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Giulia Foïs : "On va arriver à casser le tabou du viol"

Giulia Foïs vient de signer un puissant ouvrage, Je suis une sur deux, où elle raconte le viol qu’elle a subi il y a vingt ans. Pour le JDD, la journaliste parle de sa vision de la justice, de la condition des femmes et de la perception du viol.

Pierre Bafoil , Mis à jour le
Giulia Foïs.
Giulia Foïs. © Flammarion

Je suis une sur deux, voilà le titre du livre de Giulia Foïs, journaliste à France Inter. "Une sur deux", parce qu'une femme sur deux a déjà été victime d'au moins une agression sexuelle ou de harcèlement sexuel dans sa vie. Giulia Foïs est cette deuxième. Et son récit résonne comme un cri qui brise le silence. Intime, d'abord. L'auteure y raconte le viol vécu à ses 20 ans, ses épreuves et sa reconstruction, lente, douloureuse, semée d’embûches à commencer par l'acquittement du violeur. Elle y relate l'impunité des uns (sans "e") et la culpabilisation constante des autres (avec un "e").

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Je suis une sur deux, c'est aussi un cri de ralliement. Qui dessine, à tâtons, une marche à suivre. Vers là où subsiste encore l'espoir. Qui balaie ces voix qui pensent que la révolution et la libération en cours tendent à "remplacer un modèle de domination par un autre", quand elles visent à "rétablir l'équilibre". Je suis une sur deux sert enfin à envoyer un grand coup "dans les rotules du système, dans les couilles de ceux qui le maintiennent". Giulia Foïs était une voix qui compte. Désormais, c'est aussi une plume qui porte.

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Dans votre ouvrage, vous parlez du "tabou social" qu'est le viol, de la chape de plomb qui l'entoure. Aujourd'hui, est-ce plus facile de dénoncer un viol?
On va arriver à casser ce tabou. Car une société qui nomme mal les choses et qui ne parle pas de ce qui la sclérose est une société qui va crever. Donc je nous souhaite de le faire vite. Mais chaque mouvement de libération des femmes est suivi d'un retour de bâton. La question est de savoir quand il reviendra et est-ce qu'on aura le temps de faire des choses avant. Le "bon viol", celui que j'ai subi, le viol "dit de rue", celui du loup garou de nuit sur un parking n'arrive qu'une fois sur dix. Lui on peut l'entendre, il est admissible. Mais je ne suis pas sûr qu'on soit prêt à entendre les neuf autres, ceux commis par les proches. J'ai pu m'en saisir parce que je rentrais dans cette "bonne catégorie", qui fait qu'on l'entend plus. Mais le viol conjugal par exemple, il n'est pénalisé qu'en 2006. A ce rythme, ça va être compliqué de lutter contre l'inertie de la société.

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Tant qu'on considérera que les hommes sont soumis à leurs pulsions et que les femmes sont des tentatrices, on ne s'en sortira pas

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Bien que vous ayez porté plainte, qu'une enquête ait été menée et que vous ayez identifié votre violeur, il a été acquitté. Quel est le plus grand obstacle à la punition du viol?
Il y a d'abord un obstacle concret. Souvent, les victimes ont ce réflexe qui vous sauve et vous torpille à la fois : se laver. Moi-même je l'ai eu. On se lave pour effacer le viol et on efface les preuves. Donc c'est parole contre parole. Et il n'y a souvent pas de preuve à l'arrivée. Restera donc le faisceau d'indices, mais il est ténu. Et surtout, il est plus compliqué. Je l'interprète ainsi : tant qu'on considérera que les hommes sont soumis à leurs pulsions et que les femmes sont des tentatrices, des manipulatrices, on ne s'en sortira pas, les indices seront toujours à charge contre la victime. Tant qu'on arrivera pas à accepter ce fait que le viol pourrait ne pas exister, et qu'il n'existe que parce que toute notre culture et notre société l'encourage, on n'entendra les victimes qu'avec ce présupposé qu'elles mentent. Or il faut être formés pour entendre les victimes. Les juges et les policiers peuvent l'être. Mais aux assises, il y a des jurés, qui sont des citoyens. Comment les former? Il faut en parler dans la société, laver les oreilles de tous ces présupposés. Le premier levier, c'est la parole des victimes. Ce livre est là pour ça aussi, pour raconter ce viol. Pour raconter la plainte, le procès, la reconstruction. Parce qu'on ne sait pas comment ça se passe si on y est pas confronté. On est dans un pays où le viol c'est "circulez y a rien à voire".

Comment vous voyez cette justice qui a acquittée ce violeur?
Je ne la remercie pas. Parce que je suis sorti du tribunal à 23 ans avec l'idée que j'évoluerai désormais dans un monde où non seulement le viol existait mais qu'il était aussi autorisé. On m'a enlevé ma confiance. Je n'ai jamais plus fait confiance à rien ni personne en dehors de moi même. Je ne dois rien à la justice. Ma vie, je me la suis faite seule. Ce sont mes proches qui ont joué ce rôle qu'elle n'a pas assumé, à savoir entendre ma parole. Mais pour avoir une vie chouette, à cause de la justice, j'ai dû dépenser une énergie de malade. J'ai dû sortir les rames pour être de nouveau dans le monde des vivants. Pour être amoureuse, pour être mère, pour faire l'amour de nouveau. On est mis deux fois à terre, une fois par le viol, une fois par l'acquittement. Mais aujourd'hui, je n'ai plus peur de rien. Je n'ai plus peur de dire non. Je n'accepte plus les contraintes injustifiées. Je ne subis plus rien. Aujourd'hui, si quelque chose ne me va pas, ça s'arrête. Mais encore une fois, il faut un entourage qui vous porte. Et c'est malheureusement très rare. Or quand le premier cercle n'entend pas, on ne va pas voir un flic inconnu. On se tait et on enfouit.

