Feuilletez "L'Herbe rouge" de Boris Vian avec les oreilles

Publicité

Feuilletez "L'Herbe rouge" de Boris Vian avec les oreilles

Par
Dusk, 2018 (photo recadrée)
Dusk, 2018 (photo recadrée)
- © Joseph Obanubi / courtesy MAGNIN-A, Paris

À l'occasion du centenaire de la naissance de Boris Vian, (re)découvrez son roman "L'Herbe rouge", à travers une dizaine d'extraits illustrés par des archives de France Culture. Des souvenirs d'enfance, un inventeur en quête de sens, une voyante reniflante... parcourons cette œuvre de la fantaisie.

>>> Retrouvez ici tous les autres romans de la collection "Feuilletez avec les oreilles"

Boris Vian aurait eu 100 ans le 10 mars 2020, mais fragile du cœur, l’écrivain est mort à l’âge de 39 ans en 1959. Publié en 1950, L’Herbe rouge se situe dans la catégorie de romans que Boris Vian a publiés sous son vrai nom, abandonnant le pseudonyme de Vernon Sullivan. L’Herbe rouge suit L’Écume des jours et L’Automne à Pékin sortis en 1947. L’Herbe rouge ne connaît pas un grand succès à sa parution, ce sont les éditions suivantes et l’adaptation télévisée en 1985 par Pierre Kast qui lui apporteront enfin la reconnaissance du public, et révéleront toute sa modernité.

Publicité
La Compagnie des auteurs
58 min

En proie à une profonde mélancolie, empêché dans sa vie et ses relations aux autres, son héros, Wolf, voit dans son passé la source de son mal-être. Il est persuadé que ses angoisses et le sentiment de honte qui l’étouffent remontent à son enfance. Ingénieur de son état, Wolf construit alors une machine capable d’effacer ses souvenirs. Mais pour solder ses compte avec son passé, Wolf doit exposer ses souvenirs et justifier de leurs dommages devant différents personnages imaginaires comme devant un jury. Remontent ainsi à la surface tous les sentiments et ressentiments profondément refoulés depuis son enfance : ses parents hyper protecteurs, l’hypocrisie de la religion, les études trop longues et inutiles, les difficultés des relations amoureuses… À la manière d’une parodie de séances psychanalytiques dont Vian s’amuse, ce retour en enfance, au lieu de le libérer, de lui donner une identité enfin constituée, l’anéantit.

L’histoire de L’Herbe rouge s’articule autour de deux couples, celui formé par Wolf et son épouse Lil, et celui de Saphir Lazuli avec son amie Folavril. Ces deux couples fonctionnent en miroir l’un l’autre et le lecteur devient le spectateur impuissant de leur usure jusqu’à la fin tragique. Les personnages féminins, d’abord caricaturaux, uniquement décrits comme des amoureuses soucieuses de leur apparence, s’en sortent mieux à la fin du roman, grâce à leur lucidité et leur dynamisme. D’amoureuses passives et futiles, elles se révèlent être finalement indépendantes et féministes.

Par plusieurs aspects, c’est le livre le plus autobiographique de Boris Vian. De nombreux thèmes abordés peuvent être éclairés par sa propre vie. Ainsi, Boris Vian venait de se séparer de sa femme, lui-même était un ingénieur peu orthodoxe travaillant pour l’AFNOR (organisme de normalisation), enclin au pessimisme tout en étant à la recherche d’un absolu.

À travers ses aspects futuristes, fantastiques et énigmatiques, L’Herbe rouge questionne profondément la quête du bonheur et la place de la technologie, l’usure du couple et l’émancipation des femmes, soulève des questions métaphysiques et des problèmes existentiels comme le sens à donner à sa vie dans un monde définitivement absurde. Roman à la fois fantastique, poétique et initiatique, L’Herbe rouge est aussi un terrain de jeux de mots et autres inventions linguistiques pour Boris Vian. Les fonctions esthétique et ludique du langage sont tout le temps présentes dans le roman sous formes de néologismes et de mots-valises improbables comme "blairnifler", savoir lire l’avenir dans les odeurs (la voyante étant d’ailleurs une "reniflante"), ou encore ces drôles de plantes que sont la "pétoufle" ou la "cardavoine". Boris Vian se plaît à bousculer le langage, créant un mélange d’étrangeté et de fantaisie dans une histoire tragique.

