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« Notre révolution, c’est maintenant ou jamais ! » : pour les Algériennes, il n’y aura pas de démocratie sans égalité des droits

Malgré les attaques verbales et physiques, les Algériennes mobilisées depuis un an aux côtés des manifestants réclamant un changement du système ont réussi à imposer le débat sur les droits des femmes
Les militantes féministes relèvent le manque de solidarité de la part des politiques et regrettent que leurs revendications fondamentales aient été éclipsées par les différentes initiatives politiques de sortie de crise (AFP)

Par Selma Kasmi à ALGER, Algérie

C’est par l’image devenue virale d’une ballerine de 17 ans exécutant une pirouette dans une rue d’Alger devant de jeunes Algériens tenant ​​​​​​leur drapeau national déployé, que le hirak, mouvement de mobilisation populaire né le 22 février, s’est aussi fait connaître à travers le monde.

Mais à quel point cette photo, reflet d’une Algérie nouvelle, jeune, moderne, et… plus féminine, traduit-elle la réelle position des femmes dans un pays où revendiquer l’égalité des droits est toujours un combat ?

Ce dimanche 8 mars, les Algériennes ont marché pour faire passer un message clair : le 8 mars n’est pas une fête mais une journée internationale de lutte pour les droits des femmes. 

Cette journée est célébrée chaque année dans le pays par l’organisation de galas gratuits pour les femmes, lesquelles bénéficient d’une demi-journée de congé accordée notamment dans le secteur public, ou par la gratuité des transports, et parfois, l’offre de cadeaux de la part de la hiérarchie.

Mais en ces temps de révoltes, des militantes féministes ont voulu « défolkloriser » cette journée et rappeler ses fondamentaux : la lutte pour l’égalité des citoyens devant les droits et les devoirs.

Dès le lancement de cette campagne, « des participantes ont été insultées, voire lynchées sur les réseaux sociaux », témoigne à Middle East Eye Amel Hadjedj, jeune militante féministe résidant à Alger. Elle explique ces comportements par le fait « qu’il n’est pas coutumier de voir des femmes revendiquer ouvertement leurs droits ».

« J’estime qu’il est complètement faux de penser que le mouvement féministe des années 1990 a échoué, comme on l’entend souvent »

- Habiba Djahnine, cinéaste et militante féministe

Pourtant, les femmes ont bien été présentes depuis la première heure du hirak. « Elles étaient vues et acceptées mais sans que l’on soupçonne qu’elles puissent avoir des revendications particulières », pointe de son côté Fatma Oussedik, sociologue et militante féministe. 

Si les Algériennes ont joué un rôle important dans la guerre de libération nationale (1954-1962) ou lors de la guerre civile dans les années 1990, leurs revendications ont souvent été reportées sine die.

« Lorsqu’elles participent en tant que militantes dans des syndicats ou d’autres organisations de la société civile, on trouve cela normal voire positif. Mais dès qu’elles formulent des revendications spécifiques autour du statut des femmes, on voit surgir des problèmes, même des blocages », note pour sa part Habiba Djahnine, cinéaste et militante féministe.

La cinéaste rappelle qu’en 1987, des femmes ont créé un groupe de sensibilisation autour de leurs revendications spécifiques et qu’elles se sont fortement mobilisées contre l’islamisme politique et contre l’État durant la décennie noire.

« J’estime qu’il est complètement faux de penser que le mouvement féministe des années 1990 a échoué, comme on l’entend souvent. Les féministes avaient en effet porté à un niveau politique leurs revendications pour l’égalité des droits, le respect et la promotion des femmes. Elles ont aussi fait barrage à plusieurs mesures que les islamistes voulaient imposer, comme l’interdiction du sport féminin. Depuis, on fait en sorte qu’il n’y ait rien en Algérie qui puisse passer sans que les droits des femmes ne soient posés », argumente-t-elle.