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A chaque audition avec le juge par exemple, et l'instruction a duré trois ans, je mettais des jours à m'en remettre

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Et pourtant vous avez porté plainte. Et vous encouragez les victimes à le faire. Pourquoi?
La plainte, pour vous-même et le monde qui vous entoure, signifie : "On n'a pas le droit de me faire ça." Elle signifie : "Je me bagarre parce que je suis victime, que je ne suis pas responsable." Le fait d'avoir porté plainte, c'est être dans l'action. On porte un coup. On dit "Ça, non. Je ne tolère pas." Ça conditionne l'après. Ce qui est compliqué c'est que tout est fait de telle sorte qu'on en prenne plein la gueule. Il faut donc être bien entouré, avec des proches qui font office de filet de sécurité. Car c'est beaucoup d'énergie. A chaque audition avec le juge par exemple, et l'instruction a duré trois ans, je mettais des jours à m'en remettre.

A la lecture de votre livre, malgré ce funeste constat, on sent que vous gardez de l'espoir.
J'en ai sinon, on crève. Sinon on se dit à quoi bon? A quoi bon écrire? A quoi bon marcher dans la rue les jours de manifs? A quoi bon? Moi je suis partie assez bien avec la vie, j'ai eu une enfance heureuse. Et viol ne transforme pas ce que vous êtes. On perd une partie et celle qui reste est magnifiée. J'ai toujours été quelqu'un de joyeux, je le suis encore aujourd'hui. J'ai transformé ma douleur en colère, puis en combat. J'ai de l'espoir, mais un jour comme le lendemain des Césars, je pleure. Ça, c'est un jour "à quoi bon?". Toutes les féministes ont un moteur : elles ont fait dans leur chair l'expérience d'un monde dominé par une certaine virilité, pas celle de tous les hommes, mais celle de ceux qui gueulent le plus fort. Celle qui doit écraser les femmes sur leur passage.

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Apprenons aux petits garçons la bienveillance. Si on ne les valorise que dans l'action, la force, la puissance, on ne peut pas s'en sortir

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Que faire pour changer de paradigme?
Cette question-là est en train d'émerger. On commence à parler de violence masculine, ce qui a l'avantage de désigner l'agresseur plutôt que par l'agressée. Mais on nous balance en retour que "tous les hommes ne font pas ça". Très bien, je suis ravie que vous ne violez pas et que vous ne frappiez pas les femmes. Mais c'est normal en fait. Je pense qu'il faut avoir le courage de nommer les choses : tous les hommes ne sont évidemment pas des agresseurs. Mais l'écrasante majorité des agresseurs sont des hommes. Le problème c'est qu'on construit aussi cette virilité dominante à force de brider tous les mouvements de bienveillance et d'empathie chez les petits garçons. Il faut cesser de dire aux filles d'apprendre à se défendre. Ça va bien maintenant, lâchez-nous la grappe. A l'inverse, apprenons aux petits garçons la bienveillance. Si on ne les valorise que dans l'action, la force, la puissance, on ne peut pas s'en sortir. Le monde a évolué. Travaillons les modèles de virilité qu'on propose aux enfants. Il n'y a pas une seule chose à faire mais je trouve que c'est une belle priorité. Et ça ouvre une perspective réjouissante de leur proposer autre chose.

Est-ce aussi pour cela que avez-vous écrit ce livre?
Je l'ai écrit pour que ça change. Après des années à travailler sur ce sujet, j'ai acquis une conviction : le silence est une arme redoutable. Mais c'est celle des agresseurs. Or je ne peux pas passer ma vie à soutenir la prise de parole, à longueur d'antenne et ne pas le faire moi même. D'autant plus que j'ai la puissance du micro, que l'écriture ne me fait pas peur et que je pense avoir, à mon petit niveau, un écho. Je voulais aussi que mes fils ne se disent pas seulement que j'étais violée. Mais aussi que j'ai a essayé de déboucher quelques paires d'oreilles. Et je l'ai écrit pour nous toutes. Pour toutes celles qui, pour des raisons, valables, qui leur appartiennent, n'osent pas parler. Moi on m'a tendu la main. Il y a vingt ans une femme au festival d'Avignon où j'ai été violée est venue me trouver et m'a dit : "Un jour tu en feras quelque chose." A mon tour, je voudrais leur tendre la main. Dans ce monde si laid où elle se sentent si seules aujourd'hui, je voudrais leur dire que nous sommes des milliers. Qu'elles ne sont pas seules. Je voudrais mettre un peu de baume sur leur plaie. Je veux leur avoir dit qu'on était là. Toutes.

Je suis une sur deux, de Giulia Foïs (Flammarion, 192 p., 16 euros)

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