Affaire Matzneff : le témoignage de sa victime Francesca Gee, après 44 ans de silence

Le portrait de Francesca Gee, reproduit sans son accord, sur la couverture d’« Ivre du vin perdu », roman de Gabriel Matzneff inspiré de sa relation avec la jeune fille.

Le portrait de Francesca Gee, reproduit sans son accord, sur la couverture d’« Ivre du vin perdu », roman de Gabriel Matzneff inspiré de sa relation avec la jeune fille. 

Elle avait 15 ans quand elle a rencontré l’écrivain, au début des années 1970. Le livre de Vanessa Springora l’a encouragée à prendre la parole. Glaçant.

Avant Vanessa Springora, il y eut Francesca. Francesca Gee. En prenant à son tour la parole dans le « New York Times », mardi 31 mars, cette victime de Gabriel Matzneff, retrouve aussi un nom de famille et son identité propre, après avoir été transformée en personnage de fiction, enfermée dans les journaux et les romans de l’écrivain pédophile, aujourd’hui sous le coup d’une enquête préliminaire « pour viol commis sur la personne d’un mineur de moins de quinze ans ». Son témoignage, qui vient briser un silence de quarante-quatre ans, est crucial.

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Cela fait longtemps, très longtemps, que Francesca Gee, 62 ans, souhaitait s’exprimer, donner enfin sa version des faits. Bien avant que Vanessa Springora publie « le Consentement », le récit qui a brisé à jamais l’image de Casanova sulfureux que Matzneff s’était façonnée avec l’aide d’une intelligentsia émoustillée, Francesca Gee avait écrit un livre où elle racontait, elle aussi, l’emprise exercée par l’écrivain, prédateur et non séducteur.

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C’était en 2004. Francesca Gee avait soumis son manuscrit à plusieurs éditeurs, dont Albin Michel et Grasset – l’éditeur de Vanessa Springora. Mais à l’époque, personne n’avait accepté de le publier. Matzneff était encore un nom qui comptait, un homme avec son réseau de fidèles et de complices. Interviewé par le quotidien américain, Thierry Pfister, alors éditeur chez Albin Michel, qui avait été sensible au récit de Francesca Gee, se souvient :

« A l’époque, Matzneff n’était pas le vieux monsieur un peu isolé qu’il est aujourd’hui. Il était encore à Paris avec ses réseaux, ses amitiés. » « On a pris la décision en disant, on ne va pas croiser le fer avec cette bande. Il y [avait] plus de coups à prendre que de gains à en tirer. J’ai plaidé sa cause. Je n’ai pas été suivi. »

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En face de cette « bande », comptant notamment des personnalités influentes comme Philippe Sollers, Francesca ne pesait pas lourd. Son livre, pourtant, constituait, à n’en pas douter, un témoignage fort. On y retrouvait, rapporte le « New York Times », des thèmes et un vocabulaire similaires à ceux utilisés par Vanessa Springora.

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Quand « l’affaire Matzneff » a éclaté, début janvier, avec la parution du « Consentement », les langues ont commencé à se délier. La rumeur du manuscrit de Francesca Gee a circulé. Nous avions alors contacté Martine Boutang, éditrice chez Grasset, qui avait eu le texte entre les mains. Elle nous avait confié que ne pas l’avoir publié restait l’un de ses plus grands regrets.

« Cataclysme »

Francesca Gee a rencontré Gabriel Matzneff en 1973. Elle avait 15 ans, l’auteur de « l’Archimandrite », 37. Elle est avec sa mère quand elle fait sa connaissance. L’écrivain est régulièrement invité à la table des parents de l’adolescente, trop heureux de compter parmi leurs hôtes un homme jouissant de l’aura du fin lettré. Le père de Francesca, journaliste britannique basé à Paris et mort en 2014, encourage la relation de sa fille avec Matzneff.

