Covid-19 : l'enjeu n'est pas « la vie d'après » mais « la vie avec »

TRIBUNE. Pour le politologue Arnaud Mercier, la manière dont certains posent le débat s'apparente à un déni des contraintes de la vie d'après.

Arnaud Mercier*

Une femme masquée passe devant un restaurant fermé à Paris.
Une femme masquée passe devant un restaurant fermé à Paris. © PHILIPPE LOPEZ / AFP

Temps de lecture : 12 min

Résumons simplement l'enjeu contemporain : il n'y a pas d'espoir possible d'un retour à la normale, à la vie d'avant, sans l'invention d'un vaccin, sa fabrication de masse et la vaccination à grande échelle des populations. Dans l'attente, les relations sociales et les comportements professionnels et quotidiens vont être durablement minés par une angoisse sourde d'attraper le virus, de tomber gravement malade ou de contaminer les siens. C'est toute la chaîne de confiance qui est durablement affectée et toutes les habitudes de participation à des activités collectives vont devoir être remises en cause. Et si des individus adoptent à coup sûr un bravache « même pas peur », ou un résigné « il faut bien y retourner », gageons que la majorité des dirigeants politiques, économiques et sanitaires n'oseront pas assumer une recommandation de relâchement complet de la vigilance, au risque de subir l'accusation d'être directement responsables du retour d'une vague épidémique et d'être comptables des morts que cette vague charrierait. Le Premier ministre, dans son exposé télévisé du 19 avril, a d'ailleurs commencé à mettre timidement dans l'ambiance la population, en déclarant : « Notre vie à partir du 11 mai ne sera pas celle d'avant le confinement, pas avant longtemps. »

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À cet égard, la manière dont certains posent le débat sur le futur déconfinement a quelque chose de surréaliste et révèle le maintien de blocages psychiques qui s'apparentent à un déni des contraintes de la vie d'après. On voit fleurir des discours d'espoir, planant en apesanteur, où le souhait ardent de revenir à la normale au plus vite tient de la prophétie autoréalisatrice. (Ex. : quand vais-je réserver mes billets d'avion pour les vacances d'été ? ou pire, aux États-Unis, où des militants ultra-conservateurs manifestent dans les rues côte à côte pour réclamer la « libération » de leur État, soit un déconfinement immédiat et sans condition). On lit des projections économiques sur les deux mois de parenthèse à encaisser, avant de repartir de l'avant comme hier, voire en faire plus pour rattraper le temps perdu. On entend des projections en gradations successives, faisant de mars-avril une période noire, de mai-juin une ère gris foncé et de l'été, le sas de décompression vers un retour à la normalité en septembre. L'habitude mentale et culturelle de considérer la fin du mois d'août comme une « rentrée » sert de barrière psychique pour se rassurer et se dire qu'au-delà de cette date, nous avons vocation à retrouver nos routines et notre vie d'avant.

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Notons qu'aucun gouvernement des pays les plus touchés ne s'aventure encore à donner un calendrier très précis, même si le président Macron a martelé la date du 11 mai dans son allocution pour entretenir l'espoir. Tous ceux qui parlent de déconfinement avancent des objectifs de réouverture progressifs, et abordent surtout le calendrier de ce qui pourra refonctionner, en parlant moins de ce qui va devoir rester sous régime d'exception.

Pourtant la liste des défis inscrits dans la longue durée est interminable. Essayons ici d'en imaginer le contenu et tous les questionnements qui s'ouvrent.

Vivre avec = accepter le risque ?

