Récit : À la rencontre des derniers rescapés de la Shoah

Bientôt, il n’y aura plus une âme pour raconter la Shoah à la première personne du singulier. La réalisatrice Sophie Nahum a retrouvé les ultimes rescapés et sa série de petits films, intitulée « Les Derniers », est un bijou d’intelligence et d’humanité, qui rencontre un large public sur les réseaux sociaux. Elle raconte cette odyssée à Jacqueline Rémy.
Suzanne cover
Les Derniers

Il sourit largement, Robert, quand une copine des puces lui apporte une part de galette des rois avec un verre de bulles. Assis au fond de son stand du marché Biron, dimanche après dimanche, il tente d’écouler ses derniers meubles Empire – une table, un lit, quelques chaises, ce qui reste de son stock... Il sait bien qu’à 89 ans, il pourrait tout plaquer. Mais il n’en a nulle envie. « Il y en a qui jouent aux courses, il y en a qui entretiennent des maîtresses, moi j’entretiens un stand », aime-t-il dire. Il entretient surtout l’honneur de ses parents.

Car ce stand des puces, des collègues brocanteurs le leur ont piqué pendant la guerre, comme la boutique d’antiquités qu’ils possédaient dans le IXe arrondissement de Paris. Ses parents ont été arrêtés parce qu’ils étaient juifs. Et lui aussi, qui n’avait que 14 ans. Son père a été fusillé par les Allemands à Lyon et Robert, déporté avec sa mère. À son retour, incapable de parler, de bouger, il n’était plus qu’un souffle. Il pesait 16 kg. Il lui a fallu plus d’un an pour se remettre. En 1947, il a passé avec succès le concours de l’école Boulle, spécialisée dans le meuble. « Quand j’ai vu les difficultés de ma mère pour récupérer ses biens, j’ai renoncé à mes études et je suis venu l’épauler. » Il fallait tenir, sous une pluie d’insinuations : « Ma parole, ils sont tous revenus ! » Aux yeux de beaucoup, c’était mieux quand « ils » ne ressortaient pas vivants des camps. « D’ailleurs, distillait-on dans les allées des puces, ça marchait du tonnerre pendant la guerre ! » Les Allemands achetaient tant le samedi qu’au lieu de bosser jusqu’au lundi soir, on pouvait fermer boutique le dimanche à midi. C’était le bon temps. Oui, on doit bien à Robert Wajcman sa part de galette.

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C’est une histoire qui fait mal, parmi mille autres d’anciens déportés. Mais le temps passe. Bientôt, il n’y aura plus une âme pour les raconter à la première personne du singulier. La documentariste Sophie Nahum, qui m’a conduite à Robert ce dimanche, a décidé il y a trois ans d’aller voir un à un les derniers rescapés de la Shoah chez eux, comme on rend visite à ses grands-parents, et de leur faire narrer comment ils se sont sortis de l’enfer. Sous le titre Les Derniers, elle en a tiré une série de films brefs, de sept à dix minutes chacun, et les a publiés sur les réseaux sociaux, d’où ils essaiment. Des petits bijoux d’humanité en forme de conversations légères, qui s’ouvrent sur un gâteau au fromage et se terminent par une bise. Avec un rituel immuable : on suit dans la rue une jeune femme aux cheveux longs, bien habillée, petit paquet de pâtisseries à la main. C’est la réalisatrice. Elle s’arrête devant un appartement, sonne, la porte s’ouvre, échange de sourires : « Entrez », claironne le vieillard chenu et l’on sait qu’il va se livrer sans filet. La caméra va et vient d’un visage à l’autre. C’est charmant, poignant et addictif. « On n’est pas obligé de parler du passé de façon solennelle et protocolaire, insiste Sophie Nahum. Il n’y a pas de honte à rentrer dans la grande histoire par la petite. J’ai voulu que ce soit simple, facile, gratuit, accessible à tous. » Aux jeunes surtout qui, selon un sondage de la Fondation Jean-Jaurès en 2018, n’ont, pour 19 % des moins de 35 ans, jamais entendu parler de la Shoah.

