge faible. C’est un jeu dangereux, car l’Union est justement en train de prendre conscience des dangers que lui fait courir sa faiblesse… Ne pas oublier que l’actuelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est une ancienne ministre de la Défense. Et qu’aucun dirigeant des 27 n’est prêt à accepter une nouvelle "crise des migrants". 

par Brice Couturier

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