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Gardin, Rollman, Dutel... : l'humour féministe à l'ère #MeToo

Un vent féministe souffle sur la scène de l'humour. Mais si hier il était question de célibat, de couple ou de maternité, le discours prend aujourd'hui un tournant plus engagé, plus inclusif, et souvent plus cru.

Publié le 9 mars 2020 à 10:52Mis à jour le 11 mars 2020 à 19:47

Marina Rollman jubile derrière le micro rouge de France Inter. En cette semaine de Saint-Valentin, l'humoriste s'est lancée dans une chronique sur une idée reçue : les femmes auraient du mal à distinguer sexe et sentiments. Soudain, elle s'écrie : « Et c'est là que cette chronique prend un virage à 180 degrés que nul n'aurait imaginé : l'apologie du féminisme ! Oh mon Dieu, Marina Rollman, féminisme, 2020, France Inter, un pavé dans la mare ! » Ironique, la Suissesse sait bien que le mot « féminisme » a tendance à en crisper beaucoup… et en même temps, elle a toujours complètement assumé ses convictions, qui transparaissent à chacune de ses chroniques comme dans son brillant seule-en-scène, au théâtre de l'OEuvre.

À l'autre bout de Paris, une autre humoriste a une méthode un peu plus radicale. « Vous savez ce que c'est, les pertes blanches, Monsieur ? » Sur scène, Tania Dutel vient d'interpeller un homme assis au premier rang, au théâtre du Point-Virgule. Il n'avait visiblement pas prévu d'être interrogé, ce soir, sur les écoulements vaginaux… Ca, c'est le style Dutel. Des punchlines, un ton pince-sans-rire et une ambition : décomplexer les femmes - sans jamais prononcer le mot de la discorde. Deux démarches qui correspondent tout à fait au renouveau du mouvement féministe actuel, marqué par un « tournant génital » : la réappropriation par les femmes de leur corps dans ses dimensions intimes, selon la formule de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie (*).

«Raconter la vraie vie »

Les femmes parlaient déjà, sur scène, de drague, de célibat, de maternité… Désormais, elles ont les coudées plus franches, abordant des sujets encore tabous il y a une dizaine d'années. Elles défendent aussi, à leur façon, des positions sur des thèmes politiques : le harcèlement de rue, le viol, les féminicides… À l'instar de Florence Foresti, maîtresse de cérémonie des Césars la semaine dernière, qui a frontalement évoqué l'affaire Polanski. Après le César du meilleur réalisateur, elle n'est pas revenue sur scène, et quelques instants plus tard, elle postait sur son compte Instagram : « écoeurée ».

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Prononcer le mot « féminisme » lors d'un spectacle, c'est déjà prendre un risque. « Les gens deviennent frileux, parce que c'est quelque chose de grave, sur cette planète, d'être féministe », ironise Tania Dutel, qui a choisi de ne pas en parler frontalement. Pourtant, elle dézingue, avec un naturel déconcertant, les non-dits qui pèsent sur la vie d'une femme. « Pour certaines personnes, c'est courageux, pour moi, c'est juste raconter la vraie vie. Je parle de choses qui ne sont pas tout à fait normales dans la société, mais qui doivent l'être. Je laisse à chacun le soin de juger si c'est militant ou non. »

En parallèle, d'autres humoristes choisissent de consacrer leur spectacle au mot de la discorde, comme Noémie de Lattre, qui a intitulé son show « Féministe pour homme »… quitte à se priver d'une partie de l'audience. « C'est précisément parce que ce mot est entaché de plein de stéréotypes que j'ai voulu faire un spectacle qui les déconstruise un par un. » Dans un décor de coulisses de cabaret, elle est capable de résumer le concept de valence différentielle des sexes, de twerker (danser en secouant ses hanches de manière suggestive) comme de parler de féminicides.

