François Busnel : “Il y a dans l'art plus de choses à admirer qu'à mépriser”

Le journaliste littéraire et producteur propose sur France Télévisions un nouveau rendez-vous adapté au confinement: la P'tite librairie, dans laquelle il présente chaque jour un conseil de lecture en une minute trente. 
François Busnel “Il y a dans l'art plus de choses à admirer qu'à mpriser”
Franck Courtes

L’idée de la P’tite Librairie est-elle née dès le début de la crise?

Non, Delphine Ernotte (PDG de France Télévisions) et Takis Candilis (le numéro 2 de France Télévisions) m’ont proposé ce format à la mi-avril, avec une logique de confinement sur le fond et sur la forme. Sur le fond car j’ai carte blanche, je n’ai pas d’autre choix que de vider les bibliothèques de ma maison. Et sur la forme car je me filme avec une seule caméra, sans lumière, sans décor. Journalistiquement, cela m’a amusé de relever le gant de la forme courte.

Comment choisissez-vous les livres de cette nouvelle collection ?

À l’estime, comme lorsque je fais de la voile, plaisir dont je suis actuellement privé...Dans le journalisme, je ne crois pas à la subjectivité mais à l’honnêteté, il s’agit d’être un passeur qui dit avec honnêteté ce qui me touche et qui peut toucher ceux qui nous lisent, nous regardent ou nous écoutent. Je vais donc parler des gens que j’estime et que j’admire. Il y a cette belle phrase dans La Peste de Camus, que je viens de lire au début du confinement: “Ce que nous apprend le fléau, c’est qu’il y a en l’homme plus de choses à admirer qu’à mépriser.” C’est exactement la devise de la Grande Librairie, et de la P’tite Librairie: il y a dans l’art plus de choses à admirer qu’à mépriser. Et d’autant plus dans une époque qui cherche sempiternellement à traquer ce qui ne vas pas, la petite bête d’un film, le petit défaut d’un livre, ce qui est trop ceci, pas assez cela. Ce qui nous arrive, c’est-à-dire le côté subi de cette épidémie, va peut-être, je l’espère, nous permettre de voir les choses sinon avec bienveillance, car ce mot est mis à toutes les sauces, en tout cas en nous plaçant davantage du côté de l’admiration, car il existe tant de livres à admirer. Je vais donc effectuer des choix très variés, je vais parler de Nina Bouraoui, et de son dernier roman Otages, de l’excellent polar de Benoît Séverac Tuez le fils, mais aussi des Essais de Montaigne, du Comte de Monte-Cristo, de L’Iliade et L’Odyssée...et quelques écrivains américains, évidemment.

La période peut-elle rebattre les cartes dans notre rapport à la lecture ?

Je me garde de toute forme de commentaires parce que je ne suis pas à l’aise dans le rôle de l’expert qui donne des formules définitives, mais je l’espère. Le confinement va provoquer deux choses: l’envie de s’évader; et la solitude, qui est un peu comme le mariage: c’est formidable sauf lorsqu’on vous l’impose. J’adore prendre ma canne à pêche et partir une semaine sans voir personne, mais quand on me l’impose ça m’amuse moins. Manifestement, les gens ont commencé à s’évader en se précipitant sur Netflix, mais désormais ils voient qu’il y a une autre manière, plus simple, c’est le livre. Il permet à la fois de s’évader, mais aussi de vous recentrez sur votre vie intérieure, ce que ne permet pas le cinéma ou les séries. Un bon livre, c’est celui qui va soulever les questions qui sont celles qu’en réalité vous n’osez pas vous poser à haute voix de peur peut-être de chambouler votre vie. Un livre réussi joue ce rôle, et je crois qu’en ce moment les gens ont besoin d’une vie intérieure riche.

Lire, et y prendre du plaisir, c’est aussi pour combler un manque ?

