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Mulhouse : "On intube à la chaîne, c'est de la médecine catastrophe"

Dans la salle de réunion de crise de Mulhouse, créée pour le Covid-19 : Marc Noizet, chef des urgences (debout), avec (de g. à dr.) Félicia, interne, Frédéric, responsable de la régulation du Samu, Emmanuel, qui gère les transferts en hélicoptère, et Jacques (de dos), urgentiste. A l’écran : les places en réanimation de la région. Le 20 mars.
Dans la salle de réunion de crise de Mulhouse, créée pour le Covid-19 : Marc Noizet, chef des urgences (debout), avec (de g. à dr.) Félicia, interne, Frédéric, responsable de la régulation du Samu, Emmanuel, qui gère les transferts en hélicoptère, et Jacques (de dos), urgentiste. A l’écran : les places en réanimation de la région. Le 20 mars. © Pascal Rostain / Paris Match
De notre envoyé spécial à Mulhouse Arnaud Bizot , Mis à jour le

Nos reporters ont passé plusieurs jours dans le groupe hospitalier alsacien en alerte permanente.

La journée s’annonce très compliquée. Ce vendredi 20 mars, à 10 heures, soixante-quatre patients attendent aux urgences depuis la veille au soir. Vingt-cinq nécessitent une hospitalisation, trente-neuf n’ont toujours pas été vus par un médecin… Mais il ne reste que cinq lits de réanimation. « Les cas sérieux, on les consulte à la hussarde. Un coup de “stétho” et on lance le bilan direct, en trente secondes », soupire Jacques, médecin urgentiste, qui a annulé ses vacances aux Seychelles. Pour beaucoup, il suffira d’une simple assistance respiratoire – masque ou « lunettes » à oxygène – branchée dans le couloir. Pour les cas les plus graves, ce sera l’intubation et le coma artificiel. « On intube à la chaîne, poursuit Jacques. C’est de la médecine de catastrophe. Mais une catastrophe qui dure depuis trois semaines. »

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La priorité de ce vendredi, pour le Groupe hospitalier régional de Mulhouse Emile-Muller, plus que saturé : évacuer un maximum de malades vers d’autres hôpitaux, afin de libérer des « lits Covid ». Depuis trois jours, aux urgences, s’est improvisée une « salle de crise ». Trois médecins y sélectionnent les patients stabilisés, sans complication, donc transportables. Deux autres sont pendus au téléphone pour jongler entre ambulances, hélicos de la Sécurité civile ou hôpitaux les plus proches. « Dragon 67 aura trente minutes de retard, il a dû faire du kérosène à Strasbourg », annonce Emmanuel, ex-urgentiste désormais installé comme généraliste à Mulhouse. Il est venu prêter main-forte à ses anciens collègues. « Dragon 25 ne peut pas embarquer notre patient de 144 kilos pour Metz, ajoute-t-il. Le pilote dit que c’est trop lourd et que la barquette de l’hélico est trop étroite. » On décide de switcher avec la patiente qui devait être emmenée en ambulance à Nancy. « Je rappelle tout de suite les familles, lâche un infirmier. Je vais avoir l’air fin… » Un autre contacte un à un les services d’urgences de la région pour trouver des lits. « Depuis deux semaines, je demande en vain que les places disponibles soient centralisées », glisse Marc Noizet, patron du Samu 68 et des urgences de Mulhouse. Il tente de rester zen mais se désole : « On a trop d’interlocuteurs pour chaque transfert. C’est perdre un temps considérable, qu’on ne consacre pas aux malades. »

