Paris. 24 mars 2020. 10ème jour de confinement à l’heure de la pandémie du Covid-19. Le soleil au zénith dans le ciel bleu azur est d’un réconfort déroutant. C’est le troisième jour du printemps. Une saison, celle du «premier temps», qui n’a jamais aussi bien porté son nom. Dans les rues, sur les quais, les avenues, le contraste est saisissant. Le temps s’est comme figé, suspendu. L’impression à la fois apaisante et angoissante d’être passé du mode accéléré au mode pause. Comme en cours de réinitialisation mais dont les paramètres resteraient à définir. Pour combien de temps ? Personne n’est en mesure de le savoir. Il n’y a désormais plus aucune certitude et beaucoup d’inquiétudes. Les cartes sont totalement rebattues. Une atmosphère étrange. L’impression de ne plus du tout avoir la main sur notre destin qui, il y a quelques semaines encore, nous semblait évident et limpide.

Cependant, dehors l’air s’est purifié. Le bruit du flot incessant des véhicules s’est tu. Il a laissé la place au défilé de quelques quidams, aux sportifs qui sont les seuls désormais à courir. Les rendez-vous professionnels, les obligations du quotidien, les sorties, tout ça nous est maintenant interdit et cela risque d’aller crescendo. Le pays, traumatisé par un effroyable ennemi invisible, est en guerre, assigné à résidence. Les commerces sont presque tous fermés. Obligés tout d’un coup de ralentir. Au point mort. On travaille, du moins on essaye, on communique mais à distance. Physiquement loin de nos collègues, de nos clients, de nos proches. Tout cela forcément questionne, préoccupe, agace, obsède, déprime.

L’absence, le manque créent le désir. Ce plaisir imaginé, pour reprendre les mots de Ricoeur, qui se manifeste alors en cas de pénurie, de carence, quand font défaut pêle-mêle les discussions sur les terrasses de café, les voyages, les réunions, les poignées de main, les embrassades, les engueulades, les rigolades, les bousculades. Tout ce qui, après tout, faisait le sel de notre vie quotidienne, nous constituait socialement et qui nous est à présent défendu. C’est ainsi qu’on en mesure la valeur inestimable. Telle la faculté de marcher pour le malheureux accidenté de la route qui s’en trouve tout d’un coup définitivement privé et qui se dit qu’il avait bien de la chance avant. Mais qu’il ne s’en rendait pas compte. 

C’est ainsi que le confinement qui est imposé à la population vient violemment remettre en cause la légitimité de l’individualisme qui a sous-tendu jusqu’à maintenant nos sociétés consuméristes. Le réveil est extrêmement brutal. De façon cruelle, le fait de pouvoir être ensemble alors que nous en sommes aujourd’hui dépossédés se révèle être tellement précieux, être l’essentiel que nous avions peut-être un peu trop vite négligé sans vergogne au profit d’artefacts bêtement marchands. Le nez rivé sur nos smartphones dans une indifférence générale. Des technologies de l’information qui n’ont jamais été aussi utiles qu’en ce moment et qui en ce sens retrouvent leur raison d’être initiale : réussir à rapprocher réellement les individus en réduisant les distances spatio-temporelles, non pas à des fins narcissiques mais à des fins altruistes, familiales, amicales, affectives, de communion.

Dans Phéménologie de l’esprit, Hegel nous rappelle que «c’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve sa liberté». Ne devrions-nous pas considérer alors la crise sanitaire sans précédent que nous vivons actuellement comme finalement le moment critique d’un mouvement dialectique plus profond ? L’étape d’un processus qui, à terme, permettra, qui sait, de déboucher collectivement sur une prise de conscience humaniste salutaire. Un électrochoc indispensable à l’avènement d’un monde définitivement écologique, débarrassé des contraintes mortifères qui nous ont amené dans l’impasse où nous nous trouvons dorénavant.

Car si la pandémie de coronavirus nous accable sur bien des plans, n’est-elle pas aussi d’une certaine façon l’occasion qui nous est enfin donnée d’interroger réellement le sens de la marche effrénée de notre XXIème siècle pressé ? Essoufflés, où allions-nous et pour quelles raisons y allions-nous ? Pour des motifs purement mercantiles qui semblent aujourd’hui bien dérisoires alors que l’économie est à genoux et que le monde compte ses morts. Du chaos naissent les étoiles disait Chaplin. Ayons à cœur, quand tout sera rentré dans l’ordre, ce que nous espérons de tout cœur, de ne pas les perdre de vue ces astres, de continuer à les faire briller afin que la sagesse guide nos pas hésitants et résilients sur le chemin d’une renaissance durable et fraternelle.

Alexandre Folman