Il y a Armand qui a conservé pliée dans un placard sa tenue rayée de déporté et Henri qui, dans le village où sa famille était réfugiée, rêvait de devenir prêtre comme son maître d’école. Il y a Esther qui, revenant d’Auschwitz à 14 ans et sans le sou, s’est vu réclamer le remboursement des loyers impayés pour prétendre récupérer l’appartement de sa famille, dont elle était la seule survivante. Ou encore Shelomo, dont le corps fut jeté à la fin de la guerre sur un tas de cadavres – il doit son salut à un médecin militaire russe qui le repéra in extremis. Et Asia – la mélancolique Asia – qui soupire sans fin : « Personne ne peut comprendre. Personne. Personne. »

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Élie Buzyn, le père de l’ex-ministre de la santé, déclare à Sophie Nahum avant de refermer sa porte : « Dans peu de temps, on ne sera plus là. Vous allez devenir le témoin du témoin que je suis. » La majorité d’entre eux ont plus de 90 ans. Ils étaient très jeunes quand ils ont été déportés. La plus petite avait 4 ans et demi ; la plus âgée, 25. « Vous avez de la chance, ce sont les derniers que vous prenez là », lance une rescapée à la réalisatrice. En effet, ils ne sont plus très nombreux, « une centaine peut-être, difficiles à comptabiliser », explique Sophie Nahum, qui vient de réunir les propos de ses vingt-cinq survivants dans un très beau livre, publié chez Alisio sous le même titre, Les Derniers. Elle nourrit un projet de long-métrage retraçant son voyage de témoin en témoin, à la première personne. Elle-même n’est pas une « descendante de la Shoah », dit-elle, puisque ses parents ont émigré de Tunisie en 1962, mais la famille de son compagnon a été décimée par les nazis. « Un jour, j’ai compris que mes enfants, qui ont 5 et 7 ans, ne rencontreraient jamais d’anciens déportés. »

Un million et demi d’internautes ont vu les visages bouleversants de ces femmes et de ces hommes si fiers d’être vivants. Sur un sujet réputé difficile, c’est un succès. Chaque épisode s’intitule : « Ma rencontre avec [Yvette, Jean, Henri, Flora, etc.] ». Déjà, des enseignants s’emparent de ses vidéos pour les diffuser dans leurs classes. Sur Facebook, la page est suivie par 14 000 personnes. « Je voulais créer un genre de communauté autour du projet, explique Sophie Nahum. Pour recevoir des commentaires, des suggestions de nouveaux témoins et des participations aux cagnottes qui m’ont peu à peu permis de financer mes épisodes. » Dans ce café de Barbès où nous nous sommes retrouvées, j’observe le joli visage pointu de Sophie Nahum, ses yeux noisette, ses cheveux auburn insoumis. Elle cherche un détail sur son téléphone, répond à mes questions avec enthousiasme, détaille les longs après-midi passés chez ces rescapés dont elle parle avec un respect infini. Elle raconte que, non, elle s’interdit de forcer les rencontres ou d’insister : « Ça ne m’intéresse pas, je ne conduis pas une investigation. » Ne témoignent que des volontaires. D’ailleurs, elle ne leur parle jamais avant de leur rendre visite. Une amie se charge de nouer les contacts et d’arrêter les rendez-vous. Sophie Nahum préfère ne pas trop en savoir sur la personne qu’elle va écouter, seulement l’essentiel : « J’ai envie d’avoir envie d’y aller. » Elle travaille en duo avec un chef opérateur qui installe son matériel avant son arrivée et vient, caméra à l’épaule, la cueillir sur le trottoir. « Quand je sonne à la porte, c’est la première fois que je parle à la personne que je viens voir. Il n’y a ni projecteur ni maquillage. Je ne voulais pas que ce soit parfait, juste naturel. »

