Récit

Des inspecteurs du travail se rebellent face aux «pressions» de leur ministre

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Reprochant à Muriel Pénicaud et sa hiérarchie d'entraver leur travail de protection des salariés au nom de la poursuite de l'activité économique, des syndicats d'inspecteurs ont saisi l'Organisation internationale du travail. Dans la Marne, un inspecteur a été mis à pied.
par Frantz Durupt
publié le 21 avril 2020 à 15h20

Depuis l'arrivée de Muriel Pénicaud au ministère du Travail, en 2017, ses relations avec les inspecteurs du travail n'ont jamais été reluisantes. Un dialogue quasi inexistant et le maintien d'une politique de contrainte des effectifs (environ 2 100 inspecteurs veillent chacun à la sécurité de plus de 8 000 salariés) n'y ont pas aidé. Mais voilà, à la faveur de la crise sanitaire et économique causée par la pandémie de Covid-19, que la situation s'envenime pour de bon. L'enjeu n'est pas mince : il s'agit de l'indépendance des inspecteurs, normalement garantie par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), signées par la France.

Après avoir couvé pendant quatre semaines, le conflit s'est cristallisé pour de bon les 15 et 16 avril, marqués consécutivement par la mise à pied d'un inspecteur du travail et par une plainte contre le gouvernement français, déposée auprès de l'OIT par quatre syndicats du ministère : la CGT, la CNT, SUD et la FSU. «Certes, le coronavirus est une situation inédite, mais ça n'autorise pas à s'asseoir sur l'état de droit, les conventions internationales et le code du travail, et pourtant c'est ce que fait le gouvernement», dénonce Pierre Mériaux, représentant FSU au sein du ministère.

Si les deux événements sont presque concomitants, ils ne sont pas directement liés l'un à l'autre. La saisine de l'OIT résulte de plusieurs semaines de montée en tension autour de l'exigence, affichée par Muriel Pénicaud, de poursuivre l'activité économique autant que faire se peut. Quitte, selon plusieurs syndicats, à mettre en danger la santé des salariés – comme lorsqu'elle a accusé, dès la première semaine de confinement, les entreprises de BTP et leurs fédérations de «défaitisme» en constatant que nombre de chantiers étaient à l'arrêt.

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Dans leur plainte auprès de l'OIT, les quatre organisations syndicales reprochent à la Direction générale du travail (DGT) d'avoir émis, entre le 13 mars et le 1er avril, quatre notes et instructions restreignant selon elles le pouvoir des inspecteurs. Ainsi, le 17 mars, les agents apprennent que «le système d'inspection du travail doit contribuer à la diffusion […] des informations utiles pour faciliter la continuité de l'activité des entreprises ou leur permettre d'accéder aux dispositifs de soutien prévus par les pouvoirs publics». Une manière, selon les syndicats, d'éclipser la mission prioritaire des inspecteurs, qui est de vérifier que les salariés ne pouvant pas télétravailler sont tout de même protégés.

De même, écrit la DGT pour limiter les sorties des inspecteurs, «les interventions sur site doivent être limitées aux situations pour lesquelles un contrôle sur place est indispensable». Sont notamment prévues les situations d'accidents du travail graves ou mortels, d'atteintes aux droits fondamentaux des travailleurs, ou encore celle où un droit d'alerte aurait été lancé par des salariés. Un cadrage du champ d'intervention qui «nous semble contraire aux dispositions de la convention n°81 de l'OIT», écrivent les syndicats, rappelant que cette dernière autorise les inspecteurs «à pénétrer librement, sans avertissement préalable, à toute heure du jour et de la nuit, dans tout établissement assujetti au contrôle de l'inspection». Cette prérogative serait également entravée par le fait que dans sa note du 30 mars, la DGT demande aux agents d'informer leur hiérarchie de la date et de l'heure à laquelle ils comptent se rendre dans une entreprise pour la contrôler. Avec pour finalité, de «dissuader les inspecteurs de faire des démarches», avance Céline Verzeletti, du bureau confédéral de la CGT.

«Pas des pressions, des rappels aux instructions»

Pour le ministère du Travail, qui se dit prêt à répondre «point par point» devant l'OIT – laquelle n'a certes pas le pouvoir de sanctionner la France, mais peut tout de même la shamer publiquement dans un rapport –, le sens de ses instructions ne consiste pas à «empêcher les agents d'agir, mais à les protéger en priorisant les interventions et en mettant en œuvre des modalités d'action efficaces. Le ministère est un employeur comme un autre, il est tenu d'assurer la sécurité de ses agents», fait-on valoir auprès de Libération. De fait, selon un communiqué publié par l'intersyndicale le 2 avril, il n'y a pas suffisamment de matériel de protection, et notamment de masques FFP2, pour permettre aux agents de se déplacer en toute sécurité.

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Enfin, selon la plainte déposée auprès de l'OIT, les nouvelles directives nationales se traduiraient concrètement par des pressions directes, de nature variable, sur les inspecteurs. Quelques exemples avancés par Julien Boeldieu, de la CGT : «Des collègues ont été menacés de retrait de leur attestation de déplacement parce qu'ils avaient utilisé des courriers types que la CGT avait rédigés au début du confinement. D'autres ont reçu des courriers de leur hiérarchie après des plaintes des employeurs. Une collègue a été obligée de présenter des excuses à une entreprise et d'envoyer un courrier qu'elle n'avait pas rédigé elle-même.» Une adresse mail a été ouverte par les syndicats pour faire remonter ces coups de pression. «On a plus de 50 signalements», affirme Pierre Mériaux. Réponse du ministère : «Pour nous, ce ne sont pas des pressions mais des rappels aux instructions de l'autorité centrale du travail.»

 Suspendu après avoir saisi la justice

Là-dessus est donc arrivée, le 15 avril au soir, la nouvelle de la mise à pied d'un inspecteur du travail de la Marne. Connu au sein du ministère pour ses engagements syndicaux à la CGT, cet agent avait pris l'initiative, quelques heures avant sa suspension, de saisir un tribunal judiciaire en référé pour obliger une association d'aide à domicile de Reims, qui emploie quelque 300 personnes, à équiper ses salariés d'un meilleur matériel de protection. «Il a considéré, voyant que les salariés intervenaient directement sur les personnes, qu'il leur fallait des masques, des charlottes, des blouses à changer à chaque usager», explique Sabine Duménil, secrétaire générale de la CGT dans la Marne.

Mais aux yeux du ministère, qui a publié un communiqué de presse pour le moins flou («sobre», préfère-t-il nous dire), la démarche de l'inspecteur consistait à «enjoindre aux employeurs des conditions de maintien d'activité non conformes aux prescriptions des autorités sanitaires». Qu'est-ce à dire ? On n'en saura pas plus, mais on se souvient que le 3 avril, dans le Nord, un tribunal judiciaire saisi par une inspectrice du travail a ordonné à une grosse association d'aide à domicile de fournir du matériel de protection, et notamment des masques FFP2, à son personnel. Qu'en aurait dit le tribunal judiciaire de la Marne ? On l'ignore : en l'absence de l'inspecteur suspendu, l'audience n'a, de fait, pas pu se tenir.

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