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Libération
Récit

Le régime syrien reconnu coupable d'attaques chimiques

Les enquêteurs de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques ont conclu que Damas était responsable de trois attaques, au sarin et au chlore, contre la ville de Latamné en 2017. Moscou avait tenté de bloquer les investigations.
par Luc Mathieu
publié le 9 avril 2020 à 15h42

Le 24 mars 2017, vers 6 heures du matin, dans un champ de Latamné, petite ville de la province de Hama, une explosion particulière s’est produite. Les habitants habitués aux bombardements de l’armée syrienne n’ont pas reconnu le bruit. Ce n’était pas celui d’un missile classique, tiré par un avion, ou celui d’un baril d’explosifs largué depuis un hélicoptère. Ils n’ont pas non plus senti une odeur de chlore. Moins de bruit, et pas d’odeur.

En juin 2018, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) avait conclu que l'explosion inhabituelle était en réalité une attaque à l'arme chimique, au sarin, un neurotoxique banni des conventions internationales. Mercredi, une autre équipe d'enquêteurs de l'OIAC a rendu son rapport : l'armée syrienne est responsable. Les enquêteurs ont abouti aux mêmes conclusions pour deux autres bombardements à Latamné, le 25 mars, au chlore, et le 30 mars, au sarin. Les trois attaques ont fait jusqu'à 3 morts et plus de 108 blessés, selon l'OIAC. L'objectif des frappes chimiques est plus de terroriser la population et les combattants que de les tuer.

Damas a condamné le rapport jeudi, le qualifiant de «trompeur», et contenant «des conclusions infondées et fabriquées». Damas n'a jamais reconnu avoir perpétré une attaque chimique alors que près de 350 ont été recensées depuis le début du soulèvement 2011 par l'Institut de politique publique globale, à Berlin. La Syrie a été obligée d'adhérer à l'OIAC, où sont représentés 192 autres pays, après le bombardement de la Ghouta au sarin en août 2013. Plus de 1400 personnes avaient été tuées, selon MSF. La Russie tente depuis plusieurs années d'empêcher l'OIAC d'enquêter et de désigner l'auteur des bombardements chimiques. Soit par le biais de son droit de véto au Conseil de sécurité, soit en essayant de bloquer le budget de l'organisation ou de la discréditer via des campagnes de désinformation.

«Le régime Assad est responsable de nombreuses attaques chimiques»

Les pays occidentaux ont, eux, salué la publication du rapport d'enquête. «Ce travail indépendant et impartial de l'OIAC conclut que du sarin et du chlore ont été utilisés par des unités de l'armée de l'air du régime syrien. Il revient à présent aux membres de la communauté internationale d'agir, dans les enceintes multilatérales pertinentes, et de tirer les conséquences des conclusions de ce rapport», note le Quai d'Orsay. «Aucune désinformation des soutiens d'Assad en Russie et en Iran ne pourra cacher le fait que le régime Assad est responsable de nombreuses attaques chimiques», a déclaré le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo.

Le rapport publié mercredi, long de 82 pages, est précis et circonstancié. Il décrit les méthodes d'enquêtes, les sources utilisées et les refus de collaborer du régime de Damas. Il se base sur des témoignages, des vidéos, des images satellites, des analyses de restes de munitions, des dossiers médicaux de victimes. Il permet de retracer le déroulé des attaques et d'imputer leur responsabilité «aux plus hauts niveaux de l'armée». Les noms des responsables incriminés ont été supprimés du rapport rendu public.

Les bombardements chimiques sur Latamné étaient passés relativement inaperçus. Mais quelques jours plus tard, le 4 avril, la ville de Khan Cheikhoun, dans la province voisine d'Idlib, était visée. La frappe, chimique elle aussi, avait tué plus de 80 personnes. En représailles, le président américain Donald Trump avait ordonné des tirs de missiles contre des bases militaires syriennes.

Les deux villes étaient alors sur la ligne de front. Latamné est proche de l’autoroute M5, qui relie Alep, la grande ville du nord, à Damas, la capitale. Une voie vitale pour le régime syrien. Il a fini par la reprendre début février, après une nouvelle offensive sur Idlib.