Rescapés 1

Les Derniers

Sophie Nahum

Keren Ann

Les enfants du silence

Devant sa tasse de café vide, Sophie Nahum parle, parle, parle avec une sorte de passion tenue. Le temps passe, mais non, elle n’a pas soif, elle n’a pas faim. Elle a 43 ans et m’explique qu’elle se trouve à un tournant de sa vie. En fait, tout a ­commencé en 2009. Lors d’un dîner amical, elle rencontre Tomer Sisley. Le comédien évoque un projet de scénario à propos d’un champion du monde de boxe juif tunisien, Victor Perez, dit « Young Perez », qui n’a dû sa survie à Auschwitz qu’à la passion du directeur du camp pour ce sport. En le voyant débarquer du train, ce dernier a l’idée de monter une écurie de boxeurs et d’organiser des combats le dimanche pour distraire les SS. Finalement, Young Perez est tué lors de la « marche de la mort », ordonnée par les nazis en 1945 à l’approche des Alliés. Sophie Nahum écoute, les yeux écarquillés. Cette histoire sidérante, elle la connaît par cœur : « Mon grand-père médecin lui a consacré un livre », révèle-t-elle à Tomer Sisley. L’ouvrage a été publié par André Nahum sous le titre Quatre boules de cuir (Bibliophane/Daniel Radford, 2002).

À l’époque, Sophie réalise depuis dix ans des documentaires pour la télévision. Elle a un faible pour les sujets scientifiques et complexes, qu’elle tient, dit-elle, à faire « incarner » par des personnages : le clonage, l’allongement de la vie, le pouvoir des gènes, leurs maléfices parfois... Tout cela l’intéresse, mais elle est en crise. Elle supporte de plus en plus mal de dépendre d’une société de production, des caprices des chaînes de télévision, bref : de la volonté d’autrui. Quand Tomer Sisley lui annonce avoir retrouvé trois rescapés d’Auschwitz qui ont connu Young Perez, elle lui propose de réaliser et produire un documentaire sur sa quête du boxeur jusqu’à Auschwitz. Intitulé Young et moi, le film sera terminé en 2015, avec la musique d’une amie, la chanteuse Keren Ann, elle-même descendante de la Shoah par son père. Sophie Nahum interrompt son récit. Elle va à quelques tables de là embrasser l’une des Brigitte, ce duo de chanteuses, des intimes... « Comme Keren Ann, les Brigitte sont des amies qui ont pris leur destin professionnel en main, glisse-t-elle en revenant s’asseoir. Leur exemple m’a inspirée. Je me suis dit que moi aussi je pouvais prendre des risques et mener mes projets seule. »

Le tournage à Auschwitz est un choc. Elle découvre à quel point, désertés, les lieux dits « de mémoire » parlent peu, tandis que les témoins, eux, ont tant à confier. « J’ai soudain pris conscience de leur âge, souffle-t-elle. Mais j’ai surtout été surprise par leur liberté de ton. Lors de ma première rencontre avec un déporté, j’étais très impressionnée, un peu gênée, je ne savais pas comment l’aborder. C’est lui qui nous a mis à l’aise. Il nous a montré qu’on pouvait lui parler normalement. » Les deux autres rescapés aussi se révèlent pleins de vie, humains, chaleureux. « On ne les montre jamais comme ça. En général, on interroge les survivants sur un ton précautionneux et austère. »

L’idée surgit. Elle, Sophie, va leur rendre cette justice-là, les traiter avec simplicité. Elle va multiplier ces rencontres pour que ce passé ne reste pas figé dans le formalisme et les livres d’histoire, pour qu’on ait envie de les écouter. Puis la colère s’en mêle, un an après le tournage. Sonnée en 2012 par l’attentat contre une école juive à Toulouse, elle ne digère pas l’apathie collective qui l’a ponctué : « J’ai eu honte qu’il se soit passé ça – des enfants tués parce qu’ils étaient juifs – et que la France entière ne se mobilise pas. » Elle surligne son indignation : « Il ne s’agit pas d’un devoir de mémoire, ni de répéter comme une incantation “plus jamais ça”, juste faire comprendre, à ma petite échelle, que les Juifs ne sont pas seuls concernés, que l’humanité est capable du pire, que les gens qui ont participé de loin ou de près à cet enfer vivaient dans un monde civilisé, qu’ils avaient lu des livres. »