Oui, je crois... La littérature sert à répondre à cette question: c’est quoi être humain, d’être un homme? Je ne suis pas juif mais en lisant Elie Wiesel j’ai découvert ce que c'était d'être juif pendant la guerre; je ne suis pas noir mais en lisant James Baldwin ou Toni Morrisson je comprends ce que c'est d'être noir. Au lieu d’un discours historique et politique qui s’adresse à ma raison, il y a ces mots écrits pour toucher mon coeur et mes tripes, et de manière presque animale je ressens ce que c'est d'être black. “C’est une connaissance qui ne se laisse pas nommer”, comme l’écrit Kathleen Dean Moore (auteure du Petit traité de philosophie naturelle, le premier livre chroniqué dans La P’tite Librairie, ndlr) mais que vous connaissez de l’intérieur. Le confinement va peut être permettre d’affuter encore plus cette curiosité...

La curiosité vous semble être la qualité aujourd’hui la plus menacée ?

Je le crois, or c’est la clé de tout. Cette menace vient d’une morale bourgeoise, répétée tout au long du 20è siècle, qui nous a murmuré à l’oreille, dès qu’on était à l’âge de se poser des questions: “Tu me fatigues avec tes questions”. Ensuite on nous a hurlé dessus, quand on était adolescent: “La curiosité est un vilain défaut! ”. Or c’est l’inverse. Quand vous reprenez tous les grands écrivains, et le premier d’entre eux, Montaigne, qui dans les Essais nous dit: “Soyez d’un scepticisme aigu par rapport à ce qu’on vous présente comme une vérité établie, et d’une curiosité avide”. Honnêtement, je suis comme ça. Expliquez-moi pourquoi la Terre est ronde, pourquoi la vie n’a pas de sens ou ou en a un, tout m’intéresse. La curiosité est ce qui nous permet d’avancer, si je ne suis pas curieux des autres je ne voyagerai pas, ou alors en troupeau en photographiant les mêmes monuments que je mettrai sur les mêmes réseaux sociaux. C’est aussi la qualité qui nous permettra de ne pas avaler tout ce que nos dirigeants nous présentent comme la vérité révélée, j’ai toujours pensé qu’il valait mieux être un lecteur qu’un électeur…

...tout en étant un électeur quand même?

Oui, parce que le bon lecteur fera le bon électeur. C’est ce que me disait toujours Umberto Ecco quand je lui demandais à quoi sert de lire, il répondait: “Mais François, celui qui ne lit pas n’a pas une vie intéressante, moi j’ai 1000, 10.000 vies”, alors je lui disais “mais vous êtes mythomane? ”, et il répondait “mais évidemment! Mais si j’étais pas mythomane, je ne me serais pas intéressé aux sciences, et je n’aurais pas écrit Le nom de la rose”. Je crois qu’il a raison, et surtout dans un époque où les réseaux sociaux permettent à ceux qui n’ont rien à dire de le dire, je préfère avoir des gens informés et qui ont de la curiosité, qui se demandent ‘’si on prenait un bateau et qu’on allait au bout de la Terre, qu’est-ce qu’on trouverait?” La littérature permet cela. Et puis de la curiosité naît de la joie, la découverte de la beauté, dans un monde où la laideur est si présente à travers le béton, la tronche que tout le monde tire dans la rue, la pollution, le bruit, la fatigue d’être soi. La curiosité permet de s’élever au-dessus de soi-même, de trouver un peu de beauté dans un monde laid, de trouver, si ce n’est le bonheur, du moins des moments de joie.

En ce moment, la curiosité est beaucoup sollicitée par les nombreuses questions que pose cette épidémie: êtes-vous du style à tout lire sur l’actualité, ou à vous évader loin de ce présent souvent angoissant ?

Les deux, mon général. Il y a les jours où je me lève de bonne humeur et j’ai envie de tout savoir, et d’autre où je me dis “c’est trop dur quand même” et je ne préfère pas lire sur le sujet. Au début, j’ai lu énormément d’articles en essayant de comprendre d’où tout ça venait, et quand je me suis rendu compte que beaucoup de scientifiques semblaient dire une seule chose: “on ne sait pas”, j’ai suspendu ces lectures; je me suis mis à lire des romans d’anticipation, La Peste, j’ai relu Le fléau de Stephen King. Et puis j’ai eu envie de revenir à des choses plus légères...je fonctionne par cycle.

L’édition est dans la tourmente, pour en atténuer les effets certains préconisent une limitation de la production littéraire: est-ce la solution?