Explorant ses souvenirs, le personnage principal déambule dans son histoire passée tout en vivant le temps présent du roman. Parcourir le livre à travers une dizaine d’extraits nous fait ainsi traverser des 'espaces-temps' différents, autour de thèmes aussi variés que les souvenirs d’enfance, le passage obligé par la communion et les études, la pratique de la voyance, les inventeurs de machines inconnues, ou encore la question de la galanterie entre hommes et femmes. Autant de sujets que nous vous proposons de parcourir à travers des extraits du livre, agrémentés d’archives d’émissions de France Culture.

Des photos anciennes à vendre sur un marché de Beyoglu à Istanbul, en 2012.
Des photos anciennes à vendre sur un marché de Beyoglu à Istanbul, en 2012.
© Getty - Serts

Les fausses images de l'enfance

"À ce moment, il s’aperçut qu’il se rappelait. Il ne lutta pas contre les souvenirs et se maîtrisa plus profondément, baigné dans le passé. Le givre craquant caparaçonnait ses vêtements de cuir d’une croûte brillante, cassée aux poignets et aux genoux.
Les lambeaux du temps jadis se pressaient autour de lui, tantôt doux comme des souris grises, furtifs et mobiles, tantôt fulgurants pleins de vie et de soleil – d’autres coulaient tendres et lents, fluides sans mollesse et légers, pareils à la mousse des vagues.
Certains avaient la précision, la fixité des fausses images de l’enfance formées après coup par des photographies ou les conversations de ceux qui se souviennent, impossibles à ressentir à nouveau, car leur substance s’est évanouie depuis longtemps.
Et d’autres revivaient, tout neufs, comme il les rappelait à lui, ceux des jardins, de l’herbe et de l’air, dont les mille nuances de vert et de jaune se fondent dans l’émeraude de la pelouse, foncé au noir dans l’ombre fraîche des arbres.
Wolf tremblait dans l’air blême et se souvenait. Sa vie s’éclairait devant lui aux pulsations ondoyantes de sa mémoire."
(L'Herbe rouge, p.93)

L'émission "Nuits magnétiques" proposait en 1989 une série d'émissions autour de l'enfance, à la recherche des souvenirs enfouis. C'est au tour de l'auteur de livres pour enfants Jean Sauvy de raconter son enfance provençale dans les années 1920, puis une psychanalyste explique en quoi le récit de l'enfance est une reconstruction du temps présent.

"Nuits magnétiques" : Le jardin de l'enfance (extrait). Une diffusion du 03/01/1989

28 min

À table (Le déjeuner) par Édouard Vuillard, 1892.
À table (Le déjeuner) par Édouard Vuillard, 1892.
© AFP - FineArtImages/Leemage

Passe-moi le pain !

"Ainsi que la plupart des gestes qui se répètent tous les jours, le repas n’avait pas de durée sensible. Il se passait, c’est tout. Dans une jolie pièce aux murs de bois verni, aux grandes baies de glace bleutée, au plafond rayé de poutres droites et foncées.
Le sol, carrelé d’orange pâle, s’abaissait un peu en pente vers le centre de la pièce pour créer l’intimité. Sur une cheminée de briques assorties trônait le portrait du Sénateur Dupont à trois ans, avec un beau collier de cuir croûté d’argent. Des fleurs de spirale d’Asie Mineure garnissaient un vase limpide ; entre leurs tiges bosselées passaient de petits poissons des Mers. Par la fenêtre, on voyait les longues traînées de larmes du crépuscule sur les joues noires des nuages.
-          Passe-moi le pain, dit Wolf.

Saphir, qui lui faisait face, allongea le bras droit, prit la corbeille et la lui tendit du bras gauche – pourquoi pas.
-          J’ai pas de couteau, dit Folavril.
-          Prête-moi ta plume, répondit Lil.
-          Où sont les billes ? demanda Saphir.

Puis, ils s’arrêtèrent quelques instants, car cela suffisait à entretenir la conversation pour le rôti. En outre, on ne mangeait point de rôti ce soir-là, soir de gala ; un gros poulet doré à la feuille gloussait en sourdine au centre du plat de porcelaine d’Australie.
-          Où sont les billes ? répéta Saphir.
-          J’ai une bougie qui ne donne pas, remarqua Wolf.
-          Qui a gagné Waterloo ? interjeta, sans prévenir, le Sénateur Dupont, coupant la parole à Lil.

Ce qui créa un second silence car ce n’était pas prévu au programme."
(L'Herbe rouge, pp.44-45)

Des repas de famille qui finissent mal, c'est le sujet de ce "Pieds sur terre" diffusé en 2015. Autour de trois récits intimes, on découvre comment un repas peut révéler des rancœurs, de la déception et des vérités cachées.