Des retrouvailles parfois violentes avec la société

Amel Hadjedj renchérit de son côté : « Au regard du programme d’islamisation du pays qui visait notamment la déscolarisation des filles, arriver aujourd’hui à un taux de plus de 60 % des femmes parmi les étudiantes relève du miracle. La femme algérienne est un miracle ! ».

Amel et ses semblables sont convaincues qu’il est désormais hors de question de laisser la lutte des femmes en marge de cette révolution.

La militante se souvient que lors du déclenchement du hirak, elle a compté le nombre de femmes présentes à la première manifestation, un « réflexe pavlovien ».

« Je voyais que le nombre des femmes était minime, malgré les photos qui faisaient un focus sur elles. Leur nombre est devenu plus important par la suite », se souvient-elle. « Et rapidement, la question s’est posée : allions-nous uniquement servir de caution esthétique garantissant le caractère pacifique des marches ou exiger la reconnaissance de notre citoyenneté à part entière ? »

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Pour les féministes, la réponse était évidente : il fallait s’organiser sans tarder comme une force de ce hirak.  

Dans la foulée est créé un collectif, Femmes algériennes pour le changement vers l’égalité, qui décide d’établir un carré où seront diffusés, à chaque marche hebdomadaire, des messages revendicatifs spécifiques, intégrant et complétant l’ensemble des revendications générales : le changement entier du système politique en place depuis l’indépendance du pays et l’établissement d’un État civil, en séparant le pouvoir militaire de la vie politique. 

« Le carré féministe ne s’est pas constitué pour affaiblir le hirak mais pour l’enrichir, car nous sommes convaincues qu’il n’y aurait pas de démocratie réelle sans l’égalité pour tous. On ne pourrait réclamer un État civil sans réclamer des droits civils pour l’ensemble des citoyens », défend Fatma Oussedik à MEE.

Mais dès le lancement de leurs actions, les féministes se heurtent à l’incompréhension d’une partie de la société. Alors qu’en mars et en avril 2019, elles sont au cœur des débats sur les réseaux sociaux et sur certaines chaînes de télévisions privées, elles sont accusées d’être « occidentalisées », de vouloir s’attaquer aux valeurs et aux traditions, et surtout, d’être « infiltrées » pour diviser le hirak.

Des préjugés qui poussent même certains à lancer des appels à la violence contre les militantes, voire à leur vitriolage. Amel Hadjedj faisait partie de ces personnes menacées directement et ouvertement.

« La dernière semaine du mois de mars 2019, nous avons vécu l’horreur ! Nous n’avions pas beaucoup d’expérience pour gérer ce genre de situation car l’espace public venait de se libérer. Nous avons tenu le 16 mars une première réunion nationale à Alger. Le 29 mars, nous étions agressés physiquement et verbalement. Nos banderoles ont été retirées et déchirées », raconte-t-elle.

« Nous ne nous attendions pas à une telle violence. Et les passants, au lieu de nous venir en aide, nous insultaient à leur tour. J’ai compris une chose, que la société est misogyne, et cela a renforcé ma conviction : notre révolution, soit on la fait maintenant, soit on ne la fera jamais ! »

Les femmes du collectif décident malgré tout, la peur au ventre, de poursuivre leur combat. « Ce jour-là, nous avons eu très peur. Nous nous nous sommes dit que nous nous étions trop avancées, mais qu’il fallait rester courageuses vis-à-vis des autres femmes et préparer le vendredi d’après », se souvient Fatma Oussedik.

Les militantes féministes interrogées relèvent le manque de solidarité de la part des politiques et regrettent que leurs revendications fondamentales aient été éclipsées par les différentes initiatives politiques de sortie de crise qui ont surgi à cette période.

« Dans tous les groupes constitués en coordination avec la société civile, à chaque fois que la question de l’égalité des droits se posait, les débats devenaient très houleux et difficiles. Les féministes sont conscientes du fait que si elles ne mettent pas en avant la dimension féministe dans le hirak, personne ne le fera à leur place », relève Habiba Djahnine.