Paradoxalement, c’est le mutisme des rescapés que la réalisatrice creuse, à chaque épisode. D’où vient le silence de plomb tombé sur les souffrances des déportés juifs dans les années qui suivirent la Libération ? Aujour­d’hui, soixante-quinze ans après, les survivants ne parlent que de cela, du silence qu’on leur a intimé, de celui qu’ils se sont imposé des décennies durant. À son retour, Nicolas n’a rien dit à ses frères et sœurs : « Je ne voulais pas les traumatiser. » Yvette n’a rien raconté à son père, « bien assez malheureux comme ça », ni à sa mère qui ne l’a pas reconnue avant de la serrer dans ses bras. Robert a attendu que ses petits-enfants aient 14 ans, son âge lorsqu’il a été arrêté, pour enfin livrer sa vérité. Élie, lui, a cherché à tout effa­cer, jusqu’à son matricule arraché à son bras par la chirurgie – lambeau de peau longtemps conservé dans son portefeuille – comme si une force obscure le tirait vers l’abîme s’il s’avisait de se retourner : « Je me suis imposé des œillères. »

Rescapés 3

Les Derniers

Les conversations durent trois ou quatre heures. Dès son arri­vée, Sophie propose de regarder avec son hôte les albums de famille où figurent tant de disparus, tant de gens aimés. Les photos appellent les souvenirs. Plus tard, avec son monteur, elle construira ses films autour de quelques moments de ce dialogue entrecoupés d’images d’archives, survolées d’un récit en voix hors champ qui résume l’itinéraire de la personne rencontrée. Très vite après la diffusion des premiers épisodes, Sophie Nahum reçoit des messages suppliants : « Mon père ne m’a jamais parlé. J’aimerais tellement que vous l’interviewiez. » Parfois, la réalisatrice n’a pas le temps de se retourner, le père a rendu l’âme en gardant son passé enfoui. « Il y a eu une volonté de protection réciproque, dit-elle. Longtemps, les enfants n’ont pas osé remuer les souvenirs de leurs parents et les parents n’ont pas osé en parler à leurs enfants de peur, comme dit Élie Buzyn, de leur injecter leur douleur en intraveineuse. Les petits-enfants, plus spontanés, les ont sortis de leur mutisme. » Marie qui, au retour de Ravensbrück, a refait sa vie avec Jean, ancien déporté lui aussi, n’a jamais pipé mot, a-t-elle raconté à Sophie. Un jour qu’elle s’offusquait auprès des organisateurs de ne pas avoir été invitée à une cérémonie mémorielle, elle s’est entendu répliquer : « Mais, madame, on ne vous connaît pas ! »

Sophie Nahum relance à peine. Elle n’en revient pas d’écouter certains rescapés avouer leur sentiment de culpabilité. Comment peut-on se sentir coupable quand on est victime ? Henri Zajdenwergier, dernier rescapé du convoi 73 où avaient été entassés huit cent soixante-dix-huit hommes dont seuls vingt-deux sont revenus, murmure : « Je me demande pourquoi moi, j’ai survécu. C’est une charge morale très lourde. » Ginette explique à la réalisatrice qu’elle ne se consolera jamais d’avoir conseillé à son père et à son petit frère de monter dans les camions qui les ont emmenés direc­tement dans les chambres à gaz : « On nous disait que c’était pour les personnes fatiguées. » Et maintenant, soixante-quinze ans après leur libération, certains se sentent coupables d’avoir attendu si longtemps pour témoigner. Là, Sophie respire. Quel meilleur sens donner à son travail ?

Ginette

Les Derniers

Victor

Les Derniers

Du Lutetia au Stade de France

Le 15 septembre 2017, Sophie Nahum accompagne Ginette Kolinka, l’un de ses témoins, au Stade de France. Elles vont voir jouer le fils de cette dernière, Richard, ex-batteur du groupe Téléphone, dans sa nouvelle formation, Les Insus. À la sortie, Ginette rit : « Si j’avais imaginé à Auschwitz qu’un jour, j’assisterais à un concert de mon fils au Stade de France ! » Richard Kolinka, attendri : « C’est elle, la star ! » Le chef opérateur filme. Cette scène figurera dans le long-métrage que Sophie Nahum concocte en parallèle avec la réalisation de sa série.