"Les pieds sur terre" : Règlements de comptes en famille. Une diffusion du 24/02/2015.

28 min

L'actrice Theda Bara dans le film “Salomé” de J.Gordon Edwards (1918).
L'actrice Theda Bara dans le film “Salomé” de J.Gordon Edwards (1918).
- via le site vintage-rama.blogspot.com

Chez la reniflante

"Le paquet de tarots répandait une odeur de ménagerie. La reniflante étala rapidement les six premières cartes sur la table. Elle sentit avec violence.
-          Bougre, bougre, dit-elle. Je ne subodore pas grand-chose dans votre jeu. Crachez-z-y par terre, voir, et posez le pied dessus.

Lil obéit.
-          Retirez votre pied, maintenant.

Lil retira son pied et la reniflante enflamma un petit feu de Bengale. La pièce se remplit de fumée lumineuse et d’un parfum de poudre verte.
-          Ça va, ça va, dit la reniflante. Maintenant on y flaire plus dégagé. Bon, je blairnifle pour vous des nouvelles de quelqu’un que vous affectionnez. Et puis de l’argent. Pas une somme considérable. Mais enfin, un peu d’argent. Evidemment, rien d’extraordinaire. En considérant les choses objectivement on pourrait presque dire que, financièrement, votre situation ne change pas. Attendez.

Elle étala, sur les premières, six nouvelles cartes. [...] Lil prit la première venue ; la cinquième en l’espèce.
-          Tenez bon ! dit la reniflante. Voilà-t-y pas la confirmation exacte de tout ce que je vous annonçais ! Un grand bonheur pour une personne de votre maison. Elle va trouver ce qu’elle cherche depuis très longtemps après avoir été malade. [...]
-          C’est vrai ? demanda-t-elle ?
-          Tout ce qu’il y a de véridique et d’officiel, dit la reniflante, les odeurs ne mentent jamais."
(L'Herbe rouge, p.69)

Rendez-vous chez Marie-Candice, voyante. On l'écoute interpréter les cartes tirées par sa cliente, un peu déprimée, qui ne sait pas quoi faire de son couple. Marie-Candice essaye de faire la lumière dans sa tête et dit voir l'apaisement au bout du chemin grâce aux bonnes cartes qui concluent son jeu.

"Les pieds sur terre" : La voyante. Une diffusion du 09/06/2011

28 min

Inauguration du monument Jean Bouin, discours du maire de Marseille le 5 juin 1922 (photographie de presse, Agence Roll)
Inauguration du monument Jean Bouin, discours du maire de Marseille le 5 juin 1922 (photographie de presse, Agence Roll)
- Gallica/Bnf

Inauguration en fanfare

"Le Maire toussota dans son cornet acoustique et prit la parole par le cou pour l’étrangler mais elle tint bon.
-          Messieurs, dit-il, et chers coadjupiles. Je ne reviendrai pas sur la solennité de ce jour, pas plus pur que le fond de mon cœur, puisque vous savez comme moi que, pour la première fois depuis l’avènement au pouvoir d’une démocratie stable et indépendante des combinaisons politiques louches et de basse démagogie qui ont entaché de suspicion les décades passées, heu, bougre, c’est-y dur à lire, c’te putain d’papier, l’texte est tout effacé. J’ajoute que si je vous disais tout ce que je sais, et notamment à propos de c’t’autre animal de menteur qui s’prétend marchand de fromages…

La foule applaudit bruyamment et le marchand se leva à son tour. Il commença à lire la minute d’un pot-de-vin généreux accordé au Conseil Municipal sur la recommandation du plus grand trafiquant d’esclaves de la ville. La fanfare attaqua pour couvrir sa voix et la femme du Maire, voulant sauver son mari par une diversion, redoubla d’activité, Wolf souriait d’un sourire vague. Il n’écoutait pas un mot. Il était ailleurs.
-          C’est avec une joie hargneuse, continua le Maire, que nous sommes fiers de saluer aujourd’hui la remarquable solution imaginée par notre grand coadjupile ici présent, Wolf, pour éliminer totalement les difficultés résultant d’une surproduction de métal à faire les machines. Et comme je ne peux pas vous en dire plus long car, personnellement, selon l’usage, je ne sais absolument point de quoi c’est que c’est qu’il s’agit, rapport que je suis un officiel, je passe la parole à la fanfare qui va exécuter un morceau de son répertoire."
(L'Herbe rouge, p.85)

Un petit jeu radiophonique grâce aux "Décraqués" qui proposaient en 1999 une imitation tout en ironie des discours d'inauguration. Écoutons l'orateur du jour, Jacques Vallet, se prenant pour un jeune ingénieur qui inaugure un nouveau pont.