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Après cette troisième semaine « au taquet », l’épuisement menace. Pourtant, dans cette salle de crise, pas d’éclats de voix ni de sautes d’humeur. Il faudrait presque forcer les membres du personnel soignant à prendre leur journée hebdomadaire de repos pour se « laver la tête ». La plupart reviennent spontanément. Ainsi Théophile, interne aux urgences depuis novembre, sur le pont dès 8 h 30. A 19 h 45, il se porte volontaire pour le seizième et dernier transfert héliporté de la journée. Direction Troyes, d’où il rentrera à minuit. A 20 heures, Marc Noizet organise le planning du lendemain. Il peut désormais compter sur la réserve sanitaire venue renforcer les équipes de soin. Dix-sept infirmiers et infirmières, six médecins. Il en aura besoin : aujourd’hui, quarante patients supplémentaires se présentent. Jacques : « C’est comme un château de sable sur la plage. Une vague emporte le travail. Tout est à refaire. » Marc Noizet s’interroge : « Combien vont arriver dans la nuit ? Chaque jour, ça monte d’un cran. Si ça continue à ce rythme, on ne pourra pas faire face. »...

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Un grand nombre de professionnels déplorent le « retard à l’allumage » des agences de santé. Le 25 février dernier, quatre jours après la semaine « Jeûne et prières » de l’église évangélique Porte ouverte, SOS Médecins et des généralistes de Mulhouse avaient été alertés : le nombre de « cas grippaux » était anormalement élevé. Tous avaient fait le lien avec le Covid-19, mais les agences restaient focalisées sur la Chine et l’Italie. Elles n’ont réagi que le 3 mars.

La salle de crise organise ensuite l’envoi de trois patients en Allemagne.

Samedi 21 mars, 9 heures. Le but reste de désengorger les urgences. Heureusement, seuls huit cas y sont entrés dans la nuit. Adeline, la femme de Jacques, également médecin urgentiste, prépare en « réa » l’un des six patients intubés que Morphée, l’A330 sanitaire de l’armée de l’air, doit transporter à Bordeaux. Comme Jacques dix jours plus tôt, Adeline a attrapé le virus. Voilà une semaine qu’elle pâtit des symptômes récemment identifiés : la perte de goût et d’odorat. « Tant que je tiens debout ! » dit-elle. Tant mieux, parce que l’opération Morphée est plutôt lourde. Elle mobilise six ambulances (deux ambulanciers par véhicule) et, pour chaque patient, un médecin et un anesthésiste. Côté matériel, le respirateur, une machine compliquée à maîtriser, un « scope » pour surveiller les paramètres vitaux (tension, fréquence cardiaque) et le « pousse-seringue » pour les médicaments : hypnotique, vasopresseur (il maintient la tension) et, si besoin, antibiotiques et antiviraux. Le convoi arrive à 11 heures sur le tarmac de l’aéroport de Bâle-Mulhouse. Puis c’est le transfert sur un brancard de l’armée de l’air, après quoi les médecins militaires « rebranchent » sur leurs propres appareils.

La salle de crise organise ensuite l’envoi de trois patients en Allemagne. Des médecins de Fribourg et de Heidelberg ont proposé à leurs collègues de Mulhouse une quarantaine de places de réa. Mais le temps est en train de se gâter, comme en témoigne la carte météo qu’Emmanuel a affichée sur le rétroprojecteur. Tous la scrutent avec angoisse. Il faut se dépêcher. L’hélico de Fribourg a pu décoller mais, à 12 h 30, ceux de Heidelberg sont restés cloués au sol. Impossible de survoler les Vosges. On cherche des ambulances, une escorte policière : il y a 5 kilomètres de bouchon à la frontière ! Et soudain, l’opération est annulée… L’Agence régionale de santé demande aux médecins français de passer par la cellule diplomatique de la préfecture, de rendre les dossiers médicaux anonymes et d’attendre son feu vert. « On n’est pas en Europe ? » ironise un médecin. Ce n’est que le lendemain, après une intervention des ministères des Affaires étrangères des deux pays, ainsi que de leurs présidences respectives, que les transferts pourront s’effectuer sans toute cette paperasserie.

Strasbourg annonce qu’il ne prend plus de patients au-delà de 80 ans

Il est maintenant 15 heures. Six ambulances tournent. Sur son groupe WhatsApp, Odile, chef de pôle anesthésie et réa chirurgicale, cherche un anesthésiste disponible pour un transfert à Reims. « Mathilde est off, Nico est crevé », dit-elle. Il n’est pas le seul. Voilà qu’une des sociétés d’ambulances annule un de ses six véhicules : « Nos hommes sont épuisés, certains commencent à craquer », prévient le patron. Alors, on récupère respirateur, scope et pousse-seringue dans l’hélico et on les installe dans l’ambulance de l’hôpital. Le transfert de Reims est assuré.

