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Télécoms

Google, Facebook, Amazon, Microsoft vs Chine : la nouvelle guerre des câbles sous-marins

ENQUÊTE - Américains et Chinois rivalisent de dépenses somptuaires pour contrôler ces très stratégiques tuyaux de fibre optique qui assurent la plupart des communications intercontinentales qu'il s'agisse d'Internet ou de la téléphonie mobile.

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Le câble sous-marin Marea qui relie Bilbao (Espagne) à Virginia Beach (États-Unis) a été financé par Microsoft et Facebook.

Le câble sous-marin Marea qui relie Bilbao (Espagne) à Virginia Beach (États-Unis) a été financé par Microsoft et Facebook.

Microsoft

Ils ont pour nom Equiano, Malbec ou Dunant. Contrôlés par les tout-puissants Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), ces câbles sous-marins ultramodernes reflètent la révolution d’un secteur qui était jusqu’à présent la chasse gardée des opérateurs télécoms. Avec l’évolution exponentielle des échanges, ces tuyaux de fibre optique qui assurent plus de 90 % des liaisons intercontinentales, qu’il s’agisse d’Internet ou de téléphonie mobile, revêtent un enjeu fondamental pour les géants américains du web. "Nos besoins ont tellement grandi que nous avons dû créer nos propres câbles afin de pouvoir faire les choses comme nous le souhaitions, sans dépendre des opérateurs télécoms", indique Jayne Stowell, la patronne des câbles sous-marins à Google.

Secteur non réglementé

Avec Facebook, la firme de Mountain View est celle qui a le plus investi dans ces autoroutes stratégiques qui, reliées à leurs propres data centers, confèrent aux Gafam une mainmise quasi absolue sur les données qu’ils gèrent. Ces trois dernières années, Google a dépensé 47 milliards de dollars dans son infrastructure, dont une partie pour les câbles sous-marins. De son côté, Facebook a annoncé l’an dernier qu’il allait injecter 3 milliards de dollars dans ces liaisons sous-marines. "Google et Facebook sont de loin les acteurs les plus entreprenants, juge Jean-Luc Vuillemin, directeur des réseaux internationaux d’Orange, dont la filiale Orange Marine déploie et assure via ses six navires câbliers la maintenance de plusieurs milliers de câbles sous-marins. Il y a dix ans, 5 % des câbles étaient contrôlés par les Gafam. Aujourd’hui c’est 50 % et ce sera 95 % d’ici trois ans."

Cette ruée a eu comme conséquence de créer un immense Far West, dont les grands gagnants sont les Etats-Unis. "Le secteur n’est pas réglementé, mais il est dominé par un pays, poursuit Jean-Luc Vuillemin. Aujourd’hui, 70 % à 80 % du trafic Internet va vers les Etats-Unis car les données mondiales sont localisées dans des data centers américains. Cela peut poser un problème de souveraineté pour les autres pays." D’autant plus que, depuis l’instauration du Cloud Act en 2018, le gouvernement américain peut avoir accès à toutes les informations stockées dans ces centres de données appartenant à des sociétés d’origine américaine.

 

Voici la carte mondiale des câbles de télécommunications sous-marins. Source : Submarinecablemap.

La domination de l’Oncle Sam tient aussi au fait que l’un des trois principaux producteurs mondiaux de câbles sous-marins, TE Subcom, est américain. Partenaire privilégié du Pentagone, qui déploie ses propres câbles, et des Gafam, même si ces derniers diversifient de plus en plus leurs fournisseurs, TE Subcom, issu de l’opérateur américain historique AT&T, est notamment en charge de la fabrication du câble Dunant, géré par Google, qui reliera en septembre Virginia Beach, aux Etats-Unis, à la Vendée. Il s’agira du premier câble d’un Gafam arrivant en France. Et aussi du puissant câble jamais posé dans l'océan - il devancera en terme de capacités Marea cofinancé par Facebook et Microsoft en 2017. Selon nos informations, un deuxième câble géré par l'un des Gafam (Facebook cette fois) va atterrir en France ces prochains mois. Le projet sera officialisé dans les semaines qui viennent.

Géants chinois émergents

Face à l’omniprésence américaine, un pays tente de résister : la Chine. Ces derniers mois, Pékin a mis sur pied un colosse dans le secteur. En juin dernier, Hengtong, expert de la fibre optique et du câblage, a acquis Huawei Marine, filiale spécialisée dans les câbles sous-marins du géant des télécoms mis au ban par Donald Trump. Parti de rien et spécialisé dans la confection de gants en caoutchouc dans les années 1990, Hengtong est aujourd’hui le troisième fabricant mondial de fibre optique. "La Chine vient de créer un champion capable de contrôler toutes les technologies nécessaires dans les câbles", remarque, impressionné, Jean-Luc Vuillemin.