"Les Décraqués" : Classes de rhétorique et modèles de discours. Une diffusion du 21/05/1999

9 min

"Le Jardin des délices" (1494-1505) de Jérôme Bosch. (Détail du triptyque)
"Le Jardin des délices" (1494-1505) de Jérôme Bosch. (Détail du triptyque)

L'inventeur et sa machine à remonter les souvenirs

"Il ouvrit la porte de la cabine, mit un pied à l’intérieur et ses mains gantées se crispèrent sur les barres. Dans ses doigts, il sentait la vibration du moteur. Il se faisait l’effet d’une araignée dans une toile pas pour elle.
-          C’est l’heure, dit Lazuli.

Wolf fit un signe de tête et, mécaniquement, il prit sa position. La porte d’acier gris claqua sur lui. Dans la cage, le vent se mit à souffler. Doucement d’abord, puis il se raffermit comme une huile que l’on durcit au froid. Il changeait de direction sans prévenir et, lorsque l’air le frappait de face, Wolf devait s’accrocher de tout son poids à la paroi et il sentait sur sa figure le froid de l’acier terne. Pour ne pas s’épuiser, il respirait à une cadence lente. Son sang battait régulièrement dans ses canaux.
Wolf n’avait pas encore osé regarder au-dessous de lui. Il attendait d’être assez aguerri et s’astreignait à garder ses yeux fermés, chaque fois que la fatigue le contraignait à baisser la tête. De ses hanches, partaient deux lanières de cuir suiffé terminées par des crochets de fer qu’il fixait alors à deux anneaux proches pour reposer ses mains.
Il haletait péniblement et ses genoux commençaient à lui faire mal. L’air s’allégeait, le pouls de Wolf s’accélérait et il sentait une sorte de manque à remplir au fond de ses poumons."
(L'Herbe rouge, p.90)

Rencontre avec des inventeurs, ces gens "qui ont des idées un peu en avance sur le commun des mortels" et qui ne se retrouvent pas dans l'image folklorique du professeur Tournesol chez Tintin. Dans ce documentaire, on part donc à la découverte de ce qu'est l'esprit d'invention avec des précurseurs qui racontent les différentes étapes de leurs inventions ainsi que leurs motivations.

Documentaire "Les Inventeurs" dans l'émission des "Nuits magnétiques" du 01/01/1992.

1h 13

Deux modèles de cagoules issus de "Mon tricot" de 1974.
Deux modèles de cagoules issus de "Mon tricot" de 1974.
- via le site desbonnets.blogspot.com

Comme un balourd engoncé, ficelé et chapeauté

"-          Ils avaient toujours peur pour moi, dit Wolf. Je ne pouvais pas me pencher aux fenêtres, je ne traversais pas la rue tout seul, il suffisait qu’il y ait un peu de vent pour qu’on me mette ma peau de bique et, hiver comme été, je ne quittais pas mon gilet de laine ; c’étaient des tricots jaunâtres et distendus qu’on nous faisait avec de la laine de pays. Ma santé, c’était effrayant. Jusqu’à quinze ans je n’ai pas eu le droit de boire autre chose que de l’eau bouillie. Mais la lâcheté de mes parents, c’est qu’eux-mêmes ne se ménageaient pas et se donnaient tort dans leur conduite à mon égard par leur comportement envers eux-mêmes. A force, je finissais par avoir peur moi-même, par me dire que j’étais très fragile, et j’étais presque content de me promener, en hiver, en transpirant dans douze cache-nez de laine. Pendant toute mon enfance, mon père et ma mère ont pris sur eux de m’épargner tout ce qui pouvait me heurter. Moralement, je ressentais une gêne vague, mais ma chair molle s’en réjouissait hypocritement.
Il ricana.
-          Un jour que j’avais rencontré des jeunes gens qui, dans la rue, se promenaient, leur imperméable sur le bras tandis que je suais dans un gros paletot d’hiver, j’ai eu honte. En me regardant dans la glace, j’ai vu un balourd engoncé, ficelé, et chapeauté comme une larve de hanneton."
(L'Herbe rouge, p.104)

Deux témoignages sur ce sentiment difficilement exprimable qu'est la honte ressentie, enfants, lorsque que notre apparence vestimentaire ne correspond pas à la norme. À écouter dans un documentaire de la série "Sur les docks".

