Editorial 

Le livre, produit de première nécessité !

Serge Raffy

Serge Raffy

LE CLIN d’ŒIL DE SERGE RAFFY. Tabacs ouverts, librairies fermées : une situation ubuesque, quasi scandaleuse, qui met en danger de mort le monde du livre, abandonné à Amazon. Franck Riester, ministre de la Culture, envisage la réouverture du secteur. Le temps presse.

Il y a un mois, au moment de l’annonce de la mise en place du confinement, le gouvernement se gargarisait d’être le grand défenseur des libraires contre l’ogre Amazon. Ne riez pas. Le message de nos ministres était beau comme un jour sans décès en réanimation. On allait voir le génie français à l’œuvre. Les libraires ne seraient pas laissés au bord de la route. Non, au grand jamais, le pays de Voltaire et de Victor Hugo n’abandonnerait ses « invisibles », ses petits soldats vendeurs de livres, ces marchands de bonheur, chantres du commerce de proximité, diffuseurs de culture dans nos quartiers et nos villages.

Enfin, le temps de s’adonner à la lecture sans restriction

N’étaient-ils les parangons de la vertu française, uniques, comme le prix du livre imposé en son temps par Jack Lang ? Or, depuis près de cinq semaines, aucune décision concrète, à l’exception, comme dans tous les secteurs, d’aide aux salariés. Le fonds d’intervention de l’Etat pour éviter des centaines de faillites réclamé à cor et à cri par le Syndicat français du Livre ? En attente. Dramatique paradoxe : jamais les Français n’ont eu l’occasion, et le temps, de s’adonner à la lecture sans restriction, de replonger dans les classiques de la littérature. Relire Dostoïevski, Jack London, Albert Camus, Balzac, Albert Cohen, Stefan Zweig. Se replonger dans la poésie, Desnos, Tzara, Aragon, Guillevic. Et tant d’autres, la demande est énorme.

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Hélas, pendant la crise, le monde d’avant n’a jamais autant prospéré, celui d’Amazon, profitant de la fermeture stupide des librairies, se trouvant ainsi en situation de monopole absolu, ou presque, sur le marché du livre, n’ayant plus que le livre numérique comme concurrent. Une goutte d’eau dans l’océan. Comment expliquer aux amoureux du livre qu’on laisse les bureaux de tabac, diffuseurs de cancers, ouverts aux quatre vents, alors qu’on boucle leurs libraires ? Ces derniers ne seraient pas capables d’imposer les règles de distanciation appliquées aux commerces de bouche ? Leurs clients, ces irresponsables notoires, ceux qui refusent d’abandonner le destin du marché du livre au monstre américain, roi de la défiscalisation et du salariat au rabais, ne respecteraient pas les règles ?

Bien sûr, certains tentent de sauver leur activité en organisant des livraisons à domicile. Mais ils restent minoritaires. Que salons, festivals et autres manifestations, les grandes messes du livre, pourtant vitales pour l’industrie de ce secteur, aient été annulés, cela coulait de source. Les rassemblements de masse sont des nids à virus, tout le monde le comprend et l’accepte sans rechigner. Mais les petites librairies ? Aux Pays-Bas, par exemple, le gouvernement n’a pas cédé à la panique en accordant ce bol d’oxygène de la non-fermeture des librairies, accompagnée de règles strictes : distance de 1,50 mètre entre les clients, port du masque, pas plus de trois personnes en même temps dans les rayons. Et bien sûr, lavage de mains à l’entrée et la sortie de l'’établissement.

La survie du monde du livre est au cœur de notre civilisation

Pourquoi la France ne tenterait-elle pas d’imiter nos voisins bataves, avant la grande catastrophe, la disparition programmée de ce qui fait notre patrimoine culturel ? Notre ministre de la Culture, Franck Riester, vient de confesser qu’il y était favorable. Bien sûr, il faudra contrôler les circuits de distribution avec une rigueur accrue, protéger davantage les salariés des imprimeries, des sociétés de courtage, etc. La survie du monde du livre n’est pas une question secondaire. Elle est au cœur de notre civilisation. Certes, il faudra organiser ce retour avec prudence et sérieux, sans emballement. L’exemple italien, où la réouverture intempestive des librairies, ces derniers jours, est accusée de participer à la remontée de la pandémie, nous incite à l’humilité et à la circonspection.

Il reste une évidence : à l’heure où notre président nous annonce un changement radical de paradigme en matière économique, feu la mondialisation, où l’éloge des circuits courts commence à circuler chez nos technocrates même les plus libéraux, où le mot « solidarité » fleurit chez bon nombre de députés de la majorité, quel meilleur exemple que la réouverture des librairies pour vanter le « nouveau monde », celui d’une nouvelle citoyenneté, plus humaine, plus proche ? Tout l’inverse du monde d’Amazon. Pourquoi attendre, monsieur le président ?

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