Ravel : "Je n'ai écrit qu'un seul chef-d'œuvre, le Boléro, malheureusement il ne contient pas de musique"

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Ravel : "Je n'ai écrit qu'un seul chef-d'œuvre, le Boléro, malheureusement il ne contient pas de musique"

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Premier enregistrement du Boléro par l'Association des Concerts Lamoureux, 1930
Premier enregistrement du Boléro par l'Association des Concerts Lamoureux, 1930
- Fedekuki

C'est l'une des œuvres les plus jouées au monde. Pourtant, Ravel l'avait d'abord voulue expérimentale, plus que musicale, et redoutait presque qu'elle contribue à sa postérité. Retour sur la création du Boléro, ce thème redoutable, qui "intoxique".

Qui n'a pas été happé dès la première écoute par le Boléro de Maurice Ravel, ce thème obsessionnel, joué inlassablement depuis 90 ans ? "Le Boléro dure environ 16 minutes, il paraît qu’il y en a un qui démarre toutes les 15 minutes. Ce qui fait que nous baignons, sur la planète, dans un Boléro perpétuel" explique Marcel Marnat, musicologue, journaliste, et biographe de Ravel (Fayard, 1986). Avec lui, retour sur l'histoire pleine de surprises de la création de ce terrible thème.

Le musicologue commence par témoigner que lui-même d'ailleurs n'a pas fait exception : écoutez-le raconter comment, enfant, il avait été séduit par le côté "bricoleur" de l’interprétation de l'oeuvre par des musiciens de son village natal :

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Marcel Marnat sur la première fois qu'il a entendu le Boléro

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Quand on pense que l'auteur de Ma mère l'Oye n'avait pas spécialement le vent en poupe à cette époque (1928), et qu'il composa cette musique à des fins expérimentales, et à défaut d'avoir les droits pour orchestrer des pièces d'Albéniz ! Marcel Marnat connaît l'histoire sur le bout des doigts : "Il y a plusieurs choses qui ont convergé et ont fait qu’en quelques semaines, Ravel a été capable de composer le Boléro."

Pourquoi le "Boléro" a failli ne jamais être composé

Dans les années 1920, l’Espagne n'est pas très florissante. Beaucoup d’artistes et d’intellectuels espagnols partent en tournée à l’étranger ce qui fait que, en France notamment, l’Espagne est à la mode. C'est dans ce contexte qu'une idée germe dans l'esprit d'Ida Rubinstein, grande animatrice d’une compagnie de ballet : vers la fin des années 1920, elle imagine d'organiser une soirée espagnole et pense à se tourner vers son ami Ravel pour la musique. Pour Marcel Marnat, faire appel à lui qui, à l'époque, était peu joué et n'avait aucune facilité à composer, surtout depuis la guerre, était assez valeureux. D'ailleurs, Ravel se montre d'abord moyennement emballé par l'idée, explique le musicologue :

Il faut bien voir une chose, c’est que Ravel n’était pas tellement joué à l’époque. Tout le monde le connaissait, c’était un nom. Mais on jouait assez peu sa musique et on ne l’aimait pas. Le grand compositeur français de l’entre deux guerres était Roussel, qui passait pour être plus moderne, plus mordant. Ça me paraît un peu étrange maintenant.

Maurice Ravel à Malaga en novembre 1928
Maurice Ravel à Malaga en novembre 1928

Sur ces entrefaites, un pianiste franco américain, Elie Robert Schmitz, également imprésario, propose à Ravel une grande tournée de quatre mois en Amérique, lui promettant un fier succès à la clé :

