Elles les appellent leurs "trésors", et ont décidé de les retrouver coûte que coûte, pelle et pioche en main. Nos reporters les ont accompagnées.

Ça pue. Ça pue la mort, même sans cadavre. Les rues, les campagnes, les discours à la télévision, la peur sur les visages, la tristesse. La violence s'est faufilée dans les interstices du pays tout entier. Les morts se comptent par dizaines de milliers, les disparus s'effacent comme si de rien n'était. Ils seraient même plus de 40 000 au Mexique.

À l'échelle de la France, il faut imaginer la une de nos quotidiens annonçant la disparition de 20.000 citoyens sans que personne ne fasse quoi que ce soit pour les retrouver. Un scandale d'État. C'est aussi cela la réalité mexicaine : dans un pays ravagé par les cartels, les gens disparaissent et la police, soupçonnée de corruption au plus haut stade, ne mène aucune enquête.

40.000 disparus sans laisser de traces

Mais c'est oublier la puissance d'une mère. Sa force, son acharnement. Elles sont des dizaines dans le pays à chercher, une pelle à la main, le corps de leur fils. Mirna est l'une d'entre elles. Et rien ne pourrait la faire renoncer, pas même l'odeur de la mort.

État du Sinaola : 3,2 millions d'habitants, le cartel le plus puissant du pays. L'État où Joaquín Guzmán, plus connu sous le nom d'El Chapo, a inscrit sa légende. Celui d'un chef de cartel, baron de la drogue. El Chapo est en prison depuis janvier 2016, mais les kilos de fentanyl (puissant opioïde) et d'opium continuent de circuler et d'abreuver les États-Unis.

Vidéo du jour

Une guerre éternelle au Mexique

Treize ans sont passés depuis que l'ex-président mexicain Felipe Calderón déclarait, début décembre 2006, la guerre aux cartels de narcotrafiquants, déployant l'armée dans les zones les plus sensibles. Depuis, rien n'a vraiment changé. 1100 fosses ont été découvertes depuis 2007. En 2019, on compte 8943 assassinats, soit 10% de plus que l'année précédente.

Une guerre éternelle, qui entraîne tous les Mexicains. L'histoire de Mirna appartient comme tant d'autres à cette épopée sanglante.

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"Je me suis inquiétée au bout de trois jours"

Guillaume Herbaut

Mirna Nereyda, 48 ans, vit à Los Mochis, à deux heures de route de Culiacan, la capitale du Sinaloa, dernière résidence d'El Chapo. Une ville construite à l'américaine, des blocs, des rues parallèles, mais ici les murs sont fissurés, les façades déglinguées.

La journée, Mirna retrouve ses amies dans un local du centre-ville. Sur les murs, des affichettes par dizaines, des noms, des âges, des descriptions vestimentaires, des photos. Des visages. Ils ont tous disparu. Mirna a fondé une association, Las Rastreadoras de El Fuerte (les traqueuses d'El Fuerte), pour aider les mères qui cherchent leurs fils à les retrouver. Leurs trésors, comme elles disent.

Selon le registre national des personnes déplacées et disparues, 2 852 ont disparu dans le Sinaloa. Sur un autre mur, un T-shirt blanc et un T-shirt vert. Le blanc, c'est celui des mères qui cherchent encore. Le vert est pour celles qui ont pu enterrer leur enfant.

Carmen, 62 ans, porte un T-shirt vert. Elle mesure sa chance, c'est dire. Assise sur le lit de sa chambre, face à l'autel où est posée la photo d'Edgar José Gil Joses, son fils, elle raconte. Elle prend à peine le temps de respirer tant ces histoires au Mexique importent peu souvent.

"Je ne sais pas exactement quand il a disparu. Il travaillait à la station essence, au bout de la route, un jour il est passé à la maison prendre une douche et changer de vêtements. Et on ne l'a plus revu. J'ai commencé à m'inquiéter au bout de trois jours. J'ai essayé de voir son patron, il n'a même pas daigné montrer son visage."

Pendant six mois, Carmen perd espoir. Puis elle rencontre Mirna et comprend qu'on peut l'aider à chercher alors que la police, malgré la déclaration de disparition, ne semble pas s'en préoccuper. C'est à la morgue qu'elle le retrouvera. "Il y était depuis trois mois, personne ne m'avait prévenue. Il est mort d'un coup porté derrière la tête."

Il était [à la morgue] depuis trois mois, personne ne m'avait prévenue. Il est mort d'un coup porté derrière la tête.

Carmen n'imagine pas que son fils était un ange, mais elle ne préfère pas savoir, ne pas entendre ce que sa fille a découvert, la réalité d'une ville, d'un pays fasciné par les narcos, le pouvoir et l'argent. La réalité de ces jeunes gagnés par la drogue. Les points de vente sont partout, visibles et sans complexe.

"Ici, les mères doivent travailler et laisser leurs enfants à la maison, précise Mirna. Mais regardez autour de nous, il y a quatre rues et deux points de drogue. Quelle image ça donne aux enfants ? Eh bien ça leur donne envie, les femmes, l'argent, le pouvoir."