Quelques mois plus tard, elle accompagne, la plus jeune, dépor­tée à 4 ans et demi, Evelyn Askolovitch, mère de Claude, journaliste de France Inter et collaborateur régulier de Vanity Fair. Elles se rendent à la marche blanche pour Mireille Knoll, dont on a retrouvé à Paris le corps lardé de coups de couteau et en partie calciné, un meurtre antisémite. Leur conversation a été filmée. « Evelyn m’a dit que ce crime l’a plus dévastée qu’aucun autre depuis la guerre car en brûlant cette vieille dame, on avait voulu effacer jusqu’à son existence, raconte la réalisatrice. Sous le choc, elle est restée cloîtrée chez elle pendant trois jours. »

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Toujours pour le long-métrage, le 28 mai 2018, la petite équipe va filmer une autre figure des Derniers, Esther Senot, venue parler de la Shoah au lycée Jean-Jacques-Rousseau de Sarcelles. La vieille dame lit la lettre d’un déporté devant la classe à laquelle on a montré l’épisode que Sophie Nahum lui a consacré. « Les événements qui se sont passés peuvent se repro­duire », insiste-t-elle. Dans la cour, après la séance, la prof confie qu’il n’y a presque plus d’élèves juifs dans cet éta­blis­sement public. Esther lui jette un regard amer, où passe le triste bilan de la montée de l’antisémitisme en France.

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Les Derniers

Avril 2019. Sophie réunit ses témoins pour un repas amical. Ils sont presque tous là, au moins les Parisiens. Deux d’entre eux sont morts. Une amie violoniste joue du Stéphane Grappelli. La caméra caresse lentement un visage ridé après l’autre, long plan séquence, et on a le cœur serré. Puis l’image s’arrête sur la réalisatrice qui, submergée par l’émotion, n’arrive pas à prononcer son petit discours de bienvenue. Elle voudrait les remercier, leur dire à quel point elle les admire. Janvier 2020, en visionnant les rushs, elle m’explique ce qu’elle parvenait mal à exprimer ce jour-là : « On dit qu’on leur doit le respect parce que ce sont des survivants. Oui, bien sûr, ce sont des miraculés. Mais moi je les admire surtout pour la façon élégante et courageuse dont ils ont construit leur vie après. » Elle me détaille la soif de vivre, la volonté folle dont ceux-là ont fait preuve à partir d’un tel chaos. Des semaines, parfois des mois après les avoir rencontrés, la réalisatrice a encore dans l’oreille leurs psalmodies d’anéantis. Victor qui soupire : « On n’est pas reparti de rien ; on est reparti de moins que rien. » Nicolas, qui répète en écho : « On n’était rien, absolument rien, on était des objets ». Et Ginette, encore elle, qui regrette de ne plus jamais avoir senti couler ses larmes depuis la guerre : « Mes sentiments, je les ai laissés au camp, je n’avais pas de volonté, je n’étais plus rien du tout. » Ils en sont ressortis anesthésiés, endurcis, à jamais convaincus de la capacité humaine de nuire. Asia ne voulait pas d’enfant. Son mari l’a menacée de la quitter. Elle n’a pas fait le second : « Un enfant, dit-elle à Sophie Nahum, je peux le cacher, mais deux, non ! »

D’ailleurs, a longtemps songé Armand, n’est-ce pas criminel de laisser naître un enfant dans un monde « capable de ça » ? Sophie Nahum, au fil de ses épisodes, tisse ensemble ces bribes d’humanité à laquelle, parfois, certains se sont accrochés. Robert lui a raconté comment le Dr Waitz lui a sauvé la vie pendant la marche de la mort en le cachant dans la charrette des prostituées qui l’ont recouvert de manteaux. La réalisatrice se souvient de cette mère qui, à Bergen-Belsen, réconfortait son Victor de 12 ans en lui répétant : « Si tu m’aimes, tu vas tenir. » Et il y a l’histoire de la ceinture, qui a scellé l’amitié entre Élie et Armand et la touche tant. Le premier a donné sa ceinture au second, doté d’un pantalon qui lui tombait sur les genoux, et n’a gardé pour le sien qu’une corde : « Là-bas, une ceinture, c’était un véritable trésor ! lui a confié Armand. Je considère qu’il m’a sauvé la vie. » Bien longtemps après, pour rire, Élie a demandé à son ami de lui restituer l’objet : « Ce qui est donné est donné », a répliqué Armand, qui lui a offert une ceinture Hermès.

