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Paul Ariès: «Les crises donnent plus souvent naissance à des Hitler et des Staline qu’à des Gandhi»

L’essayiste français, connu pour ses écrits sur la décroissance et l’acroissance, perçoit cette crise sanitaire comme un extraordinaire révélateur de faiblesses que l’on avait oubliées. Il n’est pas convaincu que le monde en sortira changé. Mais il l’espère

Paul Ariès: «La décroissance, ce n'est pas quand les gens se serrent la ceinture. Penser ça, c'est manquer d'imagination! C'est pourquoi je me définis plutôt comme un objecteur de croissancer, un défenseur de l'acroissance»  — ©  FRED DUFOUR/AFP
Paul Ariès: «La décroissance, ce n'est pas quand les gens se serrent la ceinture. Penser ça, c'est manquer d'imagination! C'est pourquoi je me définis plutôt comme un objecteur de croissancer, un défenseur de l'acroissance»  — © FRED DUFOUR/AFP

Paul Ariès doit être content, il va l’avoir, sa décroissance. C’est la réflexion que nous nous sommes faite, la semaine dernière, en prenant contact avec l’un des intellectuels français les plus réputés dans les questions de décroissance. Ou plutôt, insiste-t-il, «de l’acroissance». Comprenez: la croissance différente, raisonnable, centrée sur l’humain et la préservation des ressources.

Nous nous sommes aussi demandé si Paul Ariès allait oser se réjouir de ce coup de frein historique, alors que l’on en est encore à compter presque en direct les confinés, les malades et les morts partout autour du globe.

A vrai dire, l’essayiste vogue entre les deux sentiments. Cette crise sanitaire sert de révélateur économique, écologique, sociétal et politique. Et ce qu’elle montre, c’est que l’on avait «oublié notre fragilité», relève-t-il. En cela, elle a un effet positif. Il se montre par contre plutôt pessimiste sur les leçons que l’on tirera de cet immense bouleversement de nos habitudes et de nos équilibres. Même s’il entretient un espoir, mince, sur nos comportements à l’échelle individuelle.

Le Temps: Quel est le premier enseignement à tirer de cette crise sanitaire?

Paul Ariès: Elle est un rappel nécessaire de notre extrême fragilité. C’est un démenti brutal au fantasme d’immunité dans lequel nous vivions. On se croyait tout-puissants.

Qu’entendez-vous par «tout-puissants»?

Comme si notre société pouvait éviter, comme par miracle, une épidémie de grande ampleur! Comme si nous étions devenus les maîtres du monde, de la nature et des virus. Les épidémies ont marqué notre histoire et continueront à le faire. Un simple exemple prouve que l’on avait succombé à ce sentiment de toute-puissance: nous pensions que l’on pouvait totalement délocaliser la production de masques, que l’on n’avait pas besoin de stocks. On avait cette foi un peu béate en la volonté et en la capacité du reste du monde à nous fournir des masques. Désormais, on veut être autonome dans ce domaine.

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Nous avons aussi perdu de nombreux lits d’hôpitaux ces dernières années pour des raisons budgétaires. C’est pour cela que je dis que cette crise nous rappelle notre extrême fragilité. Et la fragilité n’est pas une faiblesse! Une civilisation n’est grande que par rapport à la gestion de sa fragilité. Avec cette question: que fait-on des plus fragiles?

Et donc, que fait-on des plus fragiles?

On le voit assez nettement aujourd’hui. Dans les pays développés, ceux qui souffrent le plus de cette crise, ce sont les naufragés de la société, par exemple les SDF. Ces personnes sont en très grande souffrance, et pas seulement d’un point de vue sanitaire.

On découvre aujourd’hui que l’on a davantage besoin de caissiers, d’éboueurs et d’enseignants que de traders et de dieux du stade

La classe moyenne aussi souffre davantage que les plus aisés?

Avec la généralisation de l’école à la maison, la fracture numérique apparaît en tout cas au grand jour. Nous le savions déjà que des familles n’avaient pas les moyens d’avoir tout le matériel nécessaire chez elles. Désormais, c’est criant.

Le coronavirus renforce donc les inégalités?

La semaine dernière, en l’espace de quelques heures, deux annonces sont tombées. C’était frappant. Les Etats-Unis débloquaient 2000 milliards de dollars pour relancer leur économie. De son côté, l’ONU lançait un plan humanitaire mondial, avec un appel aux dons de… 2 milliards de dollars. Même cette crise, tellement particulière, ne remet pas en cause des inégalités obscènes.

Peut-on considérer qu’en un sens vous êtes satisfait qu’elle frappe ce système capitaliste et globalisé que vous décriez?

Satisfait, non, parce que les dégâts humains sont et vont être considérables. Mais elle devrait être une occasion pour nous forcer à mieux réfléchir. La chance nous est par exemple offerte de re-hiérachiser les métiers. La santé, l’éducation… Ce sont des fonctions tellement primaires qu’on les a dévalorisées. Et l’on découvre aujourd’hui que l’on a davantage besoin de caissiers, d’éboueurs et d’enseignants que de traders et de dieux du stade. J’espère que cette reconsidération sera suivie de revalorisations sociale et salariale.