Un espace politique incontournable

Mais alors que les féministes se préparaient à d’éventuelles nouvelles attaques, des groupes de citoyens se sont organisés spontanément pour les protéger.

« Un vendredi, à notre arrivée sur les marches de la Grande Poste où nous tenions notre carré, nous avons trouvé des jeunes qui nous attendaient pour nous défendre. Ils étaient très gentils et nous ont même aidées à monter nos banderoles », raconte Fatma Oussedik.

Au fil des semaines, le carré féministe devint un espace politique incontournable. « Nous avont été totalement acceptées. Les citoyens de tous sexes et de toutes catégories nous rejoignent, marchent et chantent avec nous, reconnaissent certaines figures sur nos banderoles. Cela nous a permis de tenir un propos sur la participation des femmes dans l’histoire de notre pays en profitant de la célébration de chaque journée historique, et montrer que nous avons toujours été là », explique Fatma Oussedik. Et d’ajouter : « Aujourd’hui, nous faisons partie de la photographie générale. Le débat sur les droits des femmes existe et est désormais public ! ».

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Selon la sociologue, si les féministes ont été acceptées, c’est parce que les manifestant ont admis que la société était plurielle et grâce à l’autocontrôle observé par chacun pendant les marches. « Pour qu’un peuple tienne une année pacifiquement, notamment dans un pays où il y a un tel contrôle sur la jeunesse et de telles frustrations, cela relève de l’exploit », considère-t-elle.  

Mais ces avancées sont aussi « imposées » par les évolutions dans la société : les femmes sont de plus en plus scolarisées et actives et sont parfois en charge de leurs familles. « Le roman de la grande famille dans lequel le père est responsable de la famille et où la jeune fille, la veuve ou la divorcée est prise en charge, n’existe plus ! », note Fatma Oussedik, également membre du réseau Wassila/Avife (association d’assistance aux femmes et enfants victimes de violence).

« Aujourd’hui de manière fondamentale, nous sommes en train d’avancer. Les citoyens expriment un respect total envers les femmes, on voit bien que petit à petit, les mentalités changent », observe Habiba Djahnine. Elle relève que dans le sud, les femmes sont encore absentes ou très peu nombreuses lors des manifestations, mais au quotidien, à l’image des grandes villes du nord, elles sont de plus en plus nombreuses à prendre en charge la famille.

Amel Hadjedj, qui se définit comme féministe radicale, est consciente du travail de sensibilisation qui attend les militantes pour arriver à instaurer l’égalité des droits. Elle prône des initiatives inclusives pour l’établissement d’une feuille de route pour le hirak.

« Il n’est pas concevable que l’on nous considère comme des citoyennes à part entière quand il s’agit de voter puis que l’on redevienne mineures à vie »

- Amel Hadjedj, militante féministe

« Une vraie union est une union où on ne cache pas ses différences car elles finiront par se manifester et parfois avec fracas. Il n’est pas concevable que l’on nous considère comme des citoyennes à part entière quand il s’agit de voter puis que l’on redevienne mineures à vie. Il n’est pas normal que seulement 2 % des poste décisionnels soient accordés aux femmes dans un pays où leur participation était nécessaire à la libération ou que juste 18 % des salariés en Algérie soient des femmes », rappelle-t-elle. « On sait que 34 % des femmes actives ont au moins un diplôme quand les hommes ne sont que… 6 % ! Il n’est plus admissible que les femmes continuent de vivre dans l’insécurité dans la rue et chez elles. Et pourquoi tous les codes sont-ils civils, sauf le code de la famille qui est un code religieux en dépit des amendements de 2005 ? »

Les militantes rencontrées affirment unanimement qu’un changement très important est en train de s’opérer. « Les gens sont nombreux à m’appeller de toutes les régions », constate, optimiste, la cinéaste Habiba Djahnine. « Ils veulent s’informer sur l’histoire du féminisme ! »

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