Le premier des défis est d'arriver à s'entendre collectivement sur le sens que l'on donne à notre vie future et ce qu'on appellera « vivre avec ». Ce coronavirus est vecteur d'une menace mal comprise et difficile à dimensionner et dont rien ne permet de prévoir la fin. Sans doute va-t-il circuler chroniquement sur la planète. Seule certitude à ce stade : les gens ne tombent pas comme des mouches et de façon foudroyante. Le Sars-CoV-2 dégrade lentement puis brutalement la santé de personnes souvent déjà fragiles et laisse sur le flanc les plus robustes pour quelques jours au plus. Quand cela n'est pas quasi asymptomatique pour la grande majorité. Alors, est-ce un risque raisonnable, acceptable ? Condamnés à accepter l'idée de vivre avec, faut-il aussi que nous acceptions de mourir avec, sans mobiliser les hôpitaux en mode catastrophe naturelle exceptionnelle ? Après tout, diront les cyniques, la grippe de l'hiver 2017-2018 a tué, dans une relative indifférence collective, 13 000 concitoyens, selon Santé publique France (et 55 % des personnes hospitalisées pour cela n'étaient pas vaccinées). Alors, faut-il détruire la richesse économique de nos pays, s'endetter pour une génération entière, pour éviter, allez, 25 000 morts, en comptant large ? N'est-ce pas l'acceptabilité de la mort qui est en jeu plutôt qu'une vraie menace sanitaire globale ? ajouteront-ils.

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<span><span><span><span><span><span><span><span><span><span><span>Arnaud Mercier est professeur en information-communication à l'université Paris-2-Assas.</span></span></span></span></span></span></span></span></span></span></span>
Arnaud Mercier est professeur en information-communication à l'université Paris-2-Assas.
On voit les vertiges éthiques vers lesquels une telle approche nous fait plonger. Verrons-nous une sainte alliance générationnelle implicite se dessiner, unissant les moins de 50 ans pour se dire que ce n'est pas si grave si les personnes âgées et fragiles risquent de mourir désormais aussi du Covid-19, -20, -21, en sus de la grippe ? Paralyser l'économie au point de faire mourir des dizaines de milliers de sociétés et d'entrepreneurs, de mettre au chômage des millions de personnes, n'est-ce pas nous tuer plutôt que nous sauver ? Ce froid calcul économique et financier, qui prévaut dans la bouche d'un Donald Trump, par exemple, correspond bien à une vision du monde individualiste libérale où les plus faibles ne peuvent pas ralentir la marche de tous.

Ce darwinisme social et économique a toutes les chances d'être au cœur des arènes politiques des mois et années à venir. Aidé par l'avènement d'un fatalisme que l'usure du temps finit toujours par imposer dans les esprits et les discours. On peut aussi imaginer l'émergence de comportements à risque, non par lassitude, mais volontaires, surtout chez les plus jeunes. Le raisonnement serait alors : « Autant l'attraper tout de suite, comme ça, c'est fait, et j'obtiendrai mon certificat d'immunité présumée, ce qui me donne un fort avantage comparatif en m'autorisant à faire ce que les autres ne peuvent pas faire. » On peut aussi anticiper les tentations de solliciter d'anciens malades guéris pour leur acheter fort cher un don du sang afin de se faire injecter leur plasma censé être immunisant.

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Périlleux équilibre

Si le point de vue cynique, même exprimé à mots feutrés, le disant sans le dire, n'emporte pas la conviction majoritaire, si le sentiment de solidarité avec tous domine, si la peur de perdre un de ses proches ou la crainte de l'hospitalisation et de l'intubation suffisent à faire consensus, alors apprendre à vivre avec rimera avec tout faire pour l'éviter et donc se protéger. Mais en recommençant à vivre le plus normalement possible.

Chacun comprend que le confinement relativement strict que nous connaissons ne peut pas durer des mois et des mois sans provoquer des conséquences néfastes au moins aussi graves que les dégâts sanitaires évités (dépression, violences domestiques, addictions en tout genre, ruine, détérioration de l'équilibre psychique de beaucoup…). La question des inégalités sociales face au confinement est aussi un défi majeur (chacun imagine bien que vivre confinés à cinq dans un appartement de 50 mètres carrés est plus générateur de tensions que de vivre à deux dans sa maison de villégiature avec un grand jardin) ; de même, faire l'école à distance est un difficile défi intellectuel et/ou technologique pour beaucoup de parents, alors qu'il est très surmontable pour les mieux dotés en capital scolaire et capital économique.