A cette nouvelle force de frappe se greffe pour les opérateurs télécoms chinois l’ambition croissante de posséder leurs câbles sous-marins. "On les voit de plus en plus arriver dans les consortiums", relève Alain Biston, PDG d’Alcatel Submarine Networks, qui fabrique pour China Telecom, Facebook ou l’indien Tata un câble de 13.000 kilomètres qui reliera en 2020 Hong-kong à la Californie. Cet activisme est d’autant plus important que, contrairement aux Gafam américains, les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) ne disposent pas de leurs propres câbles. "Ce sont les opérateurs qui investissent et redonnent ensuite de la capacité aux BATX", ajoute Alain Biston. Un fonctionnement qui illustre la volonté de l’Etat chinois de garder ses fleurons sous contrôle. Autre signal de cette ambition visant à mieux maîtriser l’ensemble de la chaîne : la hausse significative des investissements dans le cloud de géants comme Alibaba ou Tencent, même s’ils restent inférieurs à ceux des deux leaders du secteur, Amazon et Microsoft.

Lire aussiAlcatel Submarine Networks, le champion français des câbles sous-marins revit grâce aux Gafam

"Tempora", le programme de surveillance de la NSA

Cette nouvelle guerre des câbles sous-marins, ou "bipolarisation" comme la nomment plus pudiquement les experts, tient aussi au caractère ultrasensible de ces tuyaux de fibre optique de 2 centimètres de diamètre. Ces derniers, au nombre de 450, sont notamment scrutés avec la plus grande attention par les services de renseignement du monde entier, lesquels n’hésitent pas à se brancher aux points d’atterrage (jonction entre la terre et la mer) des câbles pour récolter les données qu’ils charrient. Le lanceur d’alerte Edward Snowden avait à ce sujet révélé en 2013, avec le programme "Tempora", comment l’agence de renseignement électronique américaine (NSA), épaulée par son alter ego britannique (GCHQ), espionnait les câbles de sept grands opérateurs mondiaux.

Le caractère stratégique et géopolitique de ces liaisons sous-marines a aussi été illustré ces dernières années par les patrouilles du navire-espion russe Yantar à proximité de câbles transatlantiques comme l’a révélé la presse américaine. Des manœuvres agressives qui nourrissent plusieurs inquiétudes autour d’une potentielle guerre sous-marine. Avec quelles conséquences ? "En cas de conflits asymétriques, la rupture ou l’endommagement massifs des réseaux sous-marins de communication auraient sans doute des conséquences assez néfastes, comme la rupture prolongée des transactions financières et boursières, pouvant entraîner un cortège de défaillances d’entreprises", juge Philippe Piron qui a dirigé Alcatel Submarine Networks de 2016 à 2019. Le cas des Îles Tonga, petit archipel polynésien coupé du monde durant plusieurs semaines début 2019 est là pour rappeler à quel point les États restent totalement dépendants de ces tuyaux de fibre optique.

Nids d’espions

Véritable colonne vertébrale d’Internet, l’industrie des câbles sous-marins est suivie de près par les gouvernements américain et chinois. Aux Etats-Unis, par exemple, le milliardaire Steve Feinberg, patron du fonds Cerberus Capital Management, qui possède TE Subcom, n’est autre que le directeur du conseil consultatif du renseignement auprès de Donald Trump. Cerberus Capital Management possède aussi une des plus importantes sociétés militaires privées au monde, la firme DynCorp, laquelle mène notamment des missions de formation en Afghanistan pour le compte de l'armée américaine.

Quant au groupe Hengtong, en plus d’être dirigé par l’ancien soldat Cui Genliang et de fournir du matériel à l’Armée populaire de libération, il affiche clairement sur son site web son implication dans le plan "Made in China 2025" dont l'objectif est de garantir l'indépendance technologique de Pékin. La société chinoise soutient également le projet des Nouvelles routes de la soie. Ce chantier pharaonique, instrument du soft power chinois, débouchera notamment en 2021 sur l’arrivée à Marseille, en provenance du Pakistan - il passera ensuite par l'Afrique, du câble Peace, fabriqué par Hengtong. "Ce sera la première fois qu’un câble chinois va atterrir en France, souligne un ancien ponte des services de renseignement français. Il va évidemment falloir prendre nos précautions, mais pas plus qu’avec les Américains. Dans ce domaine si sensible, il n’y a pas les bons et les méchants." Seulement des espions.

 

Alcatel Submarine Networks porté par les GAFAM 

Sur le podium des principaux producteurs de câbles sous-marins mondiaux avec l’Américain TE Subcom et le Japonais NEC, le Français Alcatel Submarine Networks (ASN) a connu une année 2019 pleine, devançant ses rivaux en matière de prises de commandes (800 millions d’euros). Un essor que ce groupe de 1.200 salariés détenu par Nokia doit en grande partie à la confiance qui lui accorde les GAFAM. Ces derniers mois, ASN a ainsi glané plusieurs gros contrats comme "Equiano", câble sous-marin de Google qui reliera le Portugal à l’Afrique du Sud ou "Malbec", liaison cofinancée par Facebook qui connectera entre eux plusieurs pays d’Amérique du Sud. Symbole de cette croissance : la pépite française entend dépasser pour la première fois de son histoire le milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2020. Redevenu bankable après plusieurs années difficiles, ASN pourrait toutefois être absorbé par Orange, autre acteur français du secteur, comme le projette Bercy depuis plusieurs mois. Ce projet aux allures de serpent de mer ne fait toutefois pas l'unanimité, notamment du côté d'ASN et Nokia.

 

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