"Sur les docks" : Des histoires de honte (extrait). Le récit de Jérôme. Une diffusion du 21/11/2011

6 min

Prostituées en vitrine dans le quartier rouge d’Amsterdam.
Prostituées en vitrine dans le quartier rouge d’Amsterdam.
- Trey Ratcliff via Flickr

Le quartier des amoureuses

"Ils suivirent la rue principale et tournèrent vers le quartier des amoureuses. On passait une grille d’or et tout devenait de luxe. Les façades des maisons étaient plaquées de turquoise ou de lave rose, et par terre, c’était de la fourrure épaisse, onctueuse, jaune citron. Au-dessus des rues, il y avait, entrevues, des coupoles de cristal mince et de verre gravé mauve et eau. Des lampadaires à gaz parfumé éclairaient les numéros des maisons devant lesquelles, sur un petit écran de télévoyance en couleur, on pouvait contrôler l’activité des occupantes dans des boudoirs tendus de velours noir et éclairés gris pâle. La musique vous nouait les six dernières vertèbres, très douce et sulfureuse. Celles qui n’opéraient pas étaient devant leurs portes, dans des niches de cristal où ruisselaient des jets d’eau de rose pour les détendre et les adoucir.
Un voile de brume rouge au-dessus de leurs têtes masquait et découvrait par intervalles les dessins capricieux du verre des coupoles.
Dans la rue, il y avait quelques hommes, un peu étourdis, qui avançaient à pas vagues. D’autres, allongés devant les maisons, rêvaient en reprenant des forces. Le bord du trottoir, sous la fourrure citron, était de mousse élastique, douce aux sentiments, et les ruisseaux de vapeur rouge filaient le long des maisons, suivant les tubes de descente en verre épais à travers lesquels on vérifiait aisément l’activité des salles de bains."
(L'Herbe rouge, p.118)

À partir des adresses, maintenant disparues, du Guide rose des maisons closes, l'architecte Paul Teyssier a mené l'enquête et retrace dans un livre le Paris des maisons closes de l'entre-deux-guerres. Il en parle dans l'émission "Vivre sa ville" en 2010.

"Vivre sa ville" : Les maisons closes parisiennes. Une diffusion du 20/10/2010

7 min

 Après la première Communion de Carl Frithjof Smith, 1892.
Après la première Communion de Carl Frithjof Smith, 1892.

Le grand mystère de la première communion

"À ce moment-là, c’était amusant de passer sa première communion ; on avait vis-à-vis des jeunes – des plus jeunes – l’impression d’avancer d’un degré dans l’échelle sociale, de prendre du galon, et vis-à-vis des anciens, celle d’accéder à leur état, de pouvoir traiter avec eux d’égal à égal. Et puis le brassard, le complet bleu, le col empesé, les souliers vernis – et tout de même, quoiqu’on en ait, l’émotion du grand jour, la chapelle parée, pleine de monde, l’odeur de l’encens et les mille lueurs des cierges, le sentiment mitigé d’être en représentation et d’approcher un grand mystère, le désir d’édifier par sa piété, la crainte de « La » mâcher – le « si c’était vrai tout de même » - le « c’est vrai »… et, de retour à la maison, l’estomac plein, l’impression amère d’avoir été roulé. Il restait les images dorées échangées avec les copains, le complet que l’on userait, le col empesé dont on ne ferait jamais rien, et une montre en or bonne à vendre plus tard, un jour de dèche, sans un regret. Un livre de messe, aussi, le don d’une cousine pieuse que jamais l’on osera jeter à cause de la jolie reliure et dont on ne saura jamais quoi faire… Déception sans ampleur… comédie dérisoire… et petit regret de ne point savoir si l’on a entrevu Jésus ou si l’on s’est trouvé mal à cause de la chaleur, des odeurs, du réveil matinal ou du col qui vous serrait trop…"
(L'Herbe rouge, p.149)

Témoignages encore émus bien des années après, du grand jour qu'était celui de la communion solennelle : les costumes des filles et des garçons, le repas, la cérémonie, la théâtralité du rituel qui signifiait la fin de l'enfance. Des souvenirs à écouter dans l'émission "Lieux de mémoire" diffusée en 1999.