Marcel Marnat sur la tournée de Ravel en Amérique

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Le compositeur revient d'Amérique les poches pleines d'argent, étourdi par sa réussite. Selon Marcel Marnat, il aurait peut-être décidé de mettre la pédale douce sur son travail de composition. Mais Ida Rubinstein revient à la charge. Ravel décide alors de lui proposer une simple orchestration de quelques pièces pour piano de L'Iberia d’Isaac Albéniz. Mais un ami compositeur de Ravel, Joaquin Nin, qui passe à Paris, le prévient que les droits d’Albéniz appartiennent à un grand chef espagnol, Enrique Arbos. C'est alors que Ravel prend la décision de créer de toutes pièces une oeuvre expérimentale, pestant violemment, au passage, contre les "lois idiotes" de la propriété intellectuelle. C'est du moins ce qui se raconte. De même, certains auraient pu assister à la création du Boléro par un Ravel jouant le thème au piano à l'aide d'un seul doigt. Autant de légendes, pour Marcel Marnat :

Marcel Marnat, sur les légendes concernant la création du Boléro

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Mais les délais sont courts : Ravel est rentré en France en avril, et le spectacle espagnol est prévu pour novembre de la même année. Sans compter qu'Ida Rubinstein rappelle à Ravel qu'elle a besoin de temps pour les répétitions. "Ah vous voulez qu’on répète ? Eh bien on va répéter, ne vous inquiétez pas…", lui répond le compositeur. "Et son idée, ravageuse, c’est de répéter dix-huit fois la même chose, à savoir le fameux petit thème", s'amuse Marcel Marnat. Pour quelles raisons ? "Il était un peu paresseux, comme tout le monde, mais ce n'est pas pour ça."

Ida Rubinstein, portrait anonyme de 1922
Ida Rubinstein, portrait anonyme de 1922

De l'anti-musique

A cette époque, le monde musical assiste à la montée d’une certaine avant-garde viennoise, pas connue en France, mais connue de Ravel grâce à son ami Alfredo Casella, qui faisait souvent le trajet entre Vienne et Paris et lui rapportait des partitions de Schönberg, Berg et Webern : "Il se dit que la nouvelle musique est de ce côté-là mais n’ose pas se lancer dans la musique atonale, sérielle, estimant que ce n’est pas son rôle."

En revanche, cette période est aussi celle de l'anti-peinture, art qui manifeste une volonté de faire table-rase... et Ravel est séduit par le concept, qu'il cherche peut-être à porter en musique. Il sagit de s’interdire de faire de la musique (au sens occidental du terme) avec un thème : pas de modulations, pas de variations, pas de changements de tempo… Juste une augmentation progressive de la masse instrumentale. Pour Marcel Marnat, le Boléro "intoxique" l’auditeur. Le musicologue y voit aussi une métaphore de la pénétration sexuelle, qui se termine par "un orgasme violent". Toujours sur le même rythme (ostinato), à un tempo imperturbable, le contre-thème succède inlassablement au thème, sans qu'on parvienne à distinguer l'un de l'autre, analyse Marcel Marnat :

Le Boléro est beaucoup plus savant qu’on veut bien le dire. Essayez de siffler ou chanter le thème du Boléro vous-même, vous verrez, on se plante, on chante faux, forcément ! Comme quoi c’est beaucoup plus vicieux que ça en a l’air.

Marcel Marnat sur l'antimusique et la dimension sexuelle du Boléro

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Dimension sexuelle du Boléro, mais dimension politique aussi. Car Ravel était un homme de gauche, abonné au Populaire de Léon Blum, poursuit le musicologue : 

On voyait bien que petit à petit, par le jeu des propagandes insidieuses, on allait droit vers des nationalismes qui allaient s’affronter et on courait vers une nouvelle guerre. Or, qu’est ce que c’est le Boléro ? C’est un thème extrêmement insinuant, qui petit à petit s’amplifie, vous pénètre, vous intoxique, vous accroche, fait que vous ne pouvez pas écouter autre chose. Et c’est tout le principe de la propagande politique. Et à la fin bien sûr, c’est la guerre.

Enfin, Ravel était sensible aux soucis de la masse ouvrière, à la question du travail à la chaîne. "La légende dit que quand il rentrait à Montfort-Lamaury avec un ami en voiture, il passait sur le pont de Saint-Cloud, et disait : « Voyez là-bas ? C'est l'usine du Boléro. C'est là que j'ai vu une chaîne industrielle, c'est ce qui m'a donné l'idée de cette répétition inlassable et terrifiante.»"

