Le racisme et l’antisémitisme, ces autres « pandémies » : la « contagion hitlérienne » (3/7)

Ernst Haeckel, Die Radiolarien (Rhizopoda) : eine Monographie, Berlin, G. Reimer, 1862

Au cours des années 1930, on ne considère plus seulement le « virus antisémite » mais aussi le « virus raciste ». Que les deux occurrences ne trompent cependant pas : l’affaire prédominante est alors bien celle de l’antisémitisme. Si sa « viralité » est particulièrement dénoncée, c’est en raison de la violence et de l’ampleur qu’a pris le phénomène en Allemagne sous la coupe du national-socialisme, tout en confirmant sa tendance dans des pays d’Europe centrale et orientale, comme la Pologne et la Roumanie. Certains ont le sentiment d’une inexorable progression, qui fait sentir, depuis le début de la décennie, ses effets en France même.

Les frontières françaises et le nuage antisémite

Ce sentiment est d’abord celui de Français ou immigrés juifs, engagés dans les rangs de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), une organisation fondée en 1927 pour dénoncer les exactions antijuives en Europe orientale mais qui recentre progressivement son combat sur l’Allemagne. L’épicentre allemand a en effet de quoi préoccuper, par les succès électoraux des nationaux-socialistes. En 1931, une brochure de la LICA exprime ces craintes :

« Il est faux (…) de penser que la France soit définitivement à l’abri de l’Antisémitisme (sic), et que nous en soyons gardés par nos frontières. Les conditions actuelles de la politique, l’interpénétration économique et sociale, les échanges de mœurs et de culture, et par-dessus tout, la propagande internationale menée par les antisémites, nous font craindre la contagion[1]. »

Dessin de Pol Ferjac, Le Droit de Vivre, juillet-août 1933 : « L’Allemagne… »

Ce qui est particulièrement redouté, c’est la jonction entre le vieil antisémitisme gaulois et ces théories racistes. De fait, il faut souligner que le racisme est globalement perçu, tout au long de la décennie, comme d’importation étrangère, et plus précisément de facture germanique. Il s’agit dès lors de se prémunir contre la « contagion hitlérienne » en érigeant des digues sur le territoire national.

Albert Einstein, qui effectue une étape au Havre en avril 1933, avant de rejoindre les États-Unis, met en garde contre la « maladie psychique des masses » qui s’est emparée de l’Allemagne où les nazis ont triomphé deux mois plus tôt. Le physicien évoque l’impératif de l’ « union des peuples qui ne sont pas contaminés par le virus »[2]. Car le problème est bien celui de la massification du phénomène : c’est elle qui rend idoine cette image d’une contagion qui ignore les frontières. De nombreux discours politiques n’y croient cependant pas : l’esprit français est imperméable au racisme !

La LICA considère les autres formes de racisme. Ses militants dénoncent ainsi le racisme colonial[3]. Mais si l’antisémitisme donne le sentiment d’une propagation, tel n’est pas le cas du racisme colonial qui renvoie une impression de stabilité : il est dépourvu de ce principe propulsif qui caractérise la propagande nazie.

En attendant les pouvoirs publics

La question de la prise de conscience des pouvoirs publics est donc posée. À l’approche des élections législatives du printemps 1936, le président de la LICA Bernard Lecache lance la consigne suivante : « Votez contre la peste ! » Il y a, dès alors, ce sentiment qui perdurera jusqu’à la déclaration de guerre de septembre 1939, que rien n’est véritablement entrepris contre le « virus » : « Nous avions prévu l’avènement du fascisme hitlérien dans le moment où l’on se plaisait à le nier. Nous avons prévu la contagion de l’épidémie nazie, la vague de racisme qui déferle aujourd’hui sur les continents. Nous prévoyons, pour la France, des phénomènes analogues. Nous demandons qu’on prenne des mesures. Les prend-t-on ? On se garde bien de les prendre[4]. »

La première organisation antiraciste française agit à sa mesure. Contre les nombreux « symptômes d’antisémitisme marqué », comme en Tunisie[5] ou sur la Côte d’Azur, « rongée d’une maladie contagieuse »[6], elle oppose sa propagande tout en effectuant de multiples démarches auprès des gouvernements successifs, afin qu’une répression s’exerce contre les ligues et groupements antijuifs. Le thème de l’épuration est un leitmotiv : épuration en Algérie, dans les départements de l’Est de la France, épuration plus générale du pays soumis à l’action des « ligues factieuses ». « Pour conserver l’Algérie à la France, épurez et nettoyez ! », clame l’organe de l’association début 1937. On réclame aussi un « ministère de Salut public ».