"Lieux de mémoire" : La communion solennelle. Un documentaire diffusé le 13/05/1999

58 min

Une classe de lycéens qui s'ennuient dans les années 1950.
Une classe de lycéens qui s'ennuient dans les années 1950.
© Getty - H.Armstrong Roberts/ClassicStock

Les études, c’est de la blague

"-        Monsieur Brul, dit Wolf en martelant ses mots, écoutez ce que je vais vous répondre. Écoutez bien. Vos études, c’est de la blague. C’est ce qu’il y a de plus facile au monde. On essaye de faire croire aux gens, depuis des générations, qu’un ingénieur, qu’un savant, c’est un homme d’élite. Eh bien, je rigole ; et personne ne s’y trompe, sauf les prétendus hommes d’élite eux-mêmes. Monsieur Brul, c’est plus difficile d’apprendre la boxe que les mathématiques. Sinon, il y aurait plus de classes de boxeurs que de classes de calcul dans les écoles. C’est plus difficile de devenir un bon nageur que de savoir écrire en français. Sinon, il y aurait plus de maîtres baigneurs que de professeurs de français. Tout le monde peut être bachelier, Monsieur Brul… et d’ailleurs, il y a beaucoup de bacheliers ; mais comptez le nombre de ceux qui sont capables de prendre part à des épreuves de décathlon. Monsieur Brul, je hais mes études, parce qu’il y a trop d’imbéciles qui savent lire ; et ces imbéciles ne s’y trompent pas, qui s’arrachent les journaux sportifs et glorifient les gens du stade. Et mieux vaudrait apprendre à faire l’amour correctement que de s’abrutir sur un livre d’histoire.
(L'Herbe rouge, p.159)

En 1978, dans l'émission "Mercredi jeunesse", une lycéenne s'interroge sur l'intérêt des cours de philosophie : "Mais pourquoi on devrait subir l'ennui ?" Elle constate, avec regret, un ras-le-bol et un ennui bien ancrés chez les élèves. Une situation, selon elle, qui arrange bien l'administration, car des élèves maintenus dans l'ennui ce n'est pas dangereux.

"Mercredi jeunesse" : Les lycéens d'aujourd'hui (extrait). Avec le témoignage d'Elisabeth qui a quitté le lycée après s'y être ennuyée. Une diffusion du 27/09/1978

7 min

Rudolph Valentino et Alice Terry dans le film "Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse" (1921)
Rudolph Valentino et Alice Terry dans le film "Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse" (1921)
© Getty - Mondadori Portfolio

Voulez-vous coucher avec moi ?

"-          Si je rencontre une femme qui me tente, mon premier réflexe me pousse à lui parler franchement, en effet. Mais supposez que je lui dise : « Voulez-vous faire l’amour avec moi ». Combien de fois répondra-t-elle avec la même franchise ? Que sa réponse soit « Moi aussi » ou « Pas moi », ce serait si simple – mais elles répondent par un faux-fuyant… une bêtise… ou elles jouent les prudes… ou elles rient.
-          Si une femme demande la même chose à un homme, protesta Aglaé, est-il plus honnête ?
-          Un homme accepte toujours, dit Wolf.
-          Bon, dit Héloïse, mais ne confondez pas la franchise avec la brutalité… votre façon de vous exprimer est un peu… cavalière, dans votre exemple.
-          Je vous assure, dit Wolf, qu’à la même question exprimée avec la même netteté mais sous des formes plus polies qui vous paraissent y manquer, la réponse n’est jamais nette.
-          Il faut être galant !… minauda Aglaé.
-          Écoutez, dit Wolf, jamais je n’ai abordé une inconnue – qu’elle en ait envie ou non – parce que je trouve qu’elle avait aussi bien que moi le droit de choisir, d’une part, et parce que j’ai toujours eu horreur de faire la cour à une personne selon le processus éprouvé qui consiste à lui parler du clair de lune, du mystère de son regard et de la profondeur de son sourire. Moi, que voulez-vous, je pensais à ses seins, à sa peau – ou je me demandais si, déshabillée, c’était une vraie blonde. Quant à être galant… si on admet l’égalité de l’homme et de la femme, la politesse suffit et l’on n’a pas de raison de traiter une femme plus poliment qu’un homme."
(L'Herbe rouge, p.192)

Entre courtoisie, hypocrisie et séduction, où se situe la galanterie française ? C'est la question qui était posée dans l'émission "Lieux de mémoire" à Julia Kristeva, Michelle Perrot, Alain Rey, Jacques Assoun et Théodore Zeldin en 1996.

"Lieux de mémoire" : Les avatars incertains de la galanterie française. Une diffusion du 26/09/1996

57 min