Leçon de « chattologie »

Les spectacles aux thématiques féministes rencontrent un succès croissant en France, à l'instar de Klaire fait Grr, qui, déguisée en prof de SVT, donne une leçon de « chattologie », c'est-à-dire sur les cycles menstruels, ou encore Caroline Vigneaux, qui, dans son costume rouge, fait le procès du patriarcat.

Chez les humoristes masculins, ça parle beaucoup moins de féminisme… mis à part quelques exceptions, comme Laurent Sciamma. Son spectacle « Bonhomme » est ouvertement féministe.« J'avais envie de rire de moi et des hommes en général, de m'attaquer frontalement à la misogynie systémique, au régime patriarcal, à ses conséquences dans nos expériences individuelles et collectives… » Un vaste programme qu'il déroule avec brio, dans la salle bondée du Café de la Gare. Laurent Sciamma en a bien conscience : en tant qu'homme, il est dans le camp des privilégiés. Car la scène humoristique s'est construite, dès les années 1970, d'abord sous le règne des hommes.

La sociologue Nelly Quemener, dans son livre Le Pouvoir de l'humour (éd. Armand Colin), rappelle que faire rire a longtemps été considéré comme une pratique masculine : « L'humour renvoie à la rationalité, la logique et la maîtrise, attributs qui, dans les imaginaires sociaux de la différence sexuelle, se voient associés au masculin et largement déniés au féminin, quant à lui cantonné aux domaines de l'émotion et du sensible. » Elle décrit une « hégémonie du regard masculin dans l'humour » qui a pratiquement exclu les femmes de la scène, en plus de les tourner régulièrement en dérision. Elle cite, notamment le sketch du « lâcher de salopes » dans lequel l'humoriste Jean-Marie Bigard « assimile les femmes à du gibier ».

Le stand-up a changé la donne

Dans les années 1990, Anne Roumanoff et Michèle Bernier commencent à titiller les normes de genre en incarnant des personnages caricaturaux, comme celui, par exemple, de la blonde écervelée. Une première façon de mettre à distance les stéréotypes… non sans prendre le risque de tomber dans l'effet inverse, c'est-à-dire de les renforcer. Julie Ferrier, Axelle Laffont et surtout Florence Foresti héritent ensuite de ce ressort comique. Cette dernière incarne par exemple le personnage de Brigitte : perruque tantôt brune, tantôt blonde, soutien-gorge apparent, c'est la figure de la « bimbo » qui tente de s'exprimer sur des sujets de société en empilant les bourdes. Pour Nelly Quemener, Brigitte donne une existence au stéréotype, mais la mise en scène est si excessive que Foresti reprend le dessus sur son personnage, démontrant que les codes féminins sont artificiels, loin d'être innés.

L'arrivée du stand-up, importé des Etats-Unis, va changer la donne pour les femmes. Pour la journaliste spécialisée Rossana Di Vincenzo, « en 2006, avec le Jamel Comedy Club, on a cassé le quatrième mur, celui qui séparait l'artiste du public. Les stand-uppeurs parlent de leur vécu : de leur famille, leurs relations… Cela a incité plus de femmes à monter sur scène. » Et elles n'ont plus à choisir entre jouer l'ultraféminité ou son contraire : il s'agit avant tout de raconter sa vision du monde, et donc d'être soi. Celle qui change vraiment les codes, c'est Blanche Gardin, continue Rossana Di Vincenzo : « Elle défonce les barrières de ce qu'une femme peut être capable de raconter… notamment sur le sexe : avant elle, on n'en parlait que sous un angle 'girly' ou 'loose', façon Bridget Jones. Blanche Gardin va en parler d'une manière beaucoup plus profonde, qui en dit long sur ce que c'est que d'être une femme. Elle ouvre la porte à plein d'autres derrière elle. »