Dessin de Pol Ferjac, Le Droit de Vivre, juillet-août 1933 : « … est en marche et… »

Les milieux consistoriaux, d’abord prudents à l’égard des Cassandre, finissent par s’inquiéter à leur tour. Le baron Robert de Rothschild explique dans une réunion privée, en février 1938, qu’il voit « se multiplier [en France] les signes de la virulence et de la contagion ». Malgré la confiance qui a primé jusqu’alors, c’est la menace de la contamination qui préoccupe désormais avec, toujours, les interrogations sur le remède : « On doit se demander si les événements qui se passent dans les pays qui nous entourent ne vont pas aussi, par une contagion peut-être inévitable, se passer aussi chez nous, et on doit se demander (…) : pouvons-nous prendre des précautions et quelles précautions faut-il prendre ? »

« L’humanité guérira… »

Mais le « mal » est profond. Pour Henri de Kérillis, journaliste conservateur et nationaliste, député de Neuilly-sur-Seine depuis 1936 et rare homme de droite à avoir pris la mesure du danger, le problème est bien celui de « la contagion des idéologies auxquelles l’antisémitisme moderne emprunte sa force[7] ».

La situation s’aggrave à partir de l’automne 1938. L’Italie mussolinienne, qui s’était jusque-là tenu à l’écart de l’antisémitisme bascule, après que le Duce a « inoculé le virus à l’Italie » par le biais de mesures législatives[8]. La presse nationale finit par s’en inquiéter dans les mêmes termes, notamment après la crise des Sudètes, pendant laquelle se déroule en France de multiples agressions antijuives. Après celles de Dijon, L’Œuvre constate que l’antisémitisme est une « maladie contagieuse contre laquelle les gendarmes dijonnais exercèrent une utile méthode de prophylaxie[9] ». La contagion est aussi affaire de proximité géographique. Le Petit Matin affirme pour sa part que « les provinces de l’Est de la France, plus facilement accessibles par les agents de Goebbels sont les plus atteintes du virus raciste[10] ».

Le 26 novembre 1938, dans un discours prononcé au terme d’un congrès national de la LICA, l’ex-président du Conseil Léon Blum a lui aussi recours à la métaphore virale. En matière de racisme, il rappelle néanmoins qu’il y a pas d’ « hérédité fatale » :

« Nous savons aujourd’hui que l’enfant d’une mère tuberculeuse n’est pas nécessairement tuberculeux, et nous savons que le nourrisson allaité par une nourrice tuberculeuse court grand risque de contacter la contagion. » Il y a donc des raisons d’espérer et de croire en la guérison : « Depuis la guerre, l’humanité a connu d’étranges maladies et cela en est une à bien des égards et la pire de toutes. Mais l’humanité guérira, l’humanité guérira parce qu’elle doit continuer à vivre. »

La loi, un vaccin contre le racisme ?

Les appels à sévir se multiplie chez les républicains. Le député socialiste Léo Lagrange, ex-sous-secrétaire d’État aux Loisirs et aux Sports sous les gouvernements de Front populaire, appelle, début janvier 1939, à une réaction officielle pour « guérir le pays de cette lèpre et éviter toute contagion »[11]. Bernard Lecache estime que « le racisme est la pire maladie qui se puisse attraper » : « Ni la peste, ni le choléra n’ont, depuis que le monde est monde, occasionné autant de ravages que le racisme. Un raciste, dans un pays sain et qui veut le rester, doit être d’urgence isolé, surveillé, si possible guéri (mais pour nombre de ces gens-là, le mal est incurable)[12]. »

Que faire, décidément, contre ce que l’écrivain Romain Rolland décrit comme une « maladie déshonorante d’une partie de l’espère humaine » ? L’isolement et la surveillance d’urgence, comme le préconise Lecache ? Oui, mais pour cela, il faut donner aux tribunaux les moyens de sévir, par l’adoption d’une législation contre le racisme. C’est ce que réclament la LICA et le consistoire depuis plusieurs années et c’est ce à quoi accède finalement le gouvernement en adoptant par décret, le 21 avril 1939, une loi permettant de sanctionner l’injure et la diffamation raciales. Elle signe, théoriquement, la fin de l’impunité : « Tracts, libellés, journaux, brochures, livres, conférences, meetings, pouvaient impunément circuler ou se tenir à la barbe des autorités, répandant jusque dans les provinces les plus reculées, le virus filtrant du racisme étranger, les ‘idées’ de Berlin et de Rome[13]. » Les efforts de la LICA sont salués depuis l’Égypte : « grâce en bonne partie à l’action de la LICA française, la France est aujourd’hui sérieusement immunisée contre l’antisémitisme[14]. »

