Un appel à se jouer de sa condition
Pourquoi ne pas s’adonner au jeu quand rien ne va plus ? Qui s’y livre sans illusion ni espoir de récompense parvient à supporter la misère de l’existence. Le philosophe Thibaut de Saint Maurice propose un bon usage des passe-temps chez Pascal.
Dans les Pensées 126 à 129, Pascal fait emprunter un virage métaphysique à l’idée de divertissement. La diversion stoïcienne dont on pouvait user pour se détourner d’une passion trop puissante devient le signe d’une incapacité à « demeurer en repos dans une chambre » et à n’avoir plus rien d’autre à faire que penser, penser à soi et au seul salut possible de notre existence misérable. Ainsi naît le fameux « divertissement pascalien » comme figure de notre existence, prisonnière de la contradiction de nos deux natures; la première nous « fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos », et la seconde nous pousse à nous agiter et tout faire pour éviter le repos. Nous voilà donc condamnés à nous divertir, détournés de la pensée de ce que nous sommes. Nos distractions sont alors autant de détours et d’évitements. Mais sont-elles pour autant à dénoncer ? Ne sont-elles pas tout ce qu’il nous reste pour tenter d’être heureux?
Il y a une double détente de la critique pascalienne du divertissement. Après en avoir montré la cause – la contradiction de notre nature –, il en pense la raison. Les hommes ont raison de se divertir parce que c’est la seule source de bonheur possible dans une vie sans Dieu. « Le peuple a des opinions très saines. Par exemple: 1. d’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde, mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison. » [Pensées, 93]. Contre « les demi-savants » qui dénoncent la folie du divertissement sans nuances ni distinction, Pascal envisage une « raison des effets » du divertissement. En nous détournant de la pensée de nous-même, nous perdons la seule source de bonheur véritable. Mais, en nous distrayant, nous accédons au seul bonheur possible pour l’homme sans Dieu. « Il faut tenter de vivre! » (Paul Valéry, Le Cimétière marin), et le moins péniblement possible. Le divertissement relève donc d’une incapacité de notre nature qui peut tout de même procurer le seul bonheur dont nous soyons humainement capables. Mais pas à n’importe quelle condition.
Pour que nos distractions puissent nous rendre heureux, encore faut-il qu’elles soient libérées de l’illusion qui couramment les accompagne. Ainsi Pascal dit des hommes que « leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchaient que comme un divertissement ; mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux ». On ne peut pas se soustraire à l’évitement; notre nature est ainsi faite. Mais il faut alors commencer d’être lucide et savoir que l’on se divertit pour la diversion elle-même et non pour obtenir quoi que ce soit qui pourrait rendre la vie plus belle. À un premier niveau, Pascal décrit le divertissement comme une contradiction majeure de notre existence. Ce qui fait apparaître que nous ne pouvons vraiment faire autrement que nous détourner de la pensée de nous-même. Mais à un second niveau, Pascal reconnaît que nous ne pouvons être heureux dans une vie sans Dieu qu’en nous divertissant, à condition toutefois que nous ne nous trompions pas nous-même en prenant les promesses de ce divertissement au sérieux.
La puissance de l’analyse pascalienne c’est de construire la possibilité d’une distraction lucide, et instruite d’elle-même. À ces conditions-là, elle ouvre le champ d’une requalification positive du divertissement comme expérience du soulagement, de l’intensification de la vie et du plaisir de partager. Comme cet homme, écrit Pascal, qui perd son fils unique [126], puis sa femme [468], et peut vivre grâce aux distractions qu’on lui propose : renvoyer la balle, courir le sanglier, se livrer à la danse, au jeu, à la conversation, avec la volonté de se faire une place dans le monde. Toutes distractions qui impliquent aussi d’être lié aux autres et détournent de la solitude et de la mort : paradoxalement, la « folie du divertissement » nous rattache à la vie.
[Article originellement paru dans le hors-série numéro 42 - Pascal. L’homme face à l’infini]
Expresso : les parcours interactifs
En finir avec le mythe romantique
Sur le même sujet
Fragment sur le “divertissement”, de Blaise Pascal commenté par André Comte-Sponville
André Comte-Sponville donne un éclairage sur le fameux fragment des “Pensées” de Pascal sur le “divertissement”.
Antoine Compagnon : le moi est-il vraiment haïssable ?
La formule de Pascal « Le moi est haïssable » est aussi désespérante que définitive,. Mais qu’est-ce que Pascal méprise dans ce moi …
Un roi sans divertissement
Depuis la recommandation des autorités de rester confiné chez soi, une phrase circule beaucoup, empruntée à Pascal : “tout le malheur des…
Blaise Pascal, “effrayant génie” exposé à la BNF
La Bibliothèque nationale de France, à Paris, consacre une riche exposition à Blaise Pascal, jusqu’au 29 janvier 2017. Une occasion rare d’admirer…
L’autre “Chambre à soi”
Avec le confinement, nous redécouvrons le sens de l’une des revendications centrales du féminisme : disposer d’un espace à soi, d’“Une…
Blaise Pascal. L’homme face à l’infini
Pascal ? 781 fragments qui hantent la littérature française et notre langage courant : Le cœur a ses raisons que la raison ne connait…
Le pari d’Éric Rohmer
Disparu le 11 janvier dernier, à l’âge de 89 ans, le cinéaste de la « nouvelle vague » a été marqué par Blaise Pascal. La référence à l’auteur des Pensées structure notamment Ma nuit chez Maud, troisième opus des Contes moraux. À…
Blaise Pascal. Le savant converti
Ce mathématicien de génie, inventeur de la machine à calculer, connaît la Révélation. Après son expérience mystique, il se consacre à la défense…