Le cas Blanche Gardin

Figure emblématique de l'humour dans les années 2010, Blanche Gardin ne cesse de désarçonner le mouvement féministe. Avec l'immense liberté de parole qu'elle a ouverte par son deuxième spectacle, « Je parle toute seule », elle remporte le tout premier Molière de l'humour décerné à une femme, en 2018. Irrévérencieuse, elle ironise, dans son discours : « Je suis la seule femme nommée l'année de l'affaire Weinstein… C'est tout moi, ça, la seule fois que je reçois un prix, il n'a aucune valeur. » Elle rafle un second Molière l'année suivante avec « Bonne nuit Blanche », un spectacle où elle se désolidarise explicitement du statut d'icône féministe qu'on lui a attribué, allant jusqu'à railler le mouvement #MeToo. Provocante, elle évoque sa relation intime avec l'Américain Louis CK, lors de son discours aux Molière, faisant allusion à l'affaire autour des comportements sexuels du stand-upper, très décrié aux Etats-Unis.

Le mouvement #MeToo, en 2017, marque ensuite une nouvelle rupture. Cette mobilisation d'ampleur mondiale autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles n'a pas épargné le milieu de l'humour, et en particulier du stand-up américain, où de nombreuses stars ont été épinglées. #MeToo va susciter une profonde remise en question dans la réception des blagues par le public. Tania Dutel remarque, au sujet de son sketch sur le harcèlement de rue : « Souvent les gens pensaient que ce que je racontais était faux, mais là, en pleine vague #MeToo, ils ont pris conscience que ce que je disais était vrai. Les rires étaient moins légers. » Car le sexisme reste encore un ressort fréquent de l'humour.

En janvier 2019, le Haut Conseil à l'Egalité a publié un état des lieux du sexisme en France (le 2ème il y a quelques jours) : « Plus de la moitié des sketches étudiés mobilisent au moins un ressort sexiste : on y rit souvent des femmes, mais… sans les femmes. » Néanmoins, ce type d'humour ne passe plus pour la norme. Les spectateurs sont nombreux à signaler au CSA des séquences qu'ils jugent scandaleuses, ou à les critiquer sur les réseaux sociaux. Laurent Baffie, Rémi Gaillard ou encore Jean-Marie Bigard en ont fait les frais. En 2019, ce dernier a vu sa tournée annulée à cause d'un « bad buzz » retentissant suite à une « blague » qui était en fait une histoire de viol, racontée sur le plateau de Cyril Hanouna.

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Le journaliste Thomas Messias, dans son podcast Mansplaining, analyse l'humour plus que douteux de celui qui, en 2004, remplissait le Stade de France : « Si on prononce juste un gros mot, même dispensable, on est plutôt dans la grossièreté. En revanche, lorsque l'on se délecte d'être à la tête d'un catalogue d'histoires drôles dont une grande partie assimile les femmes à des poupées gonflables, totalement idiotes, ou très dépensières, là, on est vulgaire. Et également misogyne. »

Un public plus exigeant

Ce qui pose problème, ce n'est donc pas de parler « cru ». C'est le caractère oppressif de blagues qui visent toujours les mêmes groupes : en l'occurrence, ici, les femmes. Sur certains sujets, les doubles standards prévalent encore. Une femme qui parle de sa sexualité sera taxée de « trash » (mot anglais signifiant « poubelle ») alors qu'un homme sera simplement grivois. À propos du sketch sur les pertes blanches, Tania Dutel raconte : « Il m'est arrivé, sur des plateaux télé, de voir que les gens ne voulaient pas rigoler, et même d'entendre des hommes qui poussaient des cris de dégoût. »

« On est de plus en plus de femmes à parler comme ça, mais au niveau du public, ce n'est pas encore déverrouillé, ajoute-t-elle. Moi, mon but, ce n'est pas de parler de ça toute ma vie, mais juste le temps que ça devienne normal. » Il s'agit de parler de ce que l'on veut, à condition de savoir de quoi l'on parle. La journaliste Rossana Di Vincenzo remarque une montée en exigence du public, tant les contenus humoristiques ont envahi toutes les plateformes médiatiques. « On veut plus de contexte, plus de fond. On est face à une nouvelle génération de stand-uppeurs, et ce sont des bosseurs. La drôlerie naturelle, les blagues faciles, ça ne suffit plus. On ne peut plus tout dire de la même manière qu'auparavant : il faut que ce soit bien écrit, pas dans l'attaque gratuite, avec une vraie connaissance du sujet. »