Pour les défenseurs de la décroissance, ce moment d’histoire est-il une opportunité?

Personne n’avait vu venir cette crise, évidemment. Mais nous sommes nombreux à avoir prévenu de l’arrivée d’une crise majeure, systémique, qui affecterait tous les domaines: médical, financier, économique, social, démographique, scientifique, numérique… Nous y sommes.

On aurait dû davantage vous écouter?

Ce n’est pas ce que je dis. Cette crise doit tous nous amener, y compris les décroissants et les écologistes, à beaucoup de modestie. On s’attendait davantage à une crise énergétique, ou à une crise sociale généralisée. Mais si cette crise systémique avait été d’une autre nature, elle aurait eu les mêmes conséquences.

Quel danger percevez-vous?

Il y a le risque d’un renfermement sur soi. On va chercher un bouc émissaire, un coupable. C’est humain de faire ça, mais il faut y faire attention. Regardez la Chine et les Etats-Unis, qui s’accusent l’un et l’autre d’être à l’origine de la pandémie.

Plus localement, n’y a-t-il pas une plus grande solidarité aujourd’hui?

Solidarité, oui, mais en France, par exemple, les Parisiens qui sont partis à la campagne sont très mal accueillis. On les soupçonne d’être des vecteurs de la maladie. Ou l’Eglise catholique… Certains évêques parlent d’une colère de Dieu, d’un jugement condamnant l’homosexualité ou l’avortement.

Vous êtes pessimiste sur ce que l’on retiendra de cette période?

Les guerres mondiales ou la crise de 29… Elles n’ont pas permis de réenchanter le monde. Non, je ne suis pas certain que l’on apprenne. L’après-crise? Est-ce qu’on va re-hiérarchiser nos priorités? Je n’en suis pas convaincu. On est sur un chemin de crête, tout est possible. Les crises donnent plus souvent naissance à des Hitler et des Staline qu’à des Gandhi.

On vous sent résigné

J’ai un espoir, limité: que cette crise puisse révéler de nouveaux modes de vie, de nouvelles habitudes. Tout va dépendre de ce que les gens feront de cette crise. Il ne peut y avoir un mieux que s’il y a basculement.

Un nouveau système?

Une société fondée sur la croissance, comme la nôtre, mais sans croissance, je n’y crois pas. Le capitalisme, c’est comme une bicyclette. Si on s’arrête, on se casse la figure. La solution, c’est de revisiter le système, pas de revenir en arrière. Il y a d’ailleurs un schisme à ce sujet au sein des milieux décroissants. La décroissance, ce n’est pas quand les gens se serrent la ceinture. Penser ça, c’est manquer d’imagination! C’est pourquoi je me définis depuis plusieurs années plutôt comme un objecteur de croissance, un défenseur de l’acroissance, et non pas de la décroissance.

Il faut voir l’agitation tout à fait heureuse qui règne désormais autour des boîtes à livres. Les échanges, la gratuité, il faut s’en inspirer

Décroissance, acroissance, quelle est la différence?

Il faut s’inspirer des formes de vie précapitalistes, l’entraide entre voisins, entre membres de la même famille, etc. On redécouvre aussi aujourd’hui l’importance de l’autoproduction. Les chemins sont forcément nombreux. Certains ont été oubliés, méprisés, négligés. Mais ils sont un réservoir pour repenser l’avenir. Les exemples sont multiples.

A quoi pensez-vous, par exemple?

Au grand dam de certains, j’imagine, les librairies sont fermées. Mais il faut voir l’agitation tout à fait heureuse qui règne désormais autour des boîtes à livres. Les échanges, la gratuité, il faut s’en inspirer.

La gratuité et le troc peuvent changer le monde?

Pour que ces pratiques gagnent en importance, cela nécessite des investissements importants. Mais il ne s’agit pas des mêmes plans de relance que ceux qui sont annoncés aujourd’hui. Pour instaurer la gratuité des transports publics au Luxembourg, il a fallu investir des sommes inédites, ça ne s’est pas fait tout seul. Ce qui compte, c’est la direction que l’on donne à ces investissements.

Est-ce l’occasion, aussi, d’investir davantage dans la transition écologique?

En tout cas, cette crise est aussi une crise écologique. Nous sommes nombreux à avoir expliqué que l’effondrement de la biodiversité est un facteur favorisant le développement des épidémies. On sait désormais que l’une des causes premières, c’est la destruction des habitats naturels des animaux. Il est important de penser cette crise de ce point de vue également.

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Larry Fink, le patron du fonds d’investissement BlackRock, affirme que «le monde sera différent» après cette pandémie. Que «partout, les gens repensent fondamentalement la façon dont nous travaillons, achetons, voyageons et nous réunissons». Vous êtes d’accord avec lui?

Dire que le monde de demain sera différent de celui d’aujourd’hui n’engage jamais à grand-chose. La question est de savoir s’il sera meilleur ou pire, si nous en finirons avec l’incapacité à se donner des limites. J’ai la conviction que tant que ce seront des fonds d’investissement qui mèneront le bal, rien ne pourra changer. Mettons-nous au contraire à l’écoute des gens ordinaires, ou comme disait le philosophe Pierre Sansot, «des gens de peu».