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En temps de pandémie, divorcer par écrans interposés

Le Conseil fédéral provoque une petite révolution en instaurant le recours à la vidéoconférence dans les procédures civiles. Affaires matrimoniales, successions et divers contentieux sont concernés par ces mesures. Contrairement à d'autres pays, la Suisse ne touche pas au procès pénal qui devra donc se tenir de manière traditionnelle

Un procès pénal par vidéoconférence, le 21 avril 2020, devant la Cour de Los Angeles. — © AFP
Un procès pénal par vidéoconférence, le 21 avril 2020, devant la Cour de Los Angeles. — © AFP

Couples déchirés, conflits de gros sous, locataires et bailleurs en pétard ou encore héritiers en souffrance, ils n’auront plus forcément besoin de se retrouver en chair et en os pour régler leur divorce ou leur différend devant le juge civil. Pandémie et mesures sanitaires obligent, le Conseil fédéral a décidé de donner un coup de fouet à la vidéoconférence pour éviter l’accumulation d’un stock monumental d’affaires non traitées. Ce droit d’urgence déploie ses effets jusqu’au 30 septembre. Le procès pénal n’est pas touché par ces mesures et ne pourra pas se faire entièrement à distance.

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Conditions restrictives

Prononcée le 16 avril dernier, jour où le gouvernement annonçait les jalons du déconfinement, l’ordonnance – qui s’inspire de ce qui a été mis en place en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ou à Singapour – permet de recourir à la vidéoconférence dans le domaine de la procédure civile. Ces dispositions s’appliquent lorsqu’il s’avère impossible de réunir les parties et les membres du tribunal en audience tout en respectant les recommandations sanitaires. Les débats à distance restent toutefois l’exception et exigent le consentement des personnes concernées (sauf cas d’urgence tel qu’un placement à des fins d’assistance ou lors de l’audition de témoins et d’experts).

Avant de se lancer dans cette aventure en ligne, le tribunal doit s’assurer des moyens techniques dont disposent les parties et les entendre à ce sujet. L’ordonnance prévoit aussi que le public sera exclu en cas de vidéoconférence, à l’exception des journalistes accrédités. Depuis le début de la crise, un régime de transparence limitée s’est d’ailleurs généralisé s’agissant des rares audiences (pénales aussi) qui ont été maintenues et qui se tiennent de manière traditionnelle.

Parole de l’enfant

Sur le plan technique, l’ordonnance stipule que le son et l’image doivent parvenir simultanément à tous les participants. L’enregistrement de la conférence audio ou vidéo doit être versé au dossier et la protection des données garanties. La transmission devra ainsi être cryptée d’un bout à l’autre et le serveur utilisé devra se trouver en Suisse ou dans l’Union européenne.

Le droit matrimonial conserve une place à part en raison de ses spécificités. La téléconférence ou la vidéoconférence peut être utilisée lors d’une procédure de divorce ou de protection de l’union conjugale si les parties y consentent et qu’aucun motif important ne s’y oppose. Par contre, de tels moyens sont exclus lorsqu’il s’agit de recueillir la parole d’un enfant. «Le risque qu’il soit influencé ou mis en danger est trop grand», souligne l’Office fédéral de la justice (OFJ).

Aux yeux de Nicolas Jeandin, avocat et professeur à l’Université de Genève, ce recours au procès en ligne est synonyme de petite révolution. «Actuellement, le Code de procédure civile ne le prévoit pas, mais ne l’exclut pas non plus. La vidéoconférence n’est clairement pas dans les mœurs et je ne l’ai jamais expérimentée à titre personnel. Il faudra voir si cette mesure, justifiée par les circonstances du moment, va entraîner une évolution de la notion d’audience. Le Conseil fédéral avait d’ailleurs déjà déposé, au mois de février dernier, un projet de modification comprenant l’usage de nouveaux moyens techniques.»

Accueil différencié

A Genève, canton particulièrement touché par le manque de salles suffisamment spacieuses, l’utilité de la vidéoconférence est reconnue et le défi relevé avec intérêt. «Cela ne s’est jamais fait, mais le pouvoir judiciaire dispose des outils nécessaires et nous allons tout entreprendre pour concrétiser ce nouveau moyen de tenir une audience», précise Véronique Hiltpold-Payot, la présidente du Tribunal civil. Cette dernière ajoute que les contentieux patrimoniaux se prêteront sans doute mieux à l’exercice, sachant que les parties y sont quasiment toujours assistées d’un avocat, lequel possède un matériel informatique adéquat.

Pour Véronique Hiltpold-Payot, il est toutefois important de rappeler que la validité de cette ordonnance est limitée à la plus courte durée nécessaire et qu’un retour à la normale doit être privilégié: «La vidéoconférence ne saurait remplacer l’audience de manière complètement satisfaisante.»

Plus circonspect quant à l’introduction d’une nouvelle technologie en pleine crise du Covid-19, alors que l’équipement adapté fait souvent défaut et que le déroulement des débats à distance est encore mal maîtrisé, Eric Kaltenrieder, président du Tribunal cantonal vaudois, ne compte pas investir du temps et de l’énergie dans cette méthode: «Nous n’allons pas privilégier la vidéoconférence durant cette période critique.» Il préfère recourir largement à la possibilité – également prévue par le Conseil fédéral – de renoncer aux débats pour les cas urgents et il compte sur les avocats pour se passer d’audience dans les autres affaires, quand cela paraît possible.

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Limites au pénal

En matière pénale, le Conseil fédéral renonce à recourir au droit d’urgence. Le code permet déjà des auditions par vidéoconférence (en cours d’enquête ou devant le tribunal) lorsqu’une comparution personnelle est impossible ou trop difficile à organiser, mais il ne prévoit pas que tout un procès puisse être mené à distance.

Aux yeux de l’OFJ, trop de points délicats risquent d’être malmenés par un tel système: la transparence et l’immédiateté des débats ou le danger de voir «fuiter» des enregistrements et de nuire ainsi à la présomption d’innocence. Sans oublier les difficultés pratiques de traduction simultanée, de comparution forcée de témoins ou d’échanges confidentiels entre un prévenu et son avocat.

«Il n’y aura pas d’affaires criminelles jugées en ligne. La nature même de l’audience pénale fait qu’il est impossible de la délocaliser complètement», souligne le procureur général genevois, Olivier Jornot. Par contre, ajoute ce dernier, l’utilisation ponctuelle de la vidéoconférence sera sans doute plus fréquente si des témoins ou des experts se trouvent dans l’impossibilité de voyager.

© KEYSTONE/Martial Trezzini
© KEYSTONE/Martial Trezzini

«Les yeux dans les yeux»

D’autres pays s’essaient déjà au procès par internet ou l’ont mis sur pied durant la pandémie. Dernier exemple français en date, Christian Quesada, le champion des jeux télévisés, a comparu le 8 avril dernier par visioconférence depuis sa prison et a été condamné à une peine ferme de 3 ans pour corruption de mineurs et pédopornographie par le Tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse. Les débats se sont déroulés totalement à huis clos et même sans avocat, puisque le défenseur a lâché son client en cours de route. Vu d’ici, tout cela relève de l’hérésie.

Pour Me Yaël Hayat, une inconditionnelle de l’immédiateté, un procès pénal à distance aurait été synonyme de régression supplémentaire: «C’est important d’être les yeux dans les yeux et de percevoir les attitudes.» Toutes choses rendues plus difficiles en cette période de pandémie.

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