«Il faut du pertinent, vraiment bien vu, fin »

Et le public ne sera pas tendre avec ceux qui dérapent. En novembre 2019, Marie S'Infiltre a déclenché la colère de militantes féministes lors de la marche contre les violences faites aux femmes. La youtubeuse avait débarqué dans le cortège déguisée en dominatrice, faisant mine de fouetter des hommes à demi nus. Concrètement, comment faire une blague réussie ? « Il faut être extrêmement renseigné pour taper juste », pense Marina Rollman. Cela s'applique à tous les groupes minoritaires ou stigmatisés, poursuit l'humoriste. « Si t'es pas Haïtien et que tu te mets à faire des blagues sur les Haïtiens, il va vraiment falloir que tu aies une connaissance précise, quelque chose de pertinent, de vraiment bien vu, fin, pour que ça ne sonne pas comme une grosse généralisation racisto-beauf. »

Noémie de Lattre, par exemple, a voulu, jusque dans son écriture, être la plus inclusive possible dans son spectacle. Elle raconte : « J'ai passé chaque phrase au crible de tout ce que je ne suis pas : homme, défavorisée, issue d'une minorité, trans, non-blanche, porteuse de handicap, victime de maladie, infertile, âgée, jeune, etc. La liste est très longue ! Et ensuite je me suis astreinte à ne jamais appliquer 'le masculin l'emporte' : soit des mots ou tournures épicènes, soit 'tous et toutes', 'celles et ceux' etc., et parfois quelques néologismes : 'celleux', 'toustes' etc. »

Sur le coup de 22 h 30, au Point-Virgule, Tania Dutel rentre en coulisses. Les lumières se rallument au son de la voix de la chanteuse féministe Lesley Gore. Le refrain sonne comme une déclaration de cette nouvelle génération qui se raconte sur scène : « Don't tell me what to do, don't tell me what to say… just let me be myself. »

(*) «Le Corps des femmes », de Camille Froidevaux-Metterie, Philo éditions, 158 p., 14,90 €.

Elles ont ouvert la voie

Années 1970 : Josiane Balasko et Jacqueline Maillan : ​La première (photo) s'impose comme sujet plutôt qu'objet sur scène, se révolte contre les injustices vécues et les normes de genre. La seconde s'est désolidarisée des luttes féministes, mais s'est distinguée par ses personnages féminins railleurs, voire gouailleurs. Années 1980 : Sylvie Joly et Muriel Robin : ​La première s'impose dans le monde du café-théâtre en raillant à la fois les classes sociales et les modèles de féminité. La seconde (photo) perce à la télé chez Bouvard, puis dans des spectacles. Elle met en scène des personnages féminins à l'apparence androgyne et au caractère bien trempé, refusant de faire de sa féminité un ressort du rire. Années 1990 : Anne Roumanoff et Michèle Bernier : ​La première (photo) se démarque par des personnages de femmes ordinaires à travers des jeux sur les stéréotypes féminins. La seconde perce avec Le Démon de midi, un récit de femme trompée dans lequel elle revendique des qualités typées « féminines » dont elle cherche paradoxalement à s'émanciper. Elles se réapproprient les mécanismes de moquerie masculine pour mieux légitimer leur propre définition de la féminité. Années 2000 : Florence Foresti, Julie Ferrier, wwAxelle Laffont : ​Sur les plateaux de télé, elles rendent floues les frontières entre humoriste et personnage. Foresti (photo) maîtrise la double énonciation, sortant régulièrement de son rôle pour en expliciter les artifices. Ferrier et Laffont incarnent, elles, totalement leurs personnages, qui ont leur propre vision du monde.

Par Camélia Echchihab

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