Pour notre salut public
Cette France-là sait qu’elle va souffrir. A quoi ressembleront, demain, dans l’Hexagone comme en Suisse, les restaurants et les cafés autorisés à redémarrer? Deux mètres entre chaque table, des serveurs qui se lavent les mains devant vous au gel hydroalcoolique et vous servent un grand cru de bourgogne dans une serviette antibactérienne tout juste sortie de son emballage? Mais il y aura bien pire pour tous ces bistrots qui, jadis (c’était il y a six semaines), vous servaient blanquette et harengs marinés alors que la conversation de votre voisin de table, collé-sérré, noyait votre propre conversation sous son flot de paroles. Oui, tous ceux-là: les cafés sans nappes, les troquets populaires, les restaurants «à la bonne franquette» en voie de disparition, il est vrai, à Paris et dans les métropoles. Le Covid-19, si rien n’est fait pour le contrer, va se faire un plaisir de les asphyxier pour, paraît-il, notre salut public et sanitaire.
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S’y ajoute, évidemment, le volet commercial et financier. Le cash étant appelé à disparaître, plus question de faire rimer cuisine et bistrotiers avec épargne sous le manteau. Tout sera tracé, suivi, analysé. Les patrons de café auvergnats à Paris, remplacés de plus en plus par des Franco-Chinois, auront les inspecteurs du fisc sur le dos grâce aux puces insérées dans leurs ordinateurs. Les terrasses animées seront tout juste bonnes pour le musée, en vrai ou à distance, puisque toutes les collections de tableaux fameux se visitent aujourd’hui depuis votre salon. Le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet? Le souvenir d’une époque révolue, où les attestations dérogatoires n’étaient pas indispensables pour s’asseoir dans un parc. L’Absinthe d’Edgar Degas? Un doux rêve devenu impossible à reproduire, à moins de disposer de gants pour se servir un verre. Ne parlons pas du Moulin Rouge de Toulouse-Lautrec: l’idée même de se retrouver dans un cabaret bondé est, à l’heure du Covid-19, une hérésie digne d’un immédiat bûcher.
Prêts à payer le prix?
Bienvenue dans cette France sans cafés, ni restaurants. Le guide Michelin deviendra une agence gastronomique «online». Ses étoiles seront attribuées par des jurys de goûteurs à distance… Bon, arrêtons là. Toutes ces élucubrations sont bien sûr exagérées. Mais posons-nous quand même la question: sommes-nous tous prêts à payer le prix d’un pays devenu l’ombre de lui-même? A Manosque, la ville de Jean Giono et de son Hussard sur le toit, le charme des rues provençales était, début avril, à son firmament. Ni touristes bruyants. Ni enseignes mondialisées. Mais voir l’Hôtel de Ville, sous le soleil filtré par les platanes, sans une terrasse pour achever le récit d’Angelo Pardi poursuivi par la peste de 1838 fut un méchant crève-cœur. Amen. A l’heure du déconfinement, la convivialité des cafés «à la française» sera notre sport de combat.
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