Epidémie

Sollicités comme jamais, les salariés d'Amazon travaillent la peur au ventre

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Depuis le début du confinement en France, Amazon continue de livrer ses produits partout dans l'Hexagone. Selon certains salariés, la poursuite de l'activité se fait dans des conditions difficiles, souvent sans masques ni gants et au contact quotidien de centaines de personnes. Ils racontent aussi les pressions subies pour poursuivre le travail.
par Gurvan Kristanadjaja
publié le 19 mars 2020 à 13h50

Il est curieux de voir ce qu'il reste d'une société quand elle s'arrête. Partout, dans les rues désormais vides, les lumières sont allumées dans des épiceries, des supermarchés et des pharmacies, nécessaires à la survie des Français. Au milieu de la journée, des joggeurs solitaires sortent aussi se défouler quelques minutes sur les trottoirs avant de s'enfermer de nouveau. Chacun prend ses distances, pour ne pas ramener le virus chez soi. Dans cette réalité parallèle où tout ou presque est immobile, il y a autre chose que le coronavirus n'a pas stoppé : notre consommation frénétique de colis Amazon. Si les bars, restaurants et commerces sont bien fermés depuis quelques jours, la firme de Jeff Bezos continue, elle, de livrer malgré le confinement. Une aubaine : pour autant de Français bloqués à la maison, le réflexe Amazon n'a jamais été aussi évident.

Résultat, dans les rues des grandes villes françaises, les fourgonnettes de livreurs déboulent encore à toute allure, le coffre rempli de colis. Ils livrent chacun une centaine de clients par jour et certains de ces employés le constatent : par peur ou par ennui, les Français commandent beaucoup plus que d'habitude. «Je livre des clients trois fois par jour depuis le confinement !» s'étonne Nicolas (1), livreur à Marseille. «Pour moi, c'est une période de pic comme à Noël, on est submergés», estime Mohamed (1), livreur depuis plus d'un an à Metz. En tête des produits les plus commandés, selon ce qu'il observe : des coques de téléphone et le jeu vidéo Animal Crossing. «Des coques de téléphone… Quel est l'intérêt pendant cette période ?» s'interroge-t-il, un peu amusé.

«C’est de la bêtise»

Dans ce contexte plus que jamais, le client de la multinationale, qui prend toutes ses précautions dans la vie quotidienne, peine à prendre conscience des risques encourus lors d'une commande sur le site. Quand chacun se croit en sécurité à son domicile derrière son ordinateur, l'accessoire de téléphone ou le jeu vidéo livré est en réalité touché par des dizaines de personnes différentes. «Pour moi c'est de la bêtise : les clients se disent qu'ils vont acheter un nouveau jeu. Oui, mais le jeu est en contact avec un préparateur, qui le met dans un carton. Le carton est touché par une autre personne pour lui coller une étiquette. Puis par une autre, quand il est mis dans un sac, le sac dans un camion, et ensuite il est livré. On ouvre des dizaines de portes, on compose des codes…» raconte Nicolas à Marseille. Il poursuit : «Et même nous, on peut être contaminés dans la journée. Si mon premier client était contaminé, que je suis en contact avec lui, c'est potentiellement 87 autres qui le sont derrière», s'inquiète-t-il.

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A Marseille, Nicolas s'estime chanceux parmi ses pairs : il dispose d'un masque et de plusieurs paires de gants par jour. Pas assez pour en changer à chaque livraison, mais tous les vingt clients environ. Maxime, livreur à Toulouse, se dit lui démuni face aux risques qu'il prend quotidiennement pour livrer des colis Amazon. «Depuis le confinement, rien n'a changé, on a reçu des ordres : respecter les distances d'un mètre, ne pas se serrer la main… Mais aucun dispositif n'a été mis en place pour se protéger et protéger les autres, on n'a pas de gel, pas de gants ni de masque», s'inquiète l'homme de 22 ans qui craint aujourd'hui pour sa santé. «Avec le nombre de personnes que je croise dans la journée, je suis certain que je vais attraper le coronavirus», estime de son côté Nicolas.

«Les gens ont peur»

C'est pour ces raisons que 200 salariés d'Amazon, à Lauwin-Planque et à Boves, dans le nord de la France, ont décidé de faire valoir leur droit de retrait. «Les 4 000 salariés de la plateforme Amazon de Douai ne bénéficient d'aucune mesure de protection contre le Covid-19. Pas de masque, pas de gel, de la promiscuité, le personnel craint pour sa santé car les mesures d'hygiène les plus élémentaires ne sont pas respectées», écrit l'union syndicale Solidaires Nord. «Les gens ne veulent plus venir, ils ont peur», explique un élu interrogé. Dans d'autres sites, l'idée de se retirer pour raisons sanitaires a essaimé. En région parisienne, Sophie et ses collègues préparateurs de commandes ont constaté la même absence de mesures pour endiguer la contamination : pas de gel, pas de masques et des collègues constamment à moins d'un mètre de distance faute de place.

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Certains d'entre eux ont souhaité faire valoir leur droit de retrait, qui leur a été simplement… refusé. Le code du travail prévoit pourtant que le salarié peut refuser de travailler face à un «danger grave et imminent», et ce, sans l'accord de son employeur. «La RH nous a appelés individuellement pour nous dire qu'on ne pouvait pas faire valoir notre droit de retrait, parce qu'on a des gants, donc qu'ils estiment qu'on est en sécurité.» Pire, selon la jeune femme : «On nous a aussi dit que si on voulait arrêter de travailler, il fallait poser des jours et qu'on serait remplacés par des intérimaires», regrette-t-elle. Aujourd'hui, l'ambiance est tendue au sein du dépôt : les salariés travaillent la peur au ventre quand le manager assure, selon Sophie et ses collègues, qu'il fermera «quand il y aura des morts».

Bruno Le Maire tance Amazon

Pour expliquer qu'ils ne cessent pas de travailler malgré les risques encourus, beaucoup des salariés de la chaîne de livraison Amazon décrivent aussi les pressions implicites du système mis en place. Mohamed, livreur à Metz, avait aussi envisagé de cesser le travail au début de la semaine. Avant de se raviser : «Connaissant Amazon, si on s'arrête de travailler, il y a un gros risque qu'on soit pénalisés plus tard. Que ce soit avec une tournée un peu plus chargée ou en nous mettant des bâtons dans les roues. Déjà qu'à la moindre erreur, on se fait taper sur les doigts, imaginez, si je me permets de me rebeller autant», explique-t-il. «On est coincés, pour la plupart d'entre nous, on ne peut pas se permettre de perdre notre job», estime de son côté Maxime, livreur en Ile-de-France. Interrogé sur ces dérives, Bruno Le Maire, ministre de l'Economie, a déclaré ce jeudi : «Ces pressions sont inacceptables et nous le ferons savoir à Amazon.»

Mais ce que tous les salariés interrogés souhaitent à l'unisson, c'est surtout que les livraisons «inutiles» cessent. «Livrer Jean-Michel qui a décidé de s'acheter le Larousse 97, ça ne sert à rien !» assène Nicolas à Marseille. «Pourquoi on ne nous demande pas de livrer des choses essentielles ?» s'interroge le salarié. «Je ne demande pas d'arrêter de travailler, mais je veux livrer les hôpitaux, les infirmières, les médecins, ceux qui en ont besoin.» «Dans cette période, on devrait mettre la puissance d'Amazon au service de ceux qui en ont vraiment besoin», plaide un autre livreur.*

(1) Les prénoms des salariés ont été changés.

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