Écho de presse

L’étonnante vie de Clémentine Delait, fière femme à barbe

le 10/08/2022 par Marina Bellot
le 26/02/2020 par Marina Bellot - modifié le 10/08/2022
Carte postale montrant une Clémentine Delait en promenade, au faîte de sa gloire, 1918 - source : Imprimeries réunies de Nancy-WikiCommons
Carte postale montrant une Clémentine Delait en promenade, au faîte de sa gloire, en 1918 - source : Imprimeries réunies de Nancy-WikiCommons

Au printemps 1939, la presse nationale relaie à l'unisson la mort d’une figure d’importance : celle de Clémentine Delait, célèbre femme à barbe vosgienne de la Belle Époque – et parfait inverse du « phénomène de foire ».

Lorsqu’elle décède à l’âge de 74 ans, Clémentine Delait, dont le nom aurait simplement pu figurer à la rubrique nécrologie du journal local, fait l’objet d’articles quasiment hagiographiques, et voit sa photo affichée en Une de L’Humanité.

Ce qui a propulsé la tenancière d’un bar des Vosges en personnage public d'envergure nationale : « une longue et soyeuse barbe » comme le légende le quotidien communiste, tandis que sur la photo apparaît un saisissant contraste : on y voit une femme aux cheveux tirés et au vêtement féminin cintré à la taille, affublée d’un des plus forts symboles visibles de la masculinité, une barbe.

Dans l’article publié par Le Journal le 21 avril 1939 et retraçant le parcours de Clémentine Delait, apparaissent tous les éléments de sa singularité, qui poussent le titre à la désigner comme « la seule, la vraie » femme à barbe.

D’abord, son destin est loin d’être subi : loin des « monstres de foire » et du cirque Barnum de la même époque, femmes et hommes cyniquement exploités pour leur particularité physique, c’est elle qui assume son atypisme en répondant à un pari : « chiche ! » dit-elle avant d'arrêter de raser sa pilosité généreuse, donnant naissance à sa fameuse barbe soyeuse.

Ensuite, son opération correspond à une inversion des rôles étonnamment avant-gardiste : le mari « malade, faible, dolent » de Clémentine connaît soudainement une « existence choyée de coq en pâte » grâce à l’audace de son épouse. À l’époque où aucune nomenclature académique ne permet de faire le distingo entre le sexe – biologique, accordé à la naissance – et le genre – l’identité à laquelle on adhère –, Clémentine brouille les pistes et navigue entres les deux, pouvant choisir de s’habiller comme un homme ou de taire son sexe de naissance.

Surtout, elle embrasse cette identité interlope avec humour, comme l’attestent les différentes anecdotes rapportées par Le Journal, l’éloignant de la position humiliante de la « bête de foire ». 

« Hier, après une courte maladie est morte, à Epinal, à l'âge de 75 ans, Mme Delait, beaucoup plus connue dans la région de l'Est sous le nom de la “femme à barbe”. [...]

Les dépêches qui nous annoncent l'événement ne disent pas de quelle toilette funèbre on a vêtu la dépouille. Question qu'on a le droit de soulever, sans heurter la décence, puisque Mme Delait – c'est le nom de la morte – l'a, elle-même, posée dans ses mémoires : 

“Pour l'ultime voyage m'habillerai-je en homme ou en femme ?”

Avec la même malice, elle écrivait :

“Peut-être songeant à ma dernière demeure, je me réjouirai du bon tour que je jouerai à saint Pierre, quand, me présentant à lui, je lui dirai : Mon vieux saint Pierre, je parie cinq cents francs qu'il n'y a pas une barbe aussi belle que la mienne dans ton paradis.”

On ne saura jamais si Mme Delait a pu proposer ce dernier pari.

Mais ce qu'on n'ignore pas, c'est que sa fortune professionnelle – confédération des monstres, syndicat des phénomènes pileux – naquit d'un pari, comme elle-même l'a raconté. Jeune mariée, alors, elle avait la lèvre moustachue, le menton bleu. Un jour, retour de la foire de Nancy, où s'exhibait une femme à barbe, une autre, — une sans gloire, une femmelette à trois poils — des amis la plaisantèrent :

“Clémentine, si tu laissais pousser la tienne, tu l'aurais vite plus longue et plus fournie que celle de la baraque. Chiche ?