Je ne sais pas, je ne suis pas éditeur. J’ai toujours pensé que c’était bien d’avoir une surproduction parce que je préfère un pays dans lequel vous êtes libre de choisir parmi 200 nouveautés plutôt que d’avoir comme choix un ou deux livres estampillés par le parti des critiques. Donc la surproduction ne me fait pas peur mais je pense que ce sont le éditeurs qui savent le mieux doser cela, ainsi que les libraires qui sont, en réalité, le poumon économique de l’édition. Ils sont au contact des désirs des lecteurs, et capables de faire décoller les ventes d’un livre. Ils souffrent énormément dans cette crise. L’idéal serait de monter une grande consultation, de mettre autour d’une table tous ceux capables de remettre le pays de lecteurs en ordre de lecture, d’entendre les éditeurs, quelques écrivains, les libraires.

La période vous inspire-t-elle des réflexions autour d’un nouveau programme?

Effectivement, j’y pense. Par exemple, je suis un auditeur “addict” des Chemins de la philosophie d’Adèle Van Reeth sur France Culture, et en tant que producteur j’aurais volontiers produit une émission autour de ce que la philosophie peut nous apprendre en lien avec la littérature. Je fais partie des intranquilles, des insatiables, il y a toujours une montagne à gravir. Je me tourne de plus en plus vers la réalisations de documentaires, ceux pour la télévision mais aussi maintenant pour le cinéma. Avant le crise, j’avais commencé à tourner un film sur Jim Harrisson qui, si tout va bien, sortira au cinéma en octobre, et parlera d’environnement, des grands espaces...

...n’avez-vous pas le sentiment qu’en ce moment la dimension médicale et épidémiologique écrase, peut-être de façon excessive, les interrogations sur l’écologie?

Vous avez parfaitement raison, et c’est aussi pour cela que je m’efforce depuis quelques mois de la faire apparaître par le prisme de la littérature. Ce qui est fou, c’est qu’on sous-traite la dimension environnementale alors qu’elle est peut-être au fondement de ce qui nous arrive. Richard Powers (l’auteur de L’Arbre-monde, succès planétaire paru en 2018, prix Pulitzer de la fiction en 2019), qui n’est pas un spécialiste mais un grand lecteur de sciences, raconte très bien comment à tous les moments de l’histoire où on a massacré notre bio-diversité il y a eu des grandes pandémies. Les arbres ont connu leur Covid-19 lorsqu’entre 1905 et 1960, aux États-Unis, un virus inconnu a massacré quatre milliards de châtaigniers, l’arbre qui a bâti l’Amérique. Quand on ne respecte plus la biodiversité, cela crée un dysfonctionnement qui favorise la prolifération de virus. C’est aussi présent dans Le fléau de Stephen King.

Si Trump n’est pas réélu, poursuivez-vous le trimestriel America ?

Lorsque nous avons monté cette opération avec Eric (Fottorino, directeur de l'hebdomadaire Le Un, ndlr), je lui ai dit: il faut un pacte fort avec les lecteurs, faisons le premier journal qui s’auto-sabordera une fois que le contrat de lecture sera rempli. À ce jour, en termes de ventes l’objectif largement atteint avec 40.000 exemplaires par numéro, un score très au-delà de nos espérances. Dans ce contrat, on voulait raconter un moment de l’histoire, Trump 1. Mais s’il est réélu qu’est-ce qu’on va pouvoir apporter de plus ? Je crois que nous avons raconté ce moment, imparfaitement peut-être mais on l’a fait : on a parlé de la violence, de la race, des jeunes, des violences sexuelles et des femmes, le désir et le sexe c’est dans le prochain numéro. En 16 numéros, qui font presque 200 pages à chaque fois, on aura proposé une sorte d’encyclopédie de l’Amérique entre 2016 et 2020. Alors plutôt que de se répéter, je dis à mes camarades: “On fait ce qu’on avait dit, on arrête et inventons autre chose’.

Quelles nouveautés pour La Grande Librairie à la rentrée?

C’est un peu tôt pour en parler, mais j’aimerais bien changer de décor, faire des entretiens un peu plus longs, partir plus souvent aussi...car le voyage est aussi un moment où on lit beaucoup.

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