Toutes les histoires parlent de ça, de cette réalité sociologique implacable. Du chômage, de l'argent facile, de la drogue si accessible. Du manque d'éducation, de la corruption à tous les niveaux de l'échelle. "Mais il n'y a pas de raison valable pour disparaître ainsi", souffle Mirna.

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Jeté dans un pick-up noir

Guillaume Herbaut

Roberto Medina Quinoñez, son fils, 21 ans, vendait des accessoires de voiture. "Il ne fumait pas, ne se droguait pas", assure-t-elle. Jusqu'au jour où un concurrent a ouvert en face. "Les policiers sont venus le voir et lui ont demandé de leur dire quand le concurrent faisait des ventes. Ils voulaient prendre leur part, d'ailleurs ils faisaient la même chose à Roberto."

Mais les concurrents ont fini par apprendre que Roberto parlait à la police. Contraint ou pas, ce n'était pas leur problème. Et cela ne leur a pas plu, forcément. Le 14 juillet 2014, Roberto a été enlevé, jeté dans un pick-up noir. "J'ai passé six mois sur le canapé à espérer qu'il revienne." Six mois à attendre.

"J'ai signalé sa disparition à la police, ils m'ont dit : 'On vous appelle quand on a du nouveau.'" Elle attend encore. "C'est comme ça que j'ai décidé de chercher moi-même." Elle a arpenté les rues, posé des questions. "Petit à petit, je me suis rendu compte que je n'étais pas la seule à attendre que la police me rappelle. Très vite, j'ai trouvé trente familles comme la mienne."

Petit à petit, je me suis rendu compte que je n'étais pas la seule à attendre que la police me rappelle.

Mirna ne s'est plus jamais allongée sur son canapé à attendre, les Rastreadoras étaient nées. Mais comment trouver des corps quand on n'a jamais fait ça ? "J'ai compris qu'on ne faisait pas ce qu'il fallait." Alors Mirna se renseigne, se documente auprès des ONG, assiste à des ateliers, engloutit la littérature scientifique, observe ce qui a été fait en Colombie, au Guatemala, au Panama.

Elle apprend à traiter les corps avec dignité, à faire la différence entre le squelette d'un humain et celui d'un animal. "On a commencé à parler de tout ça au Mexique au moment des enlèvements d'Iguala, en 2014, quand 43 étudiants qui manifestaient contre des pratiques du gouvernement ont disparu, souligne Sabrina Menelotte, docteure en anthropologie sociale et ethnologie. La société mexicaine a été contrainte de se substituer au travail de l'État."

Contrainte d'apprendre également à trouver les bonnes informations. C'est ainsi qu'un jour, à force de poser des questions, Mirna reçoit un coup de fil, un informateur qui lui dit où se trouve le corps de son fils. "Sur place, un autre homme m'a dit : 'Vous cherchez un corps ? Celui qui était là il y a deux ans avec un T-shirt bleu ?'" C'était bien lui, mais le corps n'était plus là.

L'homme raconte alors à Mirna qu'il a été emmené depuis par des policiers. "Mais j'ai retourné la terre, et j'ai trouvé des restes." Trois cervicales, un os de pied, un bout de crâne. Rien de plus. "Les tueurs, les policiers, peu importe qui ils sont, n'ont aucune estime pour les morts, ils les ramassent à la va-vite, sans vérifier ce qu'ils laissent derrière eux."

Elle a organisé un enterrement, un vrai. Ce droit-là, on ne pouvait lui retirer. D'autres n'ont même pas retrouvé un bout d'os. Entourée de ses quinze chiens, Juana Escalante, 49 ans, ne comprend toujours pas ce qui a pu se passer. Le 28 août 2018, son fils Adrian, 28 ans, se trouvait en face de chez elle, il s'est éloigné pour donner un paquet de cigarettes à un ami, une camionnette a débarqué, il a été enlevé au bout de la rue. Il n'est jamais revenu.

"Il a disparu en huit minutes", pleure-t-elle. Maria Cleo Fas Lugo, 74 ans, elle, porte un médaillon autour du cou. C'est une photo de son fils, Juan Francisco, qui a disparu le 19 mai 2015. Ce jour-là, il était parti travailler. Il changeait les lumières de la ville. "Des types l'attendaient au pied d'un lampadaire, ils l'ont jeté dans une camionnette rouge, c'est la seule chose que je sais."

Il a disparu en huit minutes.

Plus jamais de nouvelles. Sonia Ivone Chanez, 47 ans, vit en bordure d'une zone industrielle entourée de ses chihuahuas. Sur son bras, des lettres tatouées, Cebollita, "mon petit oignon", le surnom qu'elle donnait à son fils. Pablo, 26 ans, a disparu le 10 mai 2018 alors qu'il accompagnait un ami dealer dans un supermarché du quartier. Elle n'a toujours pas retrouvé son corps.