Chiche !”

Trois semaines plus tard, la femme à barbe trônait au comptoir du café qu'elle tenait à Thaon. Les consommateurs défilaient pour la voir. Le lendemain, il en vint d'Epinal. Le surlendemain de Paris. Deux mois ne s'étaient pas écoulés qu'un marchand de cartes postales vendait, partout, le portrait de Mme Delait. »

Sur un ton badin, peut-être en forme d’écho à l’humour de Clémentine Delait, Paris-Soir rapporte les anecdotes de cette figure au « féminin masculinisé ». Celles-ci reflètent le caractère bien trempé de la tenancière, qui n’hésite jamais à congédier un client moquant sa pilosité. Lequel, d’ailleurs, apparaît privé de la foisonnante barbe qu’exhibe la Vosgienne.

« Mme Delait ne tenait pas à s'exhiber dans les baraques de phénomènes. Elle était pourtant célèbre dans toute la région vosgienne ; pendant près de cinquante ans, elle reçut, dans son petit café de Thaon, une foule de visiteurs où l'on trouvait aussi bien le joyeux conscrit que le paysan futé.

Mme Delait était très fière de sa superbe paire de moustaches, de sa barbe, et n'acceptait pas que l'on plaisante ses “poils superflus”.

Un jour, elle mit proprement à la porte de son estaminet un client par trop rieur qui, lui, n'avait d'ailleurs pas de moustaches.

La femme à barbe vendait son portrait aux jeunes mariés et aux amateurs. Elle adorait les fleurs et les animaux. Depuis quelques années, elle avait abandonné son commerce pour vivre en paix comme une petite bourgeoise au milieu de son salon louis-philippard.

Mme Delait aurait pu raser sa barbe et passer inaperçue, mais elle considérait qu'après tout, puisque les dieux l'avait favorisée dès sa naissance en lui apportant cette toison frisottante, elle n'avait qu'à la garder.

Aujourd'hui, la femme à barbe est partie au paradis des phénomènes rejoindre l'homme-tronc, la femme-langoustine et l'enfant à deux têtes, et laisse dans toute la région vosgienne le souvenir d'une femme charmante et velue. »

La seule, l’unique ? Si la figure de Clémentine Delait a marqué sa région et le pays, d’autres femmes jonglent avec les symboles de la masculinité – et leur pilosité – comme le souligne Excelsior dans son édition du 2 mai 1939. En effet, une autre tenancière à fort caractère, Bretonne celle-ci, afficherait une barbe longue de quelque « 25 centimètres ».

« La barbe de Mme Paul Delait, née Clémentine Platteaux, qui vient de mourir à l'âge de soixante-quatorze ans à Epinal, n'est pas un cas isolé ! [...]

Qu'on se rassure ! Il n'y en a, fort heureusement, pas beaucoup. Et d'ailleurs, en vertu du fameux adage, les femmes à barbe n'agiraient-elles pas sagement en laissant à César ce qui est à César et en rasant purement et simplement ce que la nature – qui se trompe quelquefois ! – leur a octroyé ?

Toujours est-il que Mme Louis Malletard, tenancière d'un café à Bégard, en Bretagne, se flatte de posséder la plus longue barbe féminine du monde. Et, si l'on en juge par la longueur de celle-ci, 25 centimètres, on est enclin à la créditer de ce superlatif !

Comme Mme Malletard, derrière son comptoir, ne dédaigne pas de plaisanter avec ses clients, jonglant avec les calembours et commentant, non sans à-propos, les nouvelles du village, on l'a surnommée “Madame Tristan Bernard”. »

Au cours des dernières années, de nombreuses femmes à barbe à travers le monde ont dénoncé le stéréotype selon lequel la barbe serait un attribut exclusivement masculin. Certaines ont même choisi d'afficher et de revendiquer leur pilosité, interrogeant les notions de genre et d'identité. 

Pour en savoir plus : 

Wouter W. de Herder, « Clémentine Delait (1865–1934), the most famous bearded lady on the continent in the 20th century », in: Gynecological Endocrinology, 2019

L'histoire de Clémentine Delait à écouter sur « Une histoire particulière »,  France Culture

Jean-Jacques Courtine, « De Barnum à Disney », in: Les Cahiers de médiologie, 1996

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