Femmes en Iran: “Mon intention est de montrer leurs bonheurs”

par Alexandra Nawawi
Les + du mag En 2020-2021

Les Iraniennes sont trop souvent caricaturées par les médias occidentaux, qui les réduisent à un voile. Pour faire évoluer les représentations, la photographe Mojgan Ghanbari travaille depuis près de sept ans sur son projet “Zanan”, qui signifie “femmes” en persan. Elle a documenté le quotidien de ses amies, de sa famille, de ses relations, captant l’intimité de celles qui vivent, s’amusent et résistent sans forcément militer.

Téhéran, mai 2013. Ce type de rendez-vous exclusivement féminin est particulièrement prisé des femmes mariées. Cela leur donne l’occasion de se soutenir mutuellement.
© Mojgan Ghanbari.

“Les femmes deviennent féministes sans savoir ce qu’est le féminisme.” La photographe Mojgan Ghanbari se réfère souvent à cette phrase de l’écrivaine et penseuse égyptienne Nawal El Saadawi. Née et élevée à Téhéran, la trentenaire se souvient avoir toujours revendiqué les mêmes droits et la même liberté que les garçons de sa famille. “Enfant, je me suis inscrite dans une équipe de football pour prouver que, même si j’étais une fille, je pouvais très bien m’en sortir avec un ballon. A 8 ans, j’ai vu ma tante en larmes, car elle voulait divorcer de son mari infidèle. Mais aucune loi ne pouvait lui venir en aide.”

C’était la première fois que Mojgan Ghanbari entendait parler de la loi sur le mariage, l’article 1.133 du Code civil autorisant les hommes à demander le divorce quand ils le souhaitent, contrairement aux femmes, qui doivent apporter des preuves d’une situation intolérable. “Cette scène m’a profondément marquée”, se remémore la photographe, qui ajoute qu’adolescente elle portait des vêtements masculins et parlait avec une voix grave pour se sentir plus libre.

Son projet documentaire, intitulé sobrement “Zanan” (qui signifie “femmes” en persan), a réellement débuté en 2014. Alors étudiante à Londres, Mojgan Ghanbari a ressenti, en vivant à l’étranger, le besoin de combattre certains clichés sur son pays, de donner une vision plus juste et nuancée.

Téhéran, mai 2014. En 2016, plusieurs femmes mannequins ont été arrêtées pour avoir agi “de façon non islamique”. Il leur est reproché entre autres d’avoir publié ces images sur les réseaux sociaux.
© Mojgan Ghanbari.

“Je ne suis pas moins iranienne parce que je m’habille différemment et que j’ai mes propres convictions, revendique-t-elle. Il fallait que je montre ce qu’est une femme moderne en Iran et la réalité de ce que nous vivons. Depuis quarante ans, nous sommes représentées en Occident principalement sous l’angle de l’oppression que nous subissons et du voile que nous sommes légalement obligées de porter. Or, beaucoup de gens confondent le hidjab et la burqa, qui couvre intégralement le corps et le visage. Cette perception erronée des femmes iraniennes en Occident est à mon avis dictée par les stéréotypes que véhiculent les médias.”

Azadeh Kian, sociologue franco-iranienne et directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l’université Paris-Diderot, partage cette analyse: “Depuis 1979, les femmes iraniennes sont représentées dans les journaux occidentaux soit vêtues de noir et brandissant des slogans comme ‘A mort les Etats-Unis’, soit s’amusant sur des pistes de ski car elles appartiennent aux classes aisées. Ce regard binaire est faux. Mojgan Ghanbari a raison de s’en insurger. Le niqab vient des pays arabes du golfe Persique, donc pas de l’Iran. En Afghanistan, la burqa est traditionnellement portée par les femmes pachtounes, qui appartiennent à une tribu spécifique. Le voile est un phénomène polysémique. En Iran, ce qui est obligatoire, c’est un foulard qui laisse le visage découvert et un manteau.”

Téhéran, 2015. Setayesh, 7 ans, joue avec le tchador de sa grand-mère pendant que celle-ci lui lit le Coran. L’étude du livre saint fait partie du programme scolaire pour tous les écoliers iraniens.
© Mojgan Ghanbari.

Entre la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeyni et la fin des années 90, les droits des femmes ont énormément régressé. Dans les rues de la capitale, les premières manifestations féministes contre les nouvelles lois islamiques se sont organisées dès mars 1979, un mois après la révolution. Azadeh Kian y a participé.

“Nous étions quelques dizaines de milliers dans la rue, se rappelle-t-elle. La résistance a commencé au lendemain de l’arrivée des mollahs. Mais pendant la première décennie postrévolutionnaire, l’Etat a réduit les femmes au silence sous prétexte que le pays était en guerre contre l’Irak [entre 1980 et 1988]. C’est au début des années 2000 que la mobilisation des groupes féministes, laïques comme musulmans, s’est organisée. Ces militantes ont uni leurs voix pour faire pression sur les dirigeants.”

A cette époque, l’activisme est collectif et s’exprime lors de manifestations, notamment à l’occasion du 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes. Ce fut le cas jusqu’au soulèvement populaire qui a suivi l’élection présidentielle de 2009.

Partie de cartes, banlieue de Téhéran, mai 2014. En l’absence de bars et de clubs, des fêtes privées sont organisées. A Téhéran, les villas sont le plus souvent éloignés du centre, ce qui limite les risques d’arrestation par la police.
© Mojgan Ghanbari.
Téhéran, 1er janvier 2019. Sara et sa petite sœur Sima lors du réveillon de la Saint-Sylvestre, chez des amis. L’aînée s’inquiète pour sa cadette, styliste. “Je ne peux pas supporter de voir son talent gâché par les pressions sur les artistes dans notre pays.”
© Mojgan Ghanbari.

“Ce qu’on a appelé le ‘Mouvement vert’ a été farouchement réprimé, poursuit Azadeh Kian. Beaucoup de militantes ont été obligées de quitter le pays. Un certain nombre a été emprisonné. A partir de là, le gouvernement d’Ahmadinejad [au pouvoir de 2005 à 2013] a imposé des restrictions très fortes: les actions contestataires et collectives ont quasiment disparu de l’espace public. Mais elles se sont maintenues de manière individuelle, comme quand on a vu ces jeunes femmes ôter leur voile dans la rue.”

Mojgan Ghanbari a choisi de se concentrer sur sa ville de Téhéran, capitale et cité la plus peuplée du pays avec 14 millions d’habitants. Elle a pointé son objectif sur ses amies, des amies d’amies, des membres de sa famille ou des femmes rencontrées par hasard. Une façon pour elle de raconter une résistance intime, dans le cadre de la sphère privée. Comme si de menus événements du quotidien – une cigarette, une fête, une étreinte – étaient autant de petites révoltes.

Ecole élémentaire, Téhéran, mars 2018. La séparation des filles et des garçons était déjà répandue dans les établissements scolaires publics du pays avant la révolution de 1979. Le voile étant obligatoire, les fillettes doivent le porter lors de toutes les activités, y compris sportives.
© Mojgan Ghanbari.

“Si j’ai intitulé mon travail ‘Zanan’, c’est que j’aime la simplicité de ce terme qui me permet de représenter toute la diversité et la complexité des expériences dont je suis témoin. Bon nombre de femmes d’aujourd’hui se sentent coincées entre la volonté de respecter les traditions et le désir d’épouser des valeurs de modernité et de liberté.”
Pour la plupart, ses modèles ont le même âge qu’elle et acceptent volontiers de participer à son projet pour apporter leur pierre à l’édifice.

La photographe comme l’universitaire constatent que le pouvoir fait désormais face à des jeunes femmes qui ont trouvé le courage de repousser les limites. “Les nouvelles générations ont beaucoup changé par rapport aux précédente”, remarque Azadeh Kian. Notamment grâce à l’éducation. Le taux d’alphabétisation des filles est le même que celui des garçons et avoisine les 100%. Et sur les quelque 4,5 millions d’étudiants inscrits dans les universités du pays, 62% sont des étudiantes. Y compris dans les filières techniques et technologiques.

Negin et son petit ami, Payam, lors d'une fête Téhéran, 2015. Le couple s’est marié en 2017 et vit ensemble en Amérique depuis 2019, après deux ans de relation à distance à cause de l’interdiction de voyager aux Etats-Unis frappant les Iraniens.
© Mojgan Ghanbari.
Mariage, Téhéran, juin 2014. La plupart des cérémonies se tiennent dans deux lieux: l’un pour les femmes et les enfants, l’autre pour les hommes. Mais il y a toujours des familles qui ignorent ces règles et organisent des célébrations mixtes.
© Mojgan Ghanbari.

Pourtant, au sein de la gent féminine, le taux d’emploi reste faible: 16%, selon les statistiques officielles. “En Iran, il y a énormément de femmes qui travaillent, précise Azadeh Kian. Les ouvrières, les couturières, les enseignantes ou les avocates existent. Mais souvent, elles ne sont pas déclarées et donc pas incluses dans les données officielles.”

En dévoilant de quoi est faite la vie quotidienne, Mojgan Ghanbari donne à voir leur lutte feutrée. “Mon intention est de montrer leurs préoccupations, mais aussi leurs bonheurs”, précise-t-elle. L’Egyptienne Nawal El Saadawi pourrait-elle écrire que les femmes résistent sans se savoir résistantes?

Partager l’article avec vos proches