Chronique 

Scènes de la vie confinée : l’angoisse des surfaces infectées

David Caviglioli

David Caviglioli

« Comment s’en sortir sans sortir ? », demandait le poète Gherasim Luca. Notre reporter confiné examine la question au jour le jour. Episode 1.

« L’empire de l’esprit sur lui-même est limité.»
David Hume

Ces dernières semaines, conformément aux recommandations gouvernementales que je suis avec civisme, je me lavais fréquemment les mains.

Mais je le faisais sans discipline, au hasard des envies. Allongé sur mon canapé, je me levais soudain pour aller me savonner, puis je retournais ne rien faire et ne rien toucher, ivre de mon civisme. L’heure d’après je pouvais caresser des barres de métro et des boutons d’ascenseur, puis rentrer chez moi tailler des crudités pour régaler mes invités du soir, les mains lourdes de Covid-19. Je ne me lavais les mains qu’après, avec l’application du fantassin de la guerre sanitaire.

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Hier, tandis que la France se préparait au confinement, j’ai compris que si je voulais chasser le Covid-19 de chez moi, je devais mettre de la méthode dans mon hygiène de guerre. Je devais raisonner en termes de surfaces. Jean-Paul Fritz affirme sur le site de « L’Obs » que le Covid-19 survit 24 heures sur le carton, 5 jours sur le verre, 3 jours sur l’acier et le plastique. Une amie médecin recommande de désinfecter les surfaces fréquemment touchées – poignées de portes, de placards, interrupteurs – puis de se laver les mains en rentrant chez soi pour ne pas les recontaminer.

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Cette méthode qui paraît simple est un engrenage dangereux. En 24 heures, elle a fait de moi un dément, égaré dans le labyrinthe logique sans issue de la désinfection. Je rentre du supermarché. Je me lave les mains, puis je range les courses. Or le sac cabas est une surface. Le pot d’olives est une surface. Je dois bien ouvrir le placard pour le ranger : la poignée du placard redevient le nid à virus qu’elle était avant que je la javellise. Je suis réduit à me relaver les mains. Je désinfecte encore une fois la poignée du placard. Là, je me rends compte que je n’ai pas désinfecté la gâchette en plastique du spray désinfecteur. Le désinfecteur est infecté, donc je le désinfecte, et mes mains sont à nouveau contaminées. Un ami me dit qu’il nettoie ses courses avec des lingettes antibactériennes. Je me moque de lui. Je fais le désinvolte. Quel hypocrite. L’enfer qu’il traverse, je le connais.

Tout est une surface. Mes vêtements sont des surfaces. Mes poches sont des surfaces, les pièces de monnaie qui les lestent sont autant de petites surfaces, et j’y plonge sans cesse mes mains qui elles-mêmes sont des surfaces. Mon téléphone est une surface, sans doute la pire de toutes. Le moindre SMS menace de me relancer dans une succession sans fin de désinfections et de lavages de mains. Ma femme rit de moi. Ma femme est une surface.

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Pour combattre le Covid, je réfléchis comme le Covid, et ma paranoïa lui prête des propriétés redoutables. Ce soir, tandis que je passais un pied de tabouret à l’alcool, j’en ai eu assez. Assez des mains sèches, de l’odeur de la javel. J’ai eu envie de lécher ce tabouret, pour en finir.

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Dans son allocution du 16 mars instaurant le confinement du pays, Emmanuel Macron nous a invités à lire et à retrouver « le sens de l’essentiel ». Le confinement, semblait-il dire, parce qu’il nous dégage des obligations éphémères du monde social, serait une cure de profondeur. Et me voilà errant chez moi, obsédé par les surfaces, spray javel à la main, loin des profondeurs, renvoyé à la désespérante superficialité de nos existences.

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