"J'espère tellement qu'il est vivant, peut-être qu'il a été kidnappé." Soledad, elle, s'arrête de sourire quand elle commence à raconter. Comme toutes les autres, elle crache son récit comme une urgence. Elle saisit l'occasion, redonne vie à cet enfant qu'elle cherche partout. Migel Angel Perez, 35 ans, a disparu en mai 2018. Il s'apprêtait à s'asseoir dans sa voiture jaune lorsqu'un homme et une femme sont arrivés à sa hauteur et l'ont lui aussi jeté dans une camionnette.

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Une odeur forte et des mouches qui volent

Guillaume Herbaut

Combien d'histoires comme celles-ci ? De récits sans espoir ? Leur consolation, être ensemble. Une fois par semaine, parfois deux, en général le mercredi et le dimanche, elles se regroupent. Un chapeau de paille sur la tête, une pelle à la main. Et elles cherchent.

Ce jour-là, elles ont rendez-vous à l'association. Mirna a reçu des informations, un message qui évoquait un lieu précis, au pied d'un arbre, une odeur forte et des mouches qui volent. De qui s'agit-il ? Aucune idée. Voilà la vie de ces femmes, déterrer des corps.

Sur la route, entassées dans le pick-up rouge de Mirna, elles chantent, rient, font des blagues, conjurent le sort. Ensemble, elles trouvent du réconfort. Après plus d'une heure, Mirna s'arrête en pleine campagne. Las Rastreadoras se dispersent, certaines fouillent dans les bosquets, d'autres plantent une sorte de piquet, et en le retirant elles le portent à leur nez.

Seul moyen de vérifier si la mort a semé son odeur, si un cadavre a été enterré. "Allez, montre-toi, on doit te ramener à ta mère", crient-elles chacune à leur tour. Soudain, de la terre fraîchement retournée. Elles s'installent en cercle, creusent, forment un trou. Le silence s'impose. Elles ne trouveront que des vêtements ce jour-là.

Allez, montre-toi, on doit te ramener à ta mère.

"Ils ont dû déplacer le corps." Elles repartent. "Une fois, on a trouvé onze corps dans un charnier." Mais rien ne pourrait les faire reculer. Soledad : "Je n'arrêterai jamais." Maria : "Ça fait déjà quatre ans que je cherche." Juana : "Je veux juste qu'on me dise où il est." C'est peut-être cela le pire. Ces femmes ne cherchent même pas la vérité, c'est trop dangereux.

"Elles prennent des risques, rappelle Sabrina Menelotte. L'une d'elles a même été récemment tuée." Elles veulent simplement pouvoir enterrer leurs enfants. Réclamer la vérité est trop dangereux, même auprès de la police. L

eurs récits ne varient presque jamais : elles ont toutes fait des déclarations de disparition dans les commissariats. La réponse est toujours la même. "Revenez dans 72 heures, le délai légal pour déclarer une personne disparue, et ensuite on vous rappellera." On ne les rappelle jamais.

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"Dénoncer la police à la police ?"

Guillaume Herbaut

Reina Isabel Rodriguez, 57 ans, attend son fils depuis le 9 février 2016. "Il avait 16 ans. Il a été poursuivi par la police. Ils l'ont arrêté. J'ai entendu dire qu'il avait été torturé. Au bout du troisième jour, il aurait été tué. Mon fils vendait peut-être de la drogue, il méritait d'aller en prison, mais pas cela."

Fina, elle, pleure son frère Luis. "Il était musicien, il avait l'habitude de jouer pour la police, dans un de leurs lieux tenus secrets, ce qu'on appelle ici la Casa seguridad. Peut-être a-t-il vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû, qu'il a trop parlé, je ne sais pas, en tout cas il n'est jamais réapparu. Mais comment pourrais-je dénoncer la police à la police ?"

Je ne sais pas, en tout cas il n'est jamais réapparu.

Et cette police, qu'en dit-elle ? Le rendez-vous est donné à El Fuerte, là où Mirna, qui a depuis été reçue six fois par le président de la République à Mexico pour parler de sa mission, a commencé ses recherches. Une petite ville aux maisons colorées, une façade de carte postale.

Dans son bureau, Errera Almeida Luz Andrea est gênée, elle pensait parler de la féminisation de la police. Pas de cette violence, de ce pays où l'on découvre des charniers, où les narcos se font construire des mausolées majestueux tandis que les tombes de leurs victimes sont parfois surplombées d'une simple croix de bois ?

Sa réponse : "Ici, il n'y a plus vraiment de sicarios (les tueurs, ndlr), on n'a pas de meurtres." Vraiment ? Juan (le prénom a été modifié) est policier à Los Mochis. Il a un autre avis : "Les policiers ont souvent peur, ils n'ont pas le choix, les autres en face savent où ils habitent. Ils les menacent. La corruption est un monstre qu'on ne peut contrôler."

Même les militants pacifistes semblent avoir renoncé. Maria, avocate, travaille pour la commission des droits de l'homme : "On essaie depuis trente ans de modifier le système. La commission a un budget limité. Pourtant, on connaît la réalité, ce n'est pas facile à dénoncer. On risque nos vies." Mirna et les autres aussi pourtant. Sans jamais renoncer.

Ce reportage a été initialement publié dans le n°811 de Marie Claire

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