La première chorégraphie du Boléro devait même matérialiser cette critique du taylorisme :

Marcel Marnat sur le Boléro et le taylorisme

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Ça se répète sans arrêt, sans avoir besoin d’y changer quoi que ce soit, sauf l’orchestre. On arrive à des prolongations psychiques, mentales, absolument terrifiantes. Il est bien connu qu’à la création, il y a une dame qui s’est levée et a crié : "Au fou !". Ça me paraît un peu trop beau pour être vrai, mais il y a de ça. Et Ravel aurait répondu : "Celle-là au moins, elle a compris !" Marcel Marnat

Le comble étant que le Boléro n'en est pas vraiment un, au sens espagnol du terme : "Un Boléro est plus compliqué que ça, plus ductile, il est fait pour intéresser tout seul, alors que Ravel ne voulait pas que ça intéresse. Ce qui devait intéresser c’est l’orchestre qu’il mettrait dessus."

Une oeuvre devenue planétaire

Le succès, pour cette oeuvre qui se voulait simplement expérimentale, fut immédiat : "La partition semblait facile à jouer, et c’est tellement bien écrit pour tous les pupitres, que tous les orchestres s’en sont emparés." Quant aux chefs d'orchestre, ils veulent tous se mesurer à cette gageure consistant à diriger seize minutes, pratiquement sans bouger : "Beaucoup de chefs anciens gigotaient beaucoup. Mais Bernstein, qui n’était pas quelqu’un de sobre, dirigeait le Boléro pratiquement sans bouger. C’était impressionnant ce déchaînement progressif de cet orchestre énorme, avec quelqu’un qui, sans pratiquement bouger, déchaînait une pagaille terrifiante."

Quantité de compositeurs s'essayent ensuite à des formules voisines mais, pour Marcel Marnat, aucun ne va aussi loin que Ravel dans le refus de la technique.

Marcel Marnat : dans son Boléro, Ravel refuse la technique

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"Je n'ai écrit qu'un seul chef-d'œuvre, le Bolero, malheureusement il ne contient pas de musique." Maurice Ravel

Pourtant, loin de s'en réjouir franchement, Maurice Ravel dédaigne un peu ce succès. Il redoute même qu’on ne retienne de lui, que son Boléro. De son vivant, ça se joue partout, de Singapour à Tokyo. Il craint que les œuvres qui lui tiennent particulièrement à cœur, comme Les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, ou sa Sonate pour violon et violoncelle... soient oubliées, raconte Marcel Marnat :

Mais ce n'est pas le même rayon. Evidemment, parmi ses œuvres d'orchestre, c'est le Boléro qu'on joue le plus. Enfin quand même, on joue beaucoup la Rapsodie espagnole, Daphnis et Chloé... parce que ce sont des œuvres tellement amples. Mais ça a fait sans doute du tort à des œuvres plus difficiles, comme Les valses nobles et sentimentales, qui était d'ailleurs aussi un ballet au départ.

Maintenant que l’œuvre tombe dans le domaine public, va-t-elle être jouée plus encore ? Marcel Marnat n'est pas certain qu'elle puisse l'être davantage. Il insiste sur le fait qu'il s'agit déjà une musique universelle : "Le Boléro s’est répandu partout. Moi j’ai un ami indien, quand il entend le Boléro, il pleure, parce que ça le saisit complètement. Et pourtant ce n’est pas sa musique." Et il convoque les "archétypes" du psychiatre Carl Gustav Jung, pour expliquer cette adhésion internationale : "ça vient du plus profond de la nature humaine et ça intoxique tout le monde, même les gens sans culture musicale. Est-ce qu'on jouera davantage le Boléro, je n'en sais rien, mais où qu'on le joue ça marche."

"Combien de fois on se dit « cette fois ci le Boléro ne m’aura pas ! » Et le Boléro vous a toujours." Marcel Marnat