Comme la plupart des Français, Hamza Esmili a désormais beaucoup de temps pour regarder à travers sa fenêtre. Habitant dans une cité de la Plaine Saint-Denis [en Seine-Saint-Denis], il observe l’activité de la rue, en bas. C’est un fait : ils sont manifestement nombreux à ne pas respecter les mesures de confinement général imposées par le gouvernement. “Il y a moins de monde que d’habitude, mais ça reste encore très fréquenté, constate Esmili. Le confinement est un concept de bourgeois, explique ce sociologue enseignant dans une université parisienne. Cela implique de posséder une maison bourgeoise dans laquelle se retirer. Ça ne correspond pas du tout à la réalité ici.”

Aujourd’hui, quiconque quitte son domicile sans attestation ni raison valable s’expose à une amende de 135 euros [et plus encore, en cas de récidive]. C’est pourquoi bon nombre de citadins fortunés ont fui les grandes villes et ont pris leurs quartiers dans leur maison de vacances ou de campagne où l’assignation à résidence est moins pesante. Une option qui ne s’offre à quasiment personne en Seine-Saint-Denis.

Plus d’un demi-million de gens vivent entassés dans cette banlieue du nord de Paris. Les cités qui se dressent jusqu’à l’horizon derrière le stade de France sont les coulisses de ce que de nombreux Allemands n’aperçoivent que dans des vidéos de rappeurs et des films chocs : une mosaïque d’ethnies et de nationalités entourée de béton. Ces quartiers sont des milieux complexes, mais dans les médias ils sont surtout associés à deux choses : la pauvreté et la délinquance.

Des immeubles sales et délabrés

C’est aussi probablement à cause de cela que les mesures contre l’épidémie semblent si mal comprises ici. Sur les réseaux sociaux, de nombreux habitants se plaignent du fait que les espaces publics soient encore bondés. Vendredi 20 mars, on apprenait que 10 % de toutes les infractions aux mesures de confinement [recensées la veille] avaient été commises en Seine-Saint-Denis.

Hamza Esmili habite dans un bel appartement agréable à vivre, dit-il. Mais l’immeuble est extrêmement sale et délabré. Bon nombre de ses voisins travaillent comme journaliers sur des chantiers et vivent dans des appartements où il n’est pas possible de rester confiné. Il n’est pas rare que les gens partagent des lits. Pendant que les uns travaillent le jour et dorment la nuit, les autres font l’inverse : “Les gens ne dorment pas nécessairement dans leur logement.” Ils sont par ailleurs nombreux à ne pas posséder de logement. Alors comment pourraient-ils respecter les consignes du gouvernement et rester chez eux ?

Des mesures particulièrement difficiles

Le sociologue exprime également sa colère face au racisme à travers lequel l’opinion publique tend à analyser ces problèmes. Les habitants des banlieues – dont la plupart ont des parents d’origine immigrée – sont présentés comme des gens indisciplinés. Comme s’ils ne comprenaient pas qu’il fallait faire un effort au niveau national pour lutter contre le virus. Les médias en parlent déjà comme de loubards et autres fortes têtes squattant les entrées d’immeuble en dépit des règles, fumant des joints et insultant les policiers. En même temps, reconnaît le sociologue qui étudie les dynamiques des banlieues parisiennes depuis plusieurs années, il est vrai que “les gens ont un rapport différent à l’État. Il n’est pas étonnant qu’ils n’acceptent pas les consignes”.

Les mesures de confinement sont particulièrement dures pour les jeunes des banlieues, explique Esmili : 

Toutes les structures qui leur rendent la vie possible ici ont été fermées du jour au lendemain.”

Ici, les écoles, les aires de jeu, les terrains de basket, les skateparks et les équipements sportifs sont plus que des accessoires de loisir. Ce sont des sources d’équilibre pour des jeunes qui mènent souvent une vie peu structurée. Ce sont des échappatoires qui permettent de sortir des logements où vivent souvent trop de gens, dans trop peu d’espace.

Tensions sociales

Aujourd’hui, de plus en plus de gens redoutent ce qui pourrait se passer si les jeunes des banlieues perdaient leur sang-froid. Le Parisien, journal racoleur mais bien informé sur les banlieues, a rapporté quelques échauffourées durant la première semaine de confinement : mardi 17 [mars], un groupe de jeunes d’Aulnay-sous-Bois a mis le feu à des poubelles et attiré des policiers dans un guet-apens. Dans la commune voisine de Boissy-Saint-Léger, un jeune homme de 22 ans aurait résisté aux policiers qui voulaient le contrôler pour infraction au confinement. À Clichy-sous-Bois, banlieue internationalement connue depuis les émeutes de 2005, deux camions ont été incendiés et des policiers caillassés à coups de boules de pétanque dans la nuit.

La mairie de Clichy-sous-Bois ne confirme pas ces jets de boules de pétanque. Dans l’entourage du maire, on affirme que l’altercation avec la police est restée mineure, même si plusieurs véhicules ont été incendiés. Mais les tensions sociales affleurent tout particulièrement en ce moment, reconnaît un porte-parole de la mairie, car la situation est difficile quand des familles de six passent leurs journées ensemble dans cinquante mètres carrés et que les jeunes sont privés de toute activité. Une équipe de neuf travailleurs sociaux, dix policiers de proximité et autant de médiateurs municipaux est mobilisée pour expliquer personnellement aux habitants l’importance de respecter les mesures de confinement. On compte sur les parents – quand ils sont présents – pour s’occuper de leur famille.

Un exemple pour le pays

Même ici, personne ne peut se prononcer sur le risque d’émeutes dans les prochaines semaines. Du côté de la mairie, on assure que la situation a beaucoup changé par rapport à 2005. On a beaucoup fait pour les habitants, les immeubles ont été rénovés, des lignes de tram ont été créées et l’hostilité envers les pouvoirs publics est moins forte. Reste que l’atmosphère peut très rapidement changer et sans avertissement. Début 2017, l’arrestation brutale d’un jeune homme à Aulnay-sous-Bois [“l’affaire Théo” pour Théodore Luhaka] a donné lieu à plusieurs jours de manifestations. Un tel scénario alors que les hôpitaux sont surchargés par les patients du Covid-19 et que les forces de sécurité sont particulièrement tendues serait catastrophique.

Hamza Esmili lui-même, qui a étudié les cités les plus pauvres de Clichy-sous-Bois, ne se risque à aucun pronostic sur la situation sécuritaire. “La question se pose naturellement, mais c’est vraiment difficile à prévoir”, explique-t-il, soulignant que, dans cette lutte contre l’épidémie, c’est tout le pays qui pourrait peut-être prendre exemple sur les banlieues. Dans bon nombre d’immeubles délabrés, cela fait déjà des années que les ascenseurs ne fonctionnent plus et que les personnes âgées sont de fait confinées chez elles. Un réseau de jeunes est déjà en place pour leur faire leurs courses.