A 15 h 30, Strasbourg annonce qu’il ne prend plus de patients au-delà de 80 ans. Nancy abaisse le seuil à 70 ans. Cette question du « tri des malades », l’hôpital de Mulhouse se l’est posée lors d’une réunion entre anesthésistes, réanimateurs, infectiologues, gériatres, internes et urgentistes. « On ne s’est jamais dit : “Au-delà de tel âge, on ne fait plus rien”, mais on a échangé sur ce qui est scientifiquement et humainement raisonnable », résume Marc Noizet. « Il est parfois évident qu’intuber un malade aux pathologies extrêmement graves n’apportera rien… Ils seront soignés, mais sans acharnement ou traitements invasifs. »

Le journal « L’Alsace » publie cinq pages d’annonces mortuaires, plus du double qu’en temps ordinaire

Les patients Covid-19 ont une particularité. Avant d’être plongés dans un coma artificiel qui, grâce à l’intubation, permettra de les réoxygéner pendant une quinzaine de jours, ils gardent toute leur conscience. Combien de fois Jacques a-t-il donné son téléphone à un malade pour qu’il puisse parler à ses proches ! « Ils raccrochent, tout sourire, puis me serrent la main. Deux ou trois heures plus tard, voire le lendemain, j’en découvre certains décédés, généralement d’une crise cardiaque. Ils décompensent vraiment très vite. Moralement, c’est dur. Privés de visite, ces patients meurent seuls. » Par discrétion, Adeline ne dit pas le nombre de « papiers bleus » qu’elle a dû remplir depuis trois semaines. Les papiers bleus, c’est ainsi qu’ils nomment les certificats de décès.

A 18 heures, quatorze lits de réa ont été libérés par d’autres services. Les urgences ont enfin un peu d’air. Adeline file à Epinal, pour un transfert, dans une ambulance des pompiers. Retour à 22 heures.
Dimanche 22 mars. Le journal « L’Alsace » publie cinq pages d’annonces mortuaires, plus du double qu’en temps ordinaire. L’hôpital a prévu le transfert de dix malades intubés. Deux sont annulés : en deux heures, leur état s’est dégradé. Sept patients graves arrivent, mais l’accalmie se confirme aux urgences. La fin de la vague ? « C’est plutôt comme pour un tsunami, estime Marc Noizet. La mer se retire très loin avant la déferlante. Ce type de situation, nous l’avons connu la semaine dernière. Pendant vingt-quatre heures, nous n’avons eu “que” dix malades aux urgences. Et presque d’un coup, le soir, vingt-cinq, puis soixante sont arrivés. »

Même dans l’intimité du cercle familial, ils continuent à respecter la distance de sécurité

Les médecins sont comme les autres. Leur entourage est parfois touché. Jacques et la femme d’Emmanuel, elle-même cadre de santé, ont perdu leurs grands-mères. L’une avait 86 ans ; l’autre, 82. A force d’approcher de si près le virus, un nombre conséquent de soignants ont aussi été testés positifs. D’autres, qui n’ont pas été testés, sont persuadés de l’être, avec ou sans symptômes. Comme Adeline, ils répètent : « Tant qu’on tient debout ! »

Sitôt rentrés chez eux, tous lavent leurs vêtements, prennent de longues douches. Ensuite seulement, ils approchent conjoints et enfants ; mais, même dans l’intimité du cercle familial, ils continuent à respecter la distance de sécurité. Certains couples font même chambre à part. Ils approuveraient le renforcement des mesures de confinement, quitte à isoler les personnes contaminées ailleurs que chez elles, comme on l’a fait en Chine. A la maison, ils ne parlent quasiment que de « ça ». L’autre jour, le fils d’Emmanuel, 6 ans, a demandé : « Papa, est-ce que ça fait mal de mourir ? » 

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