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Il faudra donc bien que les gouvernants trouvent un périlleux équilibre, fruit d'un compromis entre devoir de protection sanitaire et obligation de ne pas entretenir une irrémédiable catastrophe économique. Une telle sortie de confinement ne pourra se faire que dans la durée, lentement, par étapes, avec fixation de règles strictes et inventions de nouvelles pratiques, de nouveaux dispositifs.

Une somme de défis pour refonder des relations de confiance

Sur le plan sanitaire, c'est à l'échelle de plusieurs mois voire années que les défis pour un retour à une vie normale se posent. L'ensemble du corps médical doit apprendre à connaître la maladie et ses évolutions, doit comprendre les mécanismes d'infection et les traitements adaptés, doit relever l'incroyable défi de trouver pour la première fois dans l'histoire de l'humanité un vaccin contre un coronavirus, ce qui n'a jamais été réussi jusqu'alors. Les hôpitaux doivent être réorganisés de façon à se préparer au risque d'une deuxième vague épidémique rapprochée ou à des vagues annuelles comme cela existe pour la grippe. En croisant les doigts pour que ce Sars-CoV-2 ne mute pas, comme savent le faire certains virus de la grippe, au point de mettre à terre une partie de ce que l'on croyait avoir (si chèrement) acquis comme connaissances et traitements. Les tests sanguins ou salivaires devront devenir plus massifs, plus réguliers, plus immédiatement accessibles au moment opportun.

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Sur le plan de la vie sociale et des relations humaines, la question cruciale est celle de la confiance en autrui. Si certains, par tempérament (insubmersibles optimistes) ou parce que les statistiques plaident pour eux (je suis jeune, j'ai donc peu de chances d'être gravement malade et encore moins de mourir), se sentent invincibles, d'autres plus vulnérables sanitairement ou psychiquement ou plus exposés par leur activité auront peur à bon droit des relations à autrui. Si c'est la fin durable des poignées de main et de la bise (au grand soulagement de certains), la cohabitation physique sera éprise de distanciation, certes, mais aussi fatalement de méfiance, voire de défiance, donc de tensions.

La gestion de l'espace va devenir un enjeu crucial des douze ou dix-huit mois à venir. Raisonnablement, plus question de se bousculer et de se marcher dessus dans les trains, les RER, les métros et autobus. Mais alors comment faire ? Si chacun se réfugie prudemment dans sa voiture pour aller au travail, des heures d'embouteillage et des tonnes de CO2 seront au programme, épuisant rapidement les travailleurs et la planète. Si les transports publics s'imposent (tous masqués, gantés ?), faudra-t-il prévoir un droit à conserver un travail distant pour celles et ceux qui ne pourront vivre ce mode de transport que comme un anxiogène cauchemar ? Et les personnes dites à risque devront-elles vivre un état permanent d'exception sanitaire les laissant durablement de côté ?

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Plus question, non plus, d'entasser 40 étudiants dans des salles qui contiennent 35 places, encore moins 600 dans des amphis de 550 places ! Imagine-t-on toutes les universités devenir des Charles de Gaulle en puissance, avec les deux tiers des personnes fréquentant ces locaux contaminées ? Mais alors les universités pourront-elles rouvrir cet automne sans recourir massivement au téléenseignement ? Si tel est le cas, il est urgent de faire le bilan des pratiques depuis le confinement pour solidifier l'édifice de nos dispositifs pédagogiques distants ?

Des questions sans réponses

Plus question de multiplier les open spaces et les réunions dans les entreprises, et les postes de travail dans les ateliers, les usines, avec une grande promiscuité et sans protections adaptées aux circonstances (masques, gants, lunettes, tabliers…). Mais alors comment mettre cela en place ? En faisant cohabiter des mois durant travail posté et travail distant ? En réorganisant massivement le travail en 3 × 8 pour étaler les présences dans le temps ? En recloisonnant les open spaces et défaisant ainsi une des grandes victoires du néomanagement ?

Plus question de remplir les stades et les salles de spectacle ou de cinéma de spectateurs agglutinés les uns aux autres. Mais alors quel modèle économique pour les clubs et les organisateurs de spectacles ne touchant plus aucune recette de billetterie ? Faudra-t-il pour rouvrir rapidement ces salles démonter un siège sur deux pour y interdire toute promiscuité ?