La loi Marchandeau (du nom du Garde des Sceaux de l’époque, Paul Marchandeau), ne résout toutefois pas tout. Car il n’est pas que les « ultras » de l’antisémitisme qui constituent une menace pour la République. Il y a cette dissémination plus générale des préjugés, qui fragilise la cohésion nationale. Bernard Lecache en décrit les effets tristement banals : « on est arrêté par des barrières invisibles ; on craint la contagion, on ne serre pas une main juive ; il y a là quelque obstacle sournois qui retient, une peur un peu lâche et vaniteuse du contact[15]. » Et il y a également l’effroi, lorsque l’on pensait certaines catégories de la population immunisées : « Que les réactionnaires irréductibles soutiennent le racisme, ouvertement ou sournoisement, avec l’espoir, trompeur d’ailleurs, de vaincre la démocratie, rien de plus naturel. (…) Ce qui est pis, c’est que dans certains milieux ouvriers et paysans, dans les classes moyennes, le virus du racisme ait pu avoir certaine prise[16]. »

Dessin de Pol Ferjac, Le Droit de Vivre, juillet-août 1933 : « … rien de l’arrêtera ! »

La France vulnérable

La loi n’y fera rien, ou pas grand-chose. Les quelques condamnations qui frappent les activistes – dont Louis Darquier de Pellepoix et Jean Boissel – à l’été 1939, sont peu de choses au regard de la prise de conscience très tardive des autorités françaises du danger hitlérien sur le territoire national. Il faut attendre le 29 août 1939 pour voir un arrêté interdire la diffusion du bulletin en langue française du Weltdienst (« Service mondial »), organisme de propagande nazi dirigé par Ulrich Fleischhauer, avant d’être repris en main par l’Amt Rosenberg. Quant à la Maison brune et à la Maison du fascio, véritables officines d’espionnage au profit de l’Allemagne et de l’Italie en terre française, elles demeurent également ouvertes jusqu’à la guerre. Le 16 janvier 1940, Henri de Kérillis en est encore à réclamer, lors d’une séance parlementaire, une intervention urgente des pouvoirs publics contre les membres du Comité France-Allemagne, stipendiés par les nazis. Quelques arrestations suivront mais si peu au regard des enjeux réels. Les traîtres sont bel et bien dans la place.

« Nous vous demandons, nous, de prendre les mesures de prophylaxie nécessaires pour éviter la peste hitlérienne » : c’est le dernier appel qu’adresse Bernard Lecache à la mi-mars 1940 aux pays neutres. La France a bel et bien perdu la bataille de la « prophylaxie ». L’invasion allemande survient deux mois plus tard.

(à suivre)

Épisodes suivants :
>> « Des diagnostics et des traitements » (4/7)
>> « Maladie, peste brune et phobies » (5/7)
>> « La viralité en ligne » (6/7)
>> « Les leçons d’une crise » (7/7)

Épisodes précédents :
 >> « L’étranger, un corps malade » (1/7)
>> « Le succès de la métaphore virale » (2/7)

Notes :

[1] Pour tuer l’antisémitisme, 1931, LICA.
[2] Le Droit de Vivre/DDV, avril 1933.
[3] La LICA ne remet cependant pas en cause le principe même de la colonisation. Sa position est en cela conforme à celle de la gauche républicaine.
[4] DDV, 4 avril 1936.
[5] DDV, 9 janvier 1937.
[6] DDV, 15 mai 1937.
[7] L’Époque, 28 avril 1938.
[8] DDV, 22 octobre 1938.
[9] L’Œuvre, octobre 1938.
[10] Le Petit Matin, 26 décembre 1938.
[11] DDV, 7 janvier 1939.
[12] DDV, 6 mai 1939.
[13] DDV, 29 avril 1939.
[14] La Tribune juive, mai 1939.
[15] DDV, 20 mai 1939.
[16] DDV, juin 1939.

2 réponses sur “Le racisme et l’antisémitisme, ces autres « pandémies » : la « contagion hitlérienne » (3/7)”

  1. Mais pourquoi donc ce statut spécial pour l’antisémitisme ? Si on dit racisme, il est superflu et anormal d’ajouter « et l’antisémitisme ». L’antisémitisme est un racisme comme un autre. Il a ses spécificités comme les autres ont leurs spécificités, mais ils sont tous des racismes. Et aucun racisme n’a à surabonder dans la revendication à l’horreur. Tous sont aussi ignobles l’un que l’autre, Tous doivent être combattus avec la même énergie. Et aucun de ces combats n’a à revendiquer une quelconque priorité sur un autre. Le racisme anti-nègres, le racisme anti-arabes, le racismes anti-chinois, le racisme anti-indiens d’Amérique et j’en passe ne sont pas moins destructeurs que l’antisémitisme. Et dans ces autres racismes certains ont même fait plus de victimes que les exactions nazies. Ce n’est pas le nombre des victimes, ni l’intensité des horreurs qui comptes pour qu’il soit combattu, tout racisme mérite que ceux qui s’y opposent mettent même énergie pour les combattre sans les différentier.

    On ne peut prétendre lutter contre aucun racisme si on tolère qu’un de ceux-ci mérite un combat particulier. Cette ségrégation par l’horreur non seulement est contradictoire aux objectifs de l’antiracisme, mais elle constitue en elle-même un racisme entre les racisme puisque elle affirme un choix,un ordre de priorité, une préférence.

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