Écho de presse

Dalton Trumbo et les « dix d’Hollywood », interdits d’écran parce que communistes

le 17/04/2021 par Michèle Pedinielli
le 27/04/2020 par Michèle Pedinielli - modifié le 17/04/2021
Le scénariste Dalton Trumbo lors des accusations de la House committee on Un-American activities, 1947 - source : WikiCommons
Le scénariste Dalton Trumbo lors des accusations de la House committee on Un-American activities, 1947 - source : WikiCommons

En 1947, dix producteurs, scénaristes et réalisateurs de gauche sont accusés d’« activités anti-américaines ». Malgré l’absurdité manifeste du procès, ils sont condamnés à des peines de prison et inscrits sur une « Liste noire » les empêchant d’exercer. Parmi eux Dalton Trumbo, scénariste star d’Hollywood.

Trois ans avant le début de la « chasse aux rouges » lancée par le sénateur Joseph McCarthy, la House committee on Un-American activities (Commission parlementaire des activités anti-américaines) décide d’exercer une surveillance sur l’industrie cinématographique afin d’identifier des individus jugés « déviants » politiquement.

Cette commission a été créée en 1938 pour enquêter sur les activités d’Américains soupçonnés d’intelligence avec l’Allemagne nazie, notamment au sein du Ku Klux Klan. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et dans un contexte de début de Guerre froide, l’ennemi intérieur est devenu le sympathisant communiste ; le président de la HCUA, Parnell Thomas, oriente donc ses enquêtes vers ce qui lui semble être un « nid de rouges » : Hollywood.

La pression est exercée sur l’ensemble des métiers du cinéma. Acteurs, réalisateurs, techniciens sont ainsi sommés de dénoncer leurs collègues membres d’un syndicat ou mieux, du Parti communiste américain. Certains – parmi lesquels Gary Cooper, Walt Disney ou Robert Taylor – collaborent activement, comme le signalera le quotidien communiste Ce Soir.

« Jamais je n'oublierai le visage de Taylor, séducteur bien peigné, cette face molle de Don Juan standard, grimaçant ses dénonciations devant un parterre de photographes et de cameramen d’actualités.

C’est un des spectacles les plus répugnants qu’il me fut donné de voir. Taylor auxiliaire du F.B.I., avait droit au remerciement de ses patrons. »

D’autres grands noms d’Hollywood, en revanche, se mobilisent contre.

« Pourtant, un mouvement de protestation se dessinait, comprenant entre autres Eddie Cantor, Ava Gardner, William Whyler, Cornel Wilde, Paul Henreid et John Garfield.

Les protestataires signèrent un manifeste qui disait textuellement :

“Les soussignés sont outragés et dégoûtés par l’attaque systématique portée à l'industrie cinématographique par le Comité des Activités Antiaméricaines”.

D’autres protestataires vinrent bientôt se joindre au premier groupe : Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Danny Keyes, Rita Hayworth, Katharine Hepburn, Spencer Tracy, Paulete Goddard, Myrna Loy et Frederic March. »

En France, la presse s’inquiète de ce qui ressemble bel et bien à une chasse aux sorcières. Dans Carrefour, le critique de cinéma François Chalais, éberlué, constate que « le président des activités antiaméricaines, Parnell Thomas, annonce des révélations prouvant que Hollywood est le bastion avancé de Brest-Litowsk. Les choses en sont là. Non, ce n’est pas drôle. »

De gauche à droite, les neuf autres accusés : Robert Adrian Scott, Edward Dmytryk, Samuel Ornitz, Lester Cole, Herbert Biberman, Albert Maltz, Alvah Bessie, John Howard Lawson et Ring Lardner Jr., 1947 - source : Library of UCLA-WikiCommons
De gauche à droite, les neuf autres accusés : Robert Adrian Scott, Edward Dmytryk, Samuel Ornitz, Lester Cole, Herbert Biberman, Albert Maltz, Alvah Bessie, John Howard Lawson et Ring Lardner Jr., 1947 - source : Library of UCLA-WikiCommons

Le journal communiste Démocratie nouvelle parle, non sans mépris, d’ « Américaneries ».