Plus question de recruter autant de personnes qu'avant la crise économique, que ce soit en CDI, en CDD ou même stagiaire. Mais alors quid de l'insertion des nouveaux diplômés ? Doivent-ils d'ores et déjà se rabattre sur une prolongation d'études d'un an ? Et comment les accompagner dans leur stratégie de compensation face à ce sas de précarité qui s'annonce ? Et comment occuper des dizaines de milliers de chômeurs, à qui il sera encore plus intolérable qu'avant d'expliquer que, s'ils sont au chômage, c'est de leur faute et qu'ils n'ont qu'à se bouger ?

Qui peut croire que le retour de l'insouciance est à portée de main ?

L'affaiblissement des lieux de sociabilité (cafés, bars, restaurants, salles de sport et de jeux…) est aussi un immense défi. Quand bien même les pouvoirs décideront leur réouverture (sous contraintes), les individus auront-ils le désir ardent de s'y rendre régulièrement pour faire public, une fois passée, bien sûr, l'impulsion première de profiter au plus vite de la fin de l'interdiction que nous avons dû subir ? Qui peut croire que le retour de l'insouciance est à portée de main ?

Plus question de circuler librement par-delà les frontières nationales, puisque les États ne nous laisseront pas partir ou pas entrer, la peur de la (re)contagion poussant les gouvernants au repli sur l'espace national. Mais alors, qu'en est-il des stratégies individuelles d'échappement vers l'étranger, des échanges économiques et culturels, du tourisme et du poids économique qu'il possède dans des pays comme la France, l'Italie, l'Espagne ou les États-Unis ?

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Les conditions de la confiance retrouvée

Dans chaque cas, et d'autres défis n'ont pas été listés ici, le maître mot est la confiance : confiance en autrui, confiance dans la médecine, confiance dans l'avenir économique. Le passeport biologique deviendra-t-il l'horizon incontournable de notre monde avec le Covid-19, afin, après avoir été testé, de pouvoir prouver au monde que l'on n'est pas malade ou qu'on l'a déjà été ? Devrons-nous arborer fièrement un badge ou un bracelet qui rassure afin de rétablir les conditions d'un vivre ensemble qui s'annonce durablement perturbé par la suspicion, la crainte d'être gravement malade, la perte d'espoir ?

Que les cyniques, les bienveillants ou les « réalistes », prétendant pouvoir concilier les deux, l'emportent, les défis restent immenses et durablement ancrés dans nos sociétés fragilisées, celles des pays les plus touchés qui ont subi le traumatisme du confinement, des images des drames sanitaires, de la disparition d'êtres chers ou connus. Un climat anxiogène, plus ou moins bien supporté par chacun, semble notre horizon d'attente probable pour des mois et mois. Anticiper lucidement cette hypothèse en ouvrant les débats qui en sont les corollaires est le meilleur moyen de relever ces défis.

*Arnaud Mercier est professeur en Information-Communication à l'université Paris-2-Assas. Dernier ouvrage paru : #info. Commenter et partager l'actualité sur Twitter et Facebook (éd. Maison des sciences de l'Homme).
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Commentaires (13)

  • Lucas Sillo

    En attendant un vaccin prévu pour le milieu de l'année prochaine. Pas facile mais... On n'a pas d'autre choix.

  • Aphroditechild

    Bonjour. J'allais écrire un commentaire allant dans votre sens et par conséquent, je partage totalement votre opinion. Ayant vécu pas mal d'années en République Démocratique du Congo, j'avais appris à vivre avec tous ces virus et microbes voire mortels, chroniques qui "cohabitaient" avec toute la population et aujourd'hui concernant ce coronavirus, je reste sereine malgré tout car au fond, je pense qu'il disparaîtra sûrement comme il est venu ou alors, il reviendra comme la grippe, la gastro et autres maladies virales, en attendant le vaccin pour le combattre.

  • Cymbiole

    La vie est une maladie attrapée dès la naissance et d'évolution toujours mortelle.
    Il nous faut réaapprendre à cohabiter avec cette évidence.
    Une révolution anthropologique ?