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C’est la beauté de cette série. « On n’est pas obligé de parler de ce passé de façon déprimante », souligne Evelyn. On en sort ému et bizarrement dopé par la dignité de ces « derniers ». La réalisatrice a su laisser ses rescapés retracer l’addition des petits pas qui, peu à peu, les ont reconduits vers l’existence. À partir de rien, ce ticket de métro et les trois sous octroyés à l’hôtel Lutetia pour tout pécule. Puis il a fallu réapprendre des choses élémentaires. À dormir dans un lit, manger à table, retrou­ver son corps, sa tête, son cœur. Aimer, surtout. « Tous ceux qui, aujourd’hui, ont atteint ces âges canoniques, se sont très vite appuyés sur une âme sœur, qui les a compris pour longtemps », observe la réalisatrice. Il fallait bien quelqu’un pour les bercer lorsque les cauchemars qui hantent encore leurs nuits les ramenaient aux trains et aux chiens. Sophie Nahum raconte qu’après avoir erré dans les rues, adolescente perdue sans toit ni personne, Esther a voulu en finir. L’hôpital l’a sauvée, puis l’amour. Aujourd’hui, elle a trois enfants, six petits-enfants, six arrière-petits-enfants. « C’est ma revanche », a-t-elle soufflé à la réalisatrice. « Notre vengeance », a préféré dire Élie.

Les enfants n’ont pas tous bien réagi à la prise de parole tardive, parfois boulimique, de leurs parents. L’un d’eux, Victor Perahia, qui avait si longtemps refusé de répondre aux questions, a fini, contrit, par écrire son histoire sans le dire à personne et offert le texte pour ses 40 ans à son fils. Qui l’a très mal pris. C’était trop lourd. « Il n’a pas voulu être présent au tournage, relate Sophie Nahum. Sa sœur est venue, elle qui aurait tant aimé recevoir le texte en cadeau, tant elle avait assailli­ son père de questions restées sans réponse. » Beaucoup d’« enfants », eux-mêmes parents, ploient sous le poids de la souffrance des leurs. « Ma fille est plus traumatisée que moi de ce qu’on m’a fait », observe Yvette. Et Flora, le jour où elle reçoit la réalisatrice, le cache à la sienne, qui téléphone pendant le tournage : « Je lui ai promis de ne plus en parler, elle dit que ça fait monter ma tension. »

« Je danse sur le tragique, sourit Sophie Nahum, qui éprouve une tendresse folle pour ses témoins. À chaque fois, j’ai envie de les embrasser. Ils ont une telle humanité, un tel besoin de rapports affectifs vrais ! On voit encore le petit enfant en eux. » Maintenant qu’ils ont réussi leur vie, ils peuvent se retourner sur le passé dans l’espoir d’enseigner la vigilance contre la haine. Ginette le répète inlassablement : « La haine, vous savez, ça mène à Auschwitz. » Elle qui, depuis quelques années, court les lycées, soupire pourtant : « Je ne crois pas aux bienfaits de mes témoignages, on n’apprend rien de l’histoire. » Face à Sophie Nahum, tous sont d’un pessimisme noir, terrible, convaincus que l’actualité ne leur donne guère de raisons d’espé­rer. Lucette a encore la voix altérée lorsqu’elle évoque ces cris – « mort aux Juifs ! » – qu’elle a entendus il y a peu de sa fenêtre. « Mais je ne diffuse pas ces films pour qu’on aime les Juifs, je m’en fiche ! lance la réalisatrice. Simplement, si on ne fait pas preuve de lucidité et de courage, si on ne réagit pas, ça risque de se reproduire ailleurs, contre n’importe quelle minorité. » Le ton de Sophie s’est fait véhément. Elle aimerait tant dire à ses enfants que ses Derniers sont vraiment les derniers.

À lire : Les Derniers, rencontres avec les survivants des camps de concentration, par Sophie Nahum, Éditions Alisio

Le travail de Sophie Nahum est également à retrouver sur le site Les Derniers, sur Facebook et Instagram.