« La Commission des activités antiaméricaines, que dirige avec compétence le citoyen Thomas Parnell (dont nous avons reproduit dans notre numéro spécial les traits rayonnants d’intelligence), a sévi, il y a quelque temps, à Hollywood, dans les milieux du film, où le “danger rouge” s’était, paraît-il, infiltré sous les formes les plus insidieuses.

Qu’on en juge :

Des inculpés ont produit des films intitulés : Le Chant de la Russie et Mission à Moscou. Ces seuls titres suffisent pour justifier l’accusation d’atteinte aux fondements du régime politique américain.

La mère de l’actrice Ginger Rogers a dévoilé que le compositeur Hans Eisler avait créé exprès pour Hollywood “une musique monotone et triste dans le genre russe”. Haute trahison ! Hans Eisler a été immédiatement stigmatisé comme étant le “Karl Marx de la musique” et traduit en justice aux fins d’expulsion des Etats-Unis… »

La commission se concentre sur dix hommes influents – réalisateurs, producteurs ou scénaristes – qu’elle convoque afin d’être auditionnés. Parmi eux, Dalton Trumbo, l’un des scénaristes les plus prolifiques et les plus en vue d’Hollywood.

Auteur du célèbre roman Johnny s’en va-t-en guerre, il est membre de la Screen Writers Guild (syndicat de scénaristes très ancré à gauche) et du parti communiste.

Les échanges sont tendus. La commission se borne à poser des questions sommaires : « Êtes-vous ou avez-vous été membre du parti communiste ? » Et n’exige manifestement qu’une seule forme de réponse : oui ou non. Trumbo, comme les neuf autres « accusés », refuse de répondre aux questions au nom du Premier Amendement de la Constitution américaine.

« M. STRIPLING. – Je vais vous poser, M. Trumbo, diverses questions. À toutes, il est possible de répondre par “oui” ou par “non”. Si vous désirez vous expliquer par la suite, lorsque vous aurez répondu, je suis sûr que la commission y consentira…

M. TRUMBO. – Je comprends très bien, M. Stripling. Votre tâche, c’est de me poser des questions et la mienne, c’est d’y répondre. Je répondrai “oui” ou “non” si cela me plaît. Je répondrai dans mes propres termes. Les questions auxquelles on peut répondre par “oui” ou par “non” sont très nombreuses, certes. Mais pour répondre ainsi, il faudrait être vraiment un esclave… »

Donald Trumbo demande en conséquence à lire une déclaration qu’il a préparée. On le lui refuse.

« Quand l’écrivain Dalton Trumbo fut cité devant la Commission, on l’empêcha de lire une déclaration où il disait notamment :

“Les membres de cette Commission et les autres réactionnaires ont créé dans ce pays une atmosphère de peur et de représailles. Vous avez fait de Washington une ville où aucun leader syndicaliste ne peut plus faire confiance à son téléphone, où de vieux amis n’osent plus se reconnaître en public, où les hommes et les femmes attendent de se trouver dans une voiture en mouvement ou en plein air pour parler sans crainte d’être écoutés”. »

Les audiences sont surréalistes et l’humour d’Helen Clare-Nelson, la femme d’Alvah Bessie (accusé comme Trumbo), ne fait qu’en souligner l’absurdité manifeste.

« Assise sur le bord de ma chaise, je guettais le moment où l’un deux se laisserait aller et dirait enfin “communisme” au lieu de “commonisme”.

Je frissonnais d'horreur en apprenant que les idées des films, dont nous avions stupidement cru qu'ils étaient une contribution à notre effort de guerre (et à l’art) étaient nées au quartier général du parti communiste des États-Unis, dans la douzième rue, à New-York.

Je fus véritablement éblouie par un individu, que je pris d’abord pour Mortimer Snerd (après tout, tout le monde témoignait), mais dont j’appris ensuite qu’il appartenait au bureau fédéral d'investigation. Cet homme remarquable, avait découvert un code grâce auquel il avait pu déterminer que Dalt T. signifiait Dalton Trumbo, que Ring L. cachait Ring Lardner et que Alvah Bessie n’était autre qu'Alvah Bessie. »

Malgré l‘iniquité des enquêtes, Dalton Trumbo, Alvah Bessie, Herbert Biberman, Lester Cole, Edward Dmytryk, Ring Lardner Jr., John Howard Lawson, Albert Maltz, Samuel Ornitz et Adrian Scott sont condamnés à des peines de prison ferme (allant de six mois à un an) avec amende. Encore aujourd’hui, aucun historien n’a réussi à démontrer le moindre message pro-communiste (manifeste ou dissimulé) dans les films auxquels ces personnalités ont participé – souvent par ailleurs financés par des studios conservateurs.

La condamnation suscite un tollé chez les artistes. 550 personnalités, parmi lesquelles Charlie Chaplin, Burt Lancaster ou le romancier Dashiell Hammett envoient un avertissement au Congrès.

« Nous n'admettons pas que des hommes soient persécutés pour leurs opinions ou leurs croyances.

De toute façon, nous ne pensons pas que des idées semblables à celles qui animent les accusés puissent être bannies des esprits par la violence. »

Le grand romancier Howard Fast trempe sa plume dans le vitriol contre « ce misérable comité de fascistes qui, hier encore, était dirigé par le voleur J. Parnell Thomas ».

« Ils ont été condamnés parce qu’ils faisaient des films démocratiques et vrais – exactement comme George Marshall, un autre des Treize, a été condamné à une peine de prison peur avoir combattu pour les droits du Peuple Noir.

Je dis que je suis fier d'être en compagnie de ces hommes et de ces femmes, et que je ne fus jamais en meilleure compagnie. Vous me connaissez en tant qu'écrivain et vous savez que je n'ai jamais hésité à écrire ce que je pensais. Huit millions de mes livres ont fait leur chemin dans le cœur et dans les foyers du peuple américain et vous savez pour qui je passe et en quoi je crois, eh bien, je vous demande de me croire encore quand je dis qu'avec ces hommes et ces femmes, c’est le meilleur de l'Amérique qui va en prison.

Eux en prison, êtes-vous libres ? Vous devez vous poser la question. »

La condamnation à des peines de prison s’assortira d’une condamnation sociale : inscrits sur la Liste noire (qui compte une trentaine de noms, dont ceux de Charlie Chaplin, Jules Dassin ou Sterling Hayden), les « Dix d’Hollywood » se verront mis à l’écart du cinéma américain. Seul Edward Dmytryk, qui se rétractera en révélant des noms de membres du Parti communiste américain, sera autorisé à revenir à Hollywood.

Les autres seront obligés d’utiliser des noms d’emprunts pour continuer à exercer. Pour Dalton Trumbo ce sera Millard Kaufman, Guy Endore ou encore Robert Rich, nom sous lequel il obtiendra en 1956 l’Oscar du meilleur scénario pour Les Clameurs se sont tues.

Il sortira progressivement de la funeste Liste noire à la fin du McCarthysme et des années 1950. En 1960, le réalisateur Otto Preminger annonce que Trumbo sera le scénariste d’Exodus ; Stanley Kubrick fera de même pour son Spartacus, adapté du roman d’Howard Fast.

En 1971, Dalton Trumbo réalisera son unique film en adaptant son  propre roman Johnny s’en va-t-en guerre. Le film obtiendra le Grand prix du jury au festival de Cannes.

Pour en savoir plus :

Victor Navasky, Les Délateurs, le cinéma américain et la chasse aux sorcières, Ramsay Poche Cinéma, 1982

Bernard F. Dick, Radical Innocence: A Critical Study of the Hollywood Ten, University Press of Kentucky, 1989