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Celle-ci durera trois ans. Trois ans durant lesquels Gabriel Matzneff isole Francesca, la coupe de toute vie sociale, et l’attend tous les jours à la sortie du lycée. Un enquêteur, qui travaille sur l’affaire Matzneff et qui a entendu Francesca Gee, a qualifié cette relation de « prise d’otage ». Elle, elle parle d’un « cataclysme » qui a changé le cours de son existence. Mais pendant longtemps, aveuglée et manipulée, elle a cru qu’il s’agissait d’une histoire d’amour.

Matzneff, comme il le fera plus tard avec Vanessa Springora, et avec de nombreuses proies, a poussé Francesca à entretenir avec lui une correspondance amoureuse. C’était un piège. Il se servira plus tard de ces lettres, notamment dans « les Passions schismatiques » (1977), pour prouver que les sentiments étaient réciproques et que la jeune fille était consentante. Pour, en somme, justifier la pédophilie.

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Michèle Barzach, une gynécologue très conciliante

Très vite, après avoir mis Francesca dans son lit, l’écrivain la couche dans ses livres. Son pamphlet pédophile publié en 1974, « les Moins de seize ans », est dédié à la jeune fille. Dans la préface à la réédition de 1994, il parle de leur « amour fou ». Et dans celle de 2005, il s’abrite encore derrière son nom pour se défendre d’être un « violeur d’enfants ». Il reproduit ses lettres en précisant, avec perversité : « Les lettres de la petite fille m’ont été écrites par l’adolescente de quinze ans à qui ce livre est dédié. Il n’y a pas un mot qui ne soit d’elle. »

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Ces lettres, Francesca Gee les a bien écrites, mais estime qu’elles lui ont été « extorquées ». Ce que nous disait aussi Vanessa Springora, précisant que cela participait de la dépossession d’identité. Tout comme le processus consistant à enfermer les adolescentes dans une fiction, celle du grand amour, que Matzneff fantasme dans ses livres. Il consacre ainsi à Francesca « la Passion Francesca », des poèmes, et un roman, « Ivre du vin perdu », qui paraît en 1981, à La Table ronde.

Francesca y devient Angiolina. Sur la couverture de l’édition de poche, qui sort deux ans plus tard, figure le visage de Francesca. Et dans le livre, certaines de ses lettres encore. Le portrait, comme les lettres, a été reproduit sans le consentement de Francesca. Cela fait dix ans qu’elle a rompu avec lui, mais elle est toujours sa prisonnière. En 1991, Matzneff publie le tome de son journal qui couvre les années de son histoire avec la jeune fille : « Elie et Phaéton ». Il raconte notamment les visites chez une gynécologue très conciliante qui prescrit la pilule à Francesca :

« Michèle Barzach est une jeune femme douce, jolie, attentive, qui à aucun moment n’a cru devoir faire la morale à ce monsieur de trente-sept ans et à sa maîtresse de quinze. Elle a, je pense, tout de suite compris que nous formons un vrai couple, que nous nous aimons. »

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Il s’agit bien de Michèle Barzach, future ministre de la Santé et présidente de la branche française de l’Unicef, l’agence des Nations unies pour la protection de l’enfance. Après Francesca, Gabriel Matzneff continuera de lui envoyer les jeunes mineures qu’il fréquente. Il continuera également à poursuivre longtemps Francesca, en lui écrivant et en l’évoquant dans ses livres, y compris dans le dernier, paru en novembre.

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Longtemps journaliste, Francesca Gee vit désormais dans le sud de la France. Elle travaille à un nouveau livre sur Gabriel Matzneff. Quand nous avions rencontré Vanessa Springora, voici ce qu’elle nous avait dit :

« Il paraît que Francesca, autre jeune fille séduite par Matzneff quand elle avait quinze ans, aurait aussi envisagé d’écrire un livre. J’ai appris ça et j’en ai été bouleversée. Matzneff avait publié des photos d’elle sur son site qu’elle a réussi à faire retirer. A priori, elle ne garde pas un meilleur souvenir de lui que moi. Ça me toucherait beaucoup de parler avec elle. »

Francesca comme Vanessa ont aujourd’hui la parole. Mais les faits qu’elles relatent sont prescrits. La police a lancé, en février, un appel à témoignages, espérant que d’autres voix se fassent entendre.

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