En 2017, Latamné était contrôlé par les jihadistes d'Hayat Tahrir al Sham et plusieurs autres groupes armés. Face à eux, l'armée nationale, l'armée de l'air et les forces dites du «Tigre», considérées comme une unité d'élite du régime. L'offensive était alors dirigée par le chef d'Etat major, le numéro deux des forces armées syriennes.

Anciens stocks de Sarin

Le 24 mars, des habitants de Latamné repèrent un avion syrien au-dessus de la ville. L'un d'eux le voit effectuer une sorte de «piqué». Les enquêteurs de l'OIAC ont croisé leurs témoignages avec des données de vol et des images satellites. Il s'agit d'un Soukhoï Su-22 de l'armée syrienne, qui a décollé entre 5 h 30 et 6 heures de la base voisine de Shayrat.

Le lendemain, vers 15 heures, c’est l’hôpital de la ville qui est visé. Une bombe, cylindrique, tombe sur le toit et le traverse en relâchant du chlore. Au moins 30 personnes sont intoxiquées. L’attaque a cette fois été perpétrée par un hélicoptère, qui avait décollé de la base de Hama.

Le 30 mars, nouveau bombardement, non loin de celui du 24 mars. Un Su-22, une nouvelle fois parti de Shayrat et qui largue la même bombe, dite M4000, contenant du sarin. Plus de 60 personnes sont affectées.

Le régime de Damas ne devrait théoriquement plus avoir de stocks permettant de produire du sarin. Il s’était engagé à les détruire lors de son adhésion à l’OIAC. Mais, selon l’organisation, les composants du sarin utilisé à Latamné correspondent à ceux de ses anciens stocks. Leurs conclusions précises sont classifiées, mais accessibles aux pays membres.

Ce n'est pas la première fois que Damas et son armée sont jugés responsables d'attaques chimiques par une instance internationale. En 2017, le mécanisme dit JIM, qui regroupait des enquêteurs de l'OIAC et de l'ONU, avait conclu à sa culpabilité pour plusieurs bombardements au sarin et au chlore, dont celui de Khan Cheikoun, qui avait déclenché des frappes américaines en représailles.

Véto russe

Les rapports du JIM avaient ulcéré la Russie. Moscou avait d'abord avancé différentes versions, parfois contradictoires, pour dédouaner Damas. Les diplomates russes avaient poursuivi l'offensive au Conseil de sécurité. Avec succès. En novembre 2017, ils mettaient leur véto au renouvellement du mandat du JIM. La commission d'enquête était morte.

Dans les mois qui ont suivi, les pays occidentaux, dont la France, ont répliqué à l’OIAC. Leur idée : étendre les prérogatives de l’organisation et permettre à ses enquêteurs de ne pas seulement déterminer si une attaque est chimique ou non, mais de désigner ses auteurs. Sans surprise, la Russie s’y oppose lors du premier vote, en juin 2018. Mais elle n’est suivie que par 27 pays. La commission d’enquête, dite IIT, est créée.

En novembre 2019, nouvelle tentative russe, cette fois pour bloquer le budget de l'organisation. L'échec est encore plus patent ; Moscou n'est soutenu que par 19 pays. Les enquêteurs peuvent travailler. Des investigations sont en cours sur six autres bombardements perpétrés entre 2014 et 2018.

Leur rôle s'arrête à désigner les responsables, pas à les juger. «L'usage d'armes chimiques par quiconque, où que ce soit, est intolérable et l'impunité est tout aussi inacceptable. Il est impératif d'identifier et de tenir pour responsable ceux qui les ont utilisées», a déclaré mercredi le porte-parole des Nations unies Stéphane Dujarric. Une position partagée par la France, les Etats-Unis, l'Allemagne et le Royaume-Uni. «La communauté internationale doit réagir immédiatement, a déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas. Elle doit s'assurer que les responsables soient traduits devant la justice.» L'Union européenne a également demandé des sanctions.

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