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Il n’y a plus d’après, la catastrophe est là

La crise sanitaire est l’occasion d’une vive émulation intellectuelle sur l’« après », explique l’auteur de cette tribune. Mais pour lui, « après » n’a plus aucun sens dans un monde où la catastrophe s’est installée du fait des humains. L’unique horizon est de « freiner l’emballement de la machine pour éviter le chaos ».

Noël Mamère est écologiste. Il est l’auteur de L’écologie pour sauver nos vies (Les petits matins), à paraître fin mai.


Au moment où philosophes, sociologues, économistes, think-tanks et politiques phosphorent sur le « jour d’après » et pensent « le monde d’après », il n’est pas inutile de s’interroger sur les limites de cet exercice en forme d’exorcisme qui suscite une mobilisation intellectuelle comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. Le monde ayant bougé beaucoup plus vite que ceux qui prétendent l’éclairer, il fallait rattraper le retard… Mais il n’est pas sûr qu’ils soient en mesure de le rattraper !

S’ils considèrent cet « après » comme la sortie d’une guerre, ils font fausse route, parce que le Covid-19 n’est pas un acte de guerre et qu’il était totalement prévisible, comme le prouvent les témoignages des scientifiques dont les langues se délient de plus en plus pour mettre en évidence une impréparation sidérante de l’appareil d’État d’hier et d’aujourd’hui.

Après une guerre, quand les canons se sont tus et que les accords de paix ont été signés, on reconstruit, on « relance » l’économie, on repart sur de nouvelles bases politiques, on entre dans le « jour d’après » qui nous promet l’avenir radieux et accouche des « Trente Glorieuses »… du dérèglement climatique et de la chute vertigineuse de la biodiversité.

Nous savons que la machine infernale est lancée et qu’il n’existe pas de bouton au sigle « stop » 

Après ce printemps sans fleur ni muguet à offrir, sans premier bain à la mer, privés des odeurs de la nature en fête, nous savons tous que demain ressemblera à aujourd’hui et que « les jours d’après » risquent d’être pires que ce que nous avons connu jusqu’à ce violent choc planétaire qui devrait nous valoir avertissement. D’une certaine façon, le catastrophisme est derrière nous. Parce que nous savons que la catastrophe est là, avec son lot de nouvelles pandémies à venir, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies gigantesques, de canicules, de conflits armés pour le contrôle des ressources, de migrations massives… Et que la seule question qui est devant nous est : comment allons-nous faire pour nous adapter aux bouleversements que nous avons provoqués ? Nous savons que la machine infernale est lancée et qu’il n’existe pas de bouton au sigle « stop » sur lequel appuyer pour l’arrêter.

Comme les ingénieurs de Tchernobyl, nous avons joué aux apprentis sorciers et il ne nous reste plus comme solution que de colmater les fuites, autrement dit, de freiner l’emballement de la machine pour éviter le chaos. Voilà pourquoi on est en droit de se dire que toutes ces réflexions sur le « jour » ou « le monde d’après » ne sont peut-être qu’une variante du déni de ce qui nous attend. Tchernobyl et Fukushima, nous ont pourtant appris « qu’après » ne veut rien dire quand des milliers de kilomètres carrés restent interdits d’accès aux familles qui y vivaient, à leur descendance et à tout être humain pour des centaines d’années, que des enfants naissent encore avec des malformations en Ukraine et en Biélorussie…

Comparaison ne vaut peut-être pas raison, mais ne sommes-nous pas aujourd’hui dans une situation comparable où il nous est impossible d’effacer les traces de dégâts irréversibles sur le vivant qui obscurcissent l’avenir de l’espèce humaine sur cette planète ? Nous pouvons toujours nous évertuer à « penser » le monde d’après tout en sachant qu’il n’y a plus d’après. Dans notre « novlangue » d’aujourd’hui « après » veut dire « encore ». Ça rassure et apaise, mais ce n’est qu’un peu de brouillard en plus sur la montagne de nos angoisses existentielles.

« Nous savons ces choses, mais nous ne les croyons pas »

C’est en effet plus rassurant d’imaginer que nous sommes en mesure de changer ce monde si cabossé plutôt que d’accepter que nous ne pourrons que le réparer… à condition de se doter des outils adaptés. « Nous savons ces choses, mais nous ne les croyons pas », écrivait Jean-Pierre Dupuy en 2002 dans son essentiel Pour un catastrophisme éclairé (Seuil. 2002) qu’il avait judicieusement sous-titré « Quand l’impossible est certain ».

Parce que nous savons maintenant avec certitude que ce que nous pensions « impossible » est « certain », la question du « jour d’après », conçue comme la « sortie » d’une guerre pour « entrer » dans une ère nouvelle, apparaît comme une forme d’échappatoire. Nous pourrons chercher longtemps la sortie par la grande porte, mais nous ne la trouverons pas. C’est trop tard. Il ne nous reste que les issues de secours.

Parce que le monde d’aujourd’hui a préempté celui de demain, « penser le monde d’après » ressemble à une grande opération de diversion qui permet d’éviter d’accepter toute la vérité sur ce que nous avons fait subir à notre milieu de vie. C’est si radical et si vertigineux qu’il est difficile de vivre avec tous les jours. Le Covid-19 agit comme le révélateur de cette rupture anthropologique qui remet en cause notre conception du progrès et de la modernité, constitutive du « monde d’avant ». « Penser le monde d’après » n’est peut-être que l’expression de cette nostalgie en même temps qu’une manière de conjurer la peur du chaos. Il faut bien s’inventer des lendemains qui chantent dans un monde qui a condamné les oiseaux au silence.

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