Drapeaux et Dom Pérignon
Tout ce petit monde se retrouve donc ensemble du 7 au 10 mars. «Ces milieux de Kiev et de Moscou se connaissent très bien, ils passent leur temps dans les restos de luxe et à faire la fête jusqu’au bout de la nuit», poursuit Kristina Berdynskykh. Le lieu de prédilection des Ukrainiens est une terrasse en plein air au bas des pistes avec sa carte de 900 vins. «Plusieurs de mes sources estiment que le bouillon de culture a été cette terrasse bondée», commente la journaliste.
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Une autre version court. D’après la source principale de l’enquête, un oligarque ukrainien en villégiature dans la vallée, la circulation du virus pourrait s’être accélérée la nuit du 8 mars dans un club prisé des Russes et des Ukrainiens car c’est le seul endroit où on les autorise à danser sur la table, drapeau à la main, en buvant des magnums de Dom Pérignon au goulot. «C’était plein à craquer ce soir-là, les gens se postillonnaient littéralement dessus, on avait conseillé à plusieurs personnes de ne pas y aller», relate Kristina Berdynskykh.
«J’ai juste pris l’avion pour la Suisse, puis une voiture jusqu’à Courchevel pour un week-end romantique avec ma femme», répond le député Sergiy Chakhov à l’enquêtrice. De retour à Kiev, il vaque à ses activités au parlement, serre des mains, salue le nouveau premier ministre puis tombe malade. «Chakhov a provoqué une contamination en chaîne en infectant deux autres députés, et ces derniers leurs voisins dans les gradins», relève Kristina Berdynskykh.
Une juge du Tribunal de commerce de Kiev est hospitalisée. Des responsables des administrations régionales de Kharkiv (est) et Zaporijjia (sud-est) tombent malades. Une chanteuse de pop accepte de témoigner, puis se rétracte: selon plusieurs sources, son mari, fondateur du plus grand réseau de salles de fitness d’Ukraine, a attrapé le coronavirus. Tous sont allés à Courchevel, où l’on a aussi aperçu Andriy Bogdan, qui était jusqu’en janvier le chef de l’administration présidentielle.
Ce dernier est testé négatif au coronavirus et le communique sur les réseaux sociaux. Le parlement ukrainien cède néanmoins à la paranoïa, selon Kristina Berdynskykh. «Beaucoup de députés se sont mis en semi-isolation et veulent se faire tester», dit-elle. La journaliste n’en croit pas ses yeux lorsqu’elle voit débarquer, lors d’une session extraordinaire le 30 mars, tous les députés masqués et gantés. Plusieurs fêtards de Courchevel se font tester dans une clinique privée qui confirme 13 cas. Son directeur, persuadé d’avoir identifié le «cluster Courchevel», alerte les autorités. Le 30 mars l’établissement aurait été perquisitionné par des agents des services secrets qui soupçonnent des cas de Covid-19 dissimulés.
«Chambres VIP»
Les cliniques privées ayant reçu l’interdiction de soigner les malades du Covid-19, un hôpital public proche du quartier gouvernemental se prépare à l’afflux. Des «chambres VIP» y sont aménagées, avec infirmières personnelles et chauffeurs. Mais le site d’investigation Bihus.info découvre le pot aux roses. Le chef de l’Etat doit intervenir. «Il n’y aura pas de chambres de luxe pour les membres du Comité central, ironise Volodymyr Zelensky. Vous serez placés dans les mêmes hôpitaux que vous avez construits dans ce pays durant trois décennies. Peut-être qu’alors vous comprendrez ce que c’est de ne pas être soigné en Suisse ou en Israël.»
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Depuis la semaine dernière, les frontières ukrainiennes sont fermées. Selon un spécialiste en maladies infectieuses de Kiev contacté par Le Temps, les chiffres de la contamination – 1000 cas avérés vendredi – sont «dramatiquement sous-estimés, il faut les multiplier par 200 ou 300». La vague devrait frapper l’Ukraine fin avril. «Les malades de Courchevel ont de la chance, ils sont parmi les premières victimes», constate Kristina Berdynskykh. «Les milliardaires, les politiciens et les juges vont se confronter à l’état délabré de la médecine publique ukrainienne, alors qu’ils n’ont jamais mis le pied dans un hôpital public. Cette fois, ils n’ont pas de porte de sortie.»