Mémoires de Pierre Péan, les derniers secrets de la Ve République

EXCLUSIF. Les « Mémoires impubliables » (Albin Michel) du journaliste, disparu en 2019, se lisent comme un roman d'espionnage.

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Temps de lecture : 7 min

Ce devait être un héritage pour les siens et c'est tout. Des mots sur des cahiers qu'on laisse à ses petits-enfants et qui peuvent servir de boussole pour la vie, ou de tuteur, ou même faire office de relique familiale tant papy était un sacré aventurier. « Au fait, j'ai écrit quelque chose pour mes petits-enfants. Au départ, ça n'était pas destiné à la publication. Je dis tout ce que j'ai vécu et tout ce que j'ai vu. Regarde et dis-moi si ça a le moindre intérêt. » Ce jour-là, Pierre Péan n'a pas feint la modestie. Il doutait réellement de la valeur de ses écrits. Le prouve ce « au fait », l'air de rien, interrompant une discussion avec son éditeur, Alexandre Wickham, qui aurait pu reprendre son cours si celui-ci n'avait pas jugé bon de relever. Puis de lire le manuscrit et, à la fin, de l'imprimer. Comment aurait-il pu en être autrement quand on sait, même de loin, le parcours de l'auteur, mort en juillet 2019, à 81 ans ? Quand on sait qu'il est l'un des journalistes les mieux informés et les plus prolifiques de ces quarante dernières années ?

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Ces Mémoires impubliables (Albin Michel) sont donc la transcription de choses vues et vécues par Pierre Péan, de milliers de souvenirs inscrits sur des cahiers à spirale ou des feuilles roses volantes, souvent à la hâte, sur un trottoir à la sortie de l'Élysée ou dans des voitures cahotantes sur des routes d'Afrique. Des pages longtemps conservées, chez lui, à Bouffémont (Val-d'Oise), où il est question d'Omar Bongo, de Valéry Giscard d'Estaing, de François Mitterrand, de François de Grossouvre, de Jacques Chirac, de Paul Barril et de tant d'autres, avec leurs propos entre guillemets. De l'or qui a alimenté une trentaine de livres, parmi lesquels des best-sellers. On les découvre autrement dans ce récit de vie de plus de 650 pages, qui se lit par moments, passé les chapitres sur l'enfance sarthoise et l'histoire familiale, comme un SAS de Gérard de Villiers - un « roman d'espionnage », selon Péan lui-même.

Menaces de mort. On découvre l'auteur dans les méandres de l'affaire des diamants de Bokassa offerts en plaquettes à Giscard. « De nombreux observateurs politiques ont affirmé qu'elle lui avait coûté sa réélection. Depuis, et je peux le comprendre, Giscard m'en veut et a cherché à me nuire. Omar Bongom'a ainsi raconté que VGE lui avait demandé des "biscuits" contre moi. » On l'accompagne dans l'écriture d'Affaires africaines, une enquête sur la Françafrique, qui lui valut des menaces de mort, les foudres du même Omar Bongo et de mauvaises manières de Roland Dumas. « Une crise sévère commence entre Paris et Libreville. Un certain Charles Miriel [un affairiste proche de Bongo, NDLR] m'avertit qu'un "dossier mouillé" sur moi est en préparation à Libreville. Dossier mouillé, comprendre : un contrat sur ma tête. »

Avec lui, on frémit quand des cambrioleurs pénètrent dans sa maison, quand une bombe explose devant son garage ou quand une camionnette lui fonce dessus alors qu'il est à moto sur le pont qui enjambe la nationale 1, près de chez lui. On le voit aussi, sans relâche, contre-enquêter sur les origines du génocide des Tutsis afin de démontrer que Paul Kagame est bien, selon lui, le commanditaire de l'attentat contre l'avion de Juvénal Habyarimana, le président rwandais.

Vidéo. Les derniers secrets de la Ve République.

Éminents cachottiers. Moment fort du livre, on l'écoute échanger avec celui qui fut décoré de la Francisque, celui qui fut son candidat en 1965 et même après : François Mitterrand, lequel, en fin de règne et affichant le masque de la mort, est plein d'éloges pour l'auteur de L'Homme de l'ombre (Fayard), une enquête sur Jacques Foccart, le Monsieur Afrique de De Gaulle. « Vous vérifiez bien, vous croisez vos sources, vous n'êtes pas comme la plupart de vos confrères, y compris parmi ceux qui sont connus - je ne cite personne -, qui ne font pas bien leur travail. » Mais voilà, Péan, qui connaît son Mitterrand, n'est pas dupe. À la fin, en dépit de la complicité et des mots gentils, de son allure débonnaire et de son émotivité, il reste ce qu'il est : un chercheur. Comme d'autres éminents cachottiers, François Mitterrand l'apprendra à ses dépens. Une passion pour la chose cachée que l'enquêteur tient de son enfance : « Si j'avais à résumer ma vie, je dirais que j'ai eu la chance de continuer, adulte, à pratiquer les jeux que j'aimais tant dans mon enfance, les jeux de piste, les chasses au trésor. »

Quand il trouve le détail compromettant, de ceux qui bouleversent un destin, quand il révèle la supercherie ou les arcanes d'un pouvoir politique ou médiatique, ça fait souvent la une des journaux, ça lui vaut des pressions, des procès, des engueulades, des déprimes et, on l'a dit, des menaces de mort. Son cœur encaisse, mais manque parfois de lâcher : « Badaboum », écrit-il. Heureusement qu'il y eut, dans ces moments d'arythmie cardiaque et d'assauts ennemis, les médecins du Val-de-Grâce recommandés par Jacques Chirac, mais surtout sa femme, Odile, son ami éditeur Claude Durand, patron de Fayard - décédé en 2015 -, Claude Angeli, du Canard enchaîné, Philippe Cohen - décédé en 2013 -, le journaliste de Marianne avec lequel il rédigea La Face cachée du « Monde » (Mille et Une Nuits), Christophe Nick, journaliste également. Jean-Pierre Chevènement aussi, qui comptait parmi ses amis.

Une peau dure sur un cœur fragile. Ils l'ont aimé ; d'autres l'ont détesté. Dès lors, il y aura toujours deux catégories de lecteurs de ses Mémoires impubliables : ceux qui retiendront de l'homme le courage, la méticulosité et, dans le fond, la solitude ; et ses ennemis, il en reste, qui peuplent quelques rédactions, du Monde et de Mediapart en particulier, qui se souviendront combien la bête avait la peau dure - sur un cœur fragile. Pour ceux-là, et pour d'autres, il aura été « en même temps agent de Kadhafi et agent de la CIA, de la DGSE et parfois du KGB, ennemi de la France et en même temps national-républicain, antisémite, négationniste, trop à gauche et tellement de droite », comme l'écrit son ami Christophe Nick.

Dans ce long récit - dont certains chapitres paraîtront peut-être inaccessibles à qui ne maîtrise pas les rouages de la Françafrique -, l'enquêteur nous livre une clé qui permet de comprendre son rapport aux puissants et son acharnement à révéler leurs combines. « Au début des années 1970, alors que j'étais devenu grand reporter à L'Express, j'étais encore le "fils du coiffeur du faubourg", avec une hargne rentrée contre les bourgeois, contre les élites. Je ne supportais pas la façon de parler de VGE, son arrogance, son mépris du peuple, son côté"Not'maître". (…) Je retrouve par moments la force des clivages sociaux. » À 17 ans, l'enfant de Sablé-sur-Sarthe théorisait la lutte des classes, tandis que son père dénonçait les « soupiers » (les notables qui vont à la soupe) et votait Pierre Poujade.

Jugements moraux. Auteur de plusieurs livres sur Jean Moulin, il ne s'interdisait pas d'explorer cependant les eaux froides de l'extrême droite et de la collaboration avec la particularité - prouesse - de ne jamais porter de jugements moraux. Des membres de la Cagoule aux pires génocidaires, il les confondait en exhumant des preuves de leurs méfaits et non en convoquant l'image du diable. Il écrit : « Je ne comprends pas que des enquêteurs, des investigateurs s'érigent en donneurs de leçons de morale, en dénonciateurs. » Il y avait chez lui « une volonté de compréhension, même du mal absolu, qui m'étonne encore aujourd'hui », explique son fils, Jean Grégor.

Les scoops, dans cet ultime livre, portent en réalité sur lui. Il a fait dire des choses inédites à Mitterrand et à Chirac, et c'est comme s'il s'était posé à lui-même ces questions décisives. « Mes livres et mon attitude dans la vie sont très largement influencés par la négation d'un père "castrateur". D'où une façon d'être très ambiguë à l'égard de tout ce qui symbolise le pouvoir. » Après Marx, Freud.

Mais comment dresser un portrait de Pierre Péan sans évoquer ses dieux ? Tant à l'école qu'à la maison, il a reçu une éducation catholique, et il lui était impossible, avec le temps, d'en refouler le suc qui remontait quand, devant un choix, sa conscience travaillait. « Tous les jours, je me rends compte à quel point je suis encore imprégné des impératifs religieux et moraux de ma mère. » Seulement, au risque de blasphémer, il plaçait un homme au-dessus de tout, un homme aux mèches peroxydées, aux bottes pointues et avec lequel il s'est un jour drogué au poppers dans un bar de Rio : Johnny Hallyday. Ça aussi, c'était Péan§

Hannah Assouline/Opale/Leemage – BOULAT ALEXANDRA/SIPA

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Commentaires (4)

  • Papyboss

    J'ai de grosses envies de lire.
    Ca tombe bien ! Je vais le commander chez mon libraire.

  • Paradise Lost

    Je vais le lire.

  • guy bernard

    Étonnez-vous d'avoir du succès